THÉORIE ÉTIENNE BALIBAR CINQ ÉTUDES DU MATÉRIALISME HISTORIQUE FRANÇOIS MASPERO PARIS From Marx to Mao ML © Digital Reprints 2006 ³ THÉORIE ² Collection dirigée par Louis Althusser cinq études du matérialisme historique DU MÊME AUTEUR chez le même éditeur Lire « Le Capital » (en collaboration avec Louis Althusser, Jacques Rancière, Pierre Macherey, Roger Establet), 1965 ÉTIENNE BALIBAR cinq études du matérialisme historique FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé-Ve PARIS 1974 © Librairie François Maspero, Paris, 1974 Ce que Marx a combattu le plus, pendant toute sa vie, ce sont les illusions de la démocratie petite-bourgeoise et du démocratisme bourgeois. Ce qu¹il a raillé le plus, ce sont les phrases creuses sur la liberté et l¹égalité, quand elles voilent la liberté des ouvriers de mourir de faim, ou l¹égalité de l¹homme qui vend sa force de travail avec le bourgeois qui, sur le marché prétendument libre, achète librement et en toute égalité cette force de travail, etc. Cela, Marx l¹a mis en lumière dans tous ses ouvrages économiques. On peut dire que tout Le Capital de Marx s¹attache à mettre en lumière cette vérité, que les forces fondamentales de la société capitaliste sont et ne peuvent être que la bourgeoisie et le prolétariat : la bourgeoisie, comme batisseur de cette société capitaliste, comme son dirigeant, comme son animateur ; le prolétariat comme son fossoyeur, comme la seule force capable de la remplacer. Je doute qu¹on trouve un seul chapitre dans n¹importe quel ouvrage de Marx, qui ne soit consacré à ce thème. On peut dire que les socialistes du monde entier, au sein de la IIe Internationale, ont maintes fois juré leurs grands dieux devant les ouvriers qu¹ils avaient compris cette vérité. Mais lorsque les choses en sont venues a la lutte véritable, à la lutte décisive pour le pouvoir entre le prolétariat et la bourgeoisie, nous avons constaté que nos mencheviks et nos socialiste-révolutionnaires, ainsi que les chefs des vieux partis socialistes du monde entier, ont oublié cette vérité et se sont mis à répéter d¹une facon purement mécanique des phrases philistines sur la démocratie en général. LÉNINE, Rapport au VIIIe Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie, 1919. AVERTISSEMENT Je rassemble ici, pour les présenter au lecteur, cinq études du matérialisme historique, rédigées au cours des dernières années à des usages et dans des circonstances différentes, mais dans le cours d¹un même travail. Quelques mots me suffiront pour en indiquer l¹origine et pour en expliquer les intentions. La première étude, « Karl Marx et le marxisme », est la version complète d¹un article paru en 1971 dans l¹Encyclopaedia Universalis. J¹en ai repris et explicité la première partie, que j¹avais dû abréger pour me tenir dans l¹espace imparti. La seconde étude, « La rectification du ³ Manifeste communiste ² », reproduit un exposé qui m¹avait été demandé par le Centre pédagogique régional de Marseille, à l¹intention d¹enseignants des différents degrés. Elle a paru, telle que je la présente ici, dans La Pensée d¹août 1972. « Plus-value et classes sociales » est un texte inédit sous cette forme, dans lequel je précise et corrige des formulations datant de 1972 1. J¹y ai joint, en annexe, le texte d¹un article publié dans L¹Humanité du 8 juin 1973, sur « Lénine, les communistes et l¹immigration ». Le texte de l¹article « Sur la dialectique historique », que j¹avais rédigé pour répondre à quelques questions et critiques portant sur ma contribution à Lire Le Capital 2, a paru dans La Pensée d¹août 1973. J¹ai profité de cette réédition pour y ajouter des éclaircissements et en compléter l¹argumentation. Enfin, « Matérialisme et idéalisme dans l¹histoire de la théorie 1. Que j¹avais notamment utilisées dans un article sur « Les Formations sociales capitalistes », Les Sciences de l¹économie, C.E.P.L., Paris, 1973. 2. Paris, Maspero, 1965. 9 marxiste » rassemble les principaux points d¹exposés que j¹ai faits en 1974 à la demande des universités de Bologne et de Berlin. Je remercie MM. les directeurs de publications qui m¹ont autorisé à reproduire les textes dont ils avaient la propriété. Malgré leur diversité, ces textes ont tous un même objectif : ce sont des études du matétialisme historique. Ce ne sont pas des commentaires, des interprétations philosophiques du marxisme, où s¹exprimerait le « point de vue » d¹une école, mais des tentatives pour étudier et assimiler quelques-unes de ses leçons principales, en vue de la pratique. Non pas des « recherches » sur la base du matérialisme historique, pour en appliquer les concepts à de nouveaux problèmes qu¹il aurait ignorés, mais d¹abord des éléments du travail d¹apprentissage permanent que requiert la théorie marxiste. La théorie marxiste n¹est pas, spontanément, « bien connue » de tous ceux qui l¹invoquent ou même en citent rituellement les grands textes classiques. Elle doit être étudiée sur pièces. Elle doit certes être étudiée à la lumière de la pratique et des problèmes politiques de notre temps, mais non pas mise au service d¹une ligne conjoncturelle, comme un réservoir de citations et d¹illustrations qui pourraient fournir, à défaut de preuves, des garanties d¹authenticité idéologique. Si elle est indispensable à l¹analyse des situations concrètes dans lesquelles la classe ouvrière organisée affronte aujourd¹hui le problème de sa révolution, c¹est précisément qu¹elle ne peut s¹y substituer. La théorie marxiste ne peut être étudiée indépendamment de l¹histoire du mouvement ouvrier, dont les étapes déterminent ses problèmes, ses démonstrations, la constitution de ses concepts, ses transformations et ses inéluctables rectifications. L¹étude du matérialisme historique (à la fois l¹étude des connaissances scientifiques qu¹il apporte et l¹étude de sa propre histoire) est une tâche collective du mouvement ouvrier. C¹est une longue tâche, non pas infinie (comme s¹il fallait attendre d¹être un savant marxiste pour investir la théorie dans la pratique, comme s¹il fallait commencer par la théorie pure, au risque de n¹en jamais sortir...) mais ininterrompue, comme la pratique révolutionnaire elle-même, dont elle fait partie. C¹est une tâche politique, donc c¹est le lieu et l¹enjeu d¹une lutte incessante, où se reflètent en dernière analyse la effets de la lutte da classes, au sein même du mouvement ouvrier. Il en a toujours été ainsi chez Marx lui-même et, de façon manifeste, après sa mort ; il en est ainsi plus que jamais aujourd¹hui. L¹étude du maténalisme historique est d¹emblée une lutte contre sa révision, contre 10 ADVERTISSEMENT ses déviations, pour sa rectification et son développement, une lutte entre plusieurs voies, avec tous les risques que cela comporte. Les vérités scientifiques du matérialisme historique ne sont pas, pour emprunter l¹expression de Hegel, comme « des monnaies frappées, toutes prêtes à être dépensées et encaissées », déposées dans le trésor des textes, dans l¹énoncé de telle ou telle formulation isolée, qui vaudrait en elle-même et une fois pour toutes, et qu¹il suffirait de puiser au gré des besoins. Mais elles ne sont pas non plus hors des textes qu¹a produits le travail de Marx, d¹Engds, de Lénine et de leurs successeurs, dans un « sens » mystérieusement dérobé, toujours à découvrir au gré des interprétations subjectives. Elles ne sont pas des solutions, des réponses toutes prêtes, mais des problèmes, des positions de problèmes. Elles résident donc dans le rapport objectif des énoncés théoriques à la pratique politique du prolétariat, dans des conjonctures historiques successives, qui en modifient le point d¹application. Elles résident dans le rapport objectif des énoncés théoriques marxistes aux différents discours idéologiques de l¹idéologie dominante, qu¹ils combattent et « critiquent » pour donner corps et force à l¹idéologie prolétarienne : discours de l¹économie politique bourgeoise, des philosophies morales et juridiques de l¹histoire, du socialisme utopique et réformiste. Elles résident enfin dans le rapport objectif des énoncés théoriques entre eux, selon la dialectique rigoureuse d¹une démonstration où se réalise pour la première fois dans rhistoire un point de vue (c¹est-àdire une position) théorique de classe prolétarien(ne). Les vérités scientifiques du marxisme résultent du fait que le matérialisme historique définit et analyse concrètement deux réalités indissociables : le processus de l¹exploitation capitaliste, le procusus de la révolution prolétarienne et de la lutte de classes qui la prépare et l¹accomplit. Ces deux réalités s¹expriment avant tout, grâce à Marx qui en a inauguré la connaissance théorique, dans deux concepts, qui sont les vrais concepts fondamentaux du matérialisme historique : celui de plus-value et celui de dictature du prolétariat. Ces deux concepts, et ces deux concepts seuls, font rupture, et même coupure irréversible avec l¹idéologie des classes dominantes, et permettent de fonder une science de l¹histoire et de la lutte des classes. Ils commandent la définition scientifique du « mode de production », de la « formation sociale », des classes elles-mêmes, des rapports historiques entre la « base » et la « superstructure », etc. Il ne s¹agit donc pas, en étudiant le matérialisme historique, de chercher à s¹assimiler une « méthode » générale ou particulière, serait-elle conçue comme « scientifique » ou comme « dialectique », pour l¹appliquer après coup à corriger les disciplines existantes, voire 11 à les récupérer pour la bonne cause. La méthode n¹existe, au sens fort, que dans sa mise en oeuvre, dans le développement de concepts déterminés. Etudier le matérialisme historique, c¹est avant tout étudier dans l¹ensemble de leurs déterminations les problèmes précis de la plus-value et de la dictature du prolétariat, et, sur cette base, tous les problèmes particuliers de la théorie marxiste, de la stratégie et de la tactique de la lutte des classes. Plus-value et dictature du prolétariat ne sont pas les principes d¹une doctrine achevée, d¹un système économique ou politique, mais les concepts scientifiques d¹un processus qui n¹a cessé, depuis Marx et Engels, de revêtir des formes nouvelles, de conférer une forme nouvelle aux tendances historiques contradictoires de la société capitaliste. « Oublier » la plus-value et la dictature du prolétariat, renoncer à en mettre en oeuvre la définition complète (que les mots soient ou non conservés), ce n¹est pas seulement réviser le marxisme, c¹est s¹interdire la possibilité de comprendre et d¹expliquer l¹histoire des luttes de classes, d¹y intervenir et de les orienter vers le succès de la révolution. Etudier la plus-value et la dictature du prolétariat, c¹est étudier leur réalisation historique contradictoire, leur variation même dans des conjonctures données : pour nous, en 1974, toutes les conjonctures qui résultent du développement de l¹impérialisme des luttes de la classe ouvrière et des autres travailleurs exploités des luttes de libération des peuples opprimés, des contradictions dans le développement du socialisme. C¹est mettre à l¹ordre du jour de chaque conjoncture nouvelle un problème central : quelles sont les formes actuelles de la plus-value ? quelles sont les formes actuelles de la dictature du prolétariat ? C¹est aussi, par là même, réfléchir et d¹abord connaître l¹histoire de ces concepts, étroitement liée à celle du mouvement ouvrier. Plus-value et dictature du prolétariat ne sont pas des concepts indépendants l¹un de l¹autre. Le champ du matérialisme historique, ce n¹est pas la juxtaposition du problème de l¹exploitation et du problème de la révolution. Ce n¹est pas l¹analyse de l¹histoire du capitalisme puis celle du socialisme, voire du communisme (un monde après l¹autre, une histoire après l¹autre, ou une histoire après une préhistoire, ou une fin de l¹histoire après l¹histoire). Ce n¹est pas non plus l¹analyse des conditions matérielles objectives de la révolution, puis, sur un autre plan, celle de ses formes pratiques, actives de ses conditions « subjectives ». C¹est moins que tout encore l¹analyse de l¹ « économie », puis celle de la « politique » prolétariennes. Le champ du matérialisme historique, c¹est l¹unité du problème de l¹exploitation et du problème de la lutte révolutionnaire. Ainsi? 12 ADVERTISSEMENT « dictature du prolétariat » ne désigne pas simplement une politique du prolétariat et de ses organisations, au sens d¹un moyen pour atteindre une fin (l¹émancipation des travailleurs et l¹abolition des classes) parmi d¹autres moyens concevables ou pratiquables. « Dictature du prolétariat » désigne une période historique inévitable, impliquée dans les tendances contradictoires du mode de production capitaliste, dans la forme spécifique de l¹extorsion de plus-value, qui est le point d¹aboutissement de toutes les formes historiques d¹exploitation. Dès que le développement de l¹exploitation capitaliste commence à susciter des révolutions communistes (et quelles que soient les vicissitudes de leur développement inégal), la dictature du prolétariat esquisse ses propres formes tendancielles, qui commandent objectivement la politique prolétarienne. Le stade suprême du capitalisme est en même temps, par une nécessité interne, l¹époque des révolutions prolétariennes victorieuses, le stade historique où la dictature du prolétariat constitue ses premières bases durables, la longue époque du capitalisme « agonisant », de la dictature du prolétariat commençante et de leur contradiction inconciliable, qui ouvrira plus tard (et qui ouvrira seule) la perspective du communisme, de la société sans classes. Mais réciproquement « plus-value » ne désigne pas simplement une somme de moyens d¹exploitation économique et de pressions sur les conditions sociales, politiques et idéologiques de la vie des travailleurs. « Plus-value » est le concept de la lutte des classes qui se manifeste dans le procès de production matérielle et de reproduction permanente des conditions de la production, et c¹est le concept de l¹histoire des conditions de la lutte des classes. C¹est le concept du développement tendanciel de la production et de l¹exploitation capitalistes, en tant qu¹il dépend du développement de la lutte des classes, et en particulier de la lutte de classe du prolétariat, sur le terrain économique, sur le terrain politique, sur le terrain idéologique. C¹est le concept de l¹exploitation envisagée du point de vue de la lutte de classe du prolétariat et de sa tendance historique. C¹est pourquoi le matérialisme historique ne définit pas la plus-value et n¹en analyse pas les formes de façon isolée, unilatérale, mais toujours déjà du point de vue de la dictature du prolétariat, du point de vue des tendances révolutionnaires objectives qu¹elle implique. Le champ du matérialisme historique, dirons-nous, c¹est l¹unité de la plus-value et de la dictature du prolétariat sous la détermination de la dictature du prolétariat. Lénine est par excellence, après Marx, le théoricien de cette unité, le marxiste dialecticien qui n¹a jamais analysé les formes de l¹exploitation et l¹histoire du capitalisme autrement que du point de 13 vue de la dictature du prolétariat et de ses conditions d¹actualité. C¹est pourquoi le marxisme, en tant que matérialisme historique, en tant que théorie de la lutte des classes, est devenu le léninisme, le « marxisme-léninisme ». Etudier le matérialisme historique dans les textes de Marx, c¹est étudier Marx et l¹expliquer du point de vue de Lénine, selon la « méthode » de Lénine. Les quelques études qui suivent veulent contribuer à éclairer ce principe et à en susciter de meilleures applications. Paris, 22 avril 1974 14 I KARL MARX ET LE MARXISME Marx à la fin de sa vie Karl Marx, né à Trèves en 1818, mort à Londres en 1883, est le premier théoricien du socialisme scientifique et le principal organisateur du mouvement ouvrier international de son temps. La présentation et l¹analyse de la théorie de Marx n¹ont jamais cessé d¹être l¹enjeu de luttes idéologiques, en dernière analyse politiques. Ces luttes apparaissent dès la période de sa propre activité. Elles continuent dans la deuxième période de l¹histoire du mouvement ouvrier moderne : celle de la formation des partis socialistes de masse et de la IIe Internationale. Dans la troisième période : celle du développement de l¹impérialisme et de la révolution soviétique. Elles n¹ont pas cessé dans la quatrième, la période actuelle : celle de la généralisation des luttes révolutionnaires à l¹échelle mondiale, mais qui est aussi celle de la scission du mouvement communiste international. Il importe toujours, pour comprendre ces luttes, de remonter à leur signification pratique. Ce principe s¹applique d¹abord aux controverses qui portent sur la nature et le sens de la philosophie dont on pense généralement qu¹elle « fonderait » la théorie et la pratique du marxisme. Philosophie hégélienne, comme le veulent certains (Marx, ce serait Hegel continué, ou Hegel appliqué à une matière nouvelle) ? ou philosophie anti-hégélienne, comme le veulent d¹autres (Marx, ce serait Hegel renversé, ou Hegel réfuté) ? Matérialisme naturaliste, où l¹histoire humaine apparaît comme le prolongement de l¹évolution biologique et même géologique, où les « lois » de l¹histoire seraient des cas particuliers d¹une dialectique universelle de la nature ? Ou bien, au contraire, philosophie anthropologique et humaniste, fondée sur la « critique » de toutes les aliénations de la société bourgeoise, sur l¹idéal éthique d¹une libération de l¹homme, sur l¹irréductibilité créatrice de la pratique humaine dans l¹histoire ? Mais la théorie de Marx est-elle au juste « fondée » sur une philosophie ? Ces discussions, qui renaissent périodiquement, peuvent sembler purement 17 spéculatives ; mais, en certaines conjonctures historiques, elles ont pu influer directement sur la ligne politique du mouvement ouvrier 1. Nous y reviendrons. Mais ce principe s¹applique également aux controverses qui portent sur le rôle de Marx dans l¹histoire du mouvement ouvrier, et en particulier dans la Première Internationale, donc sur l¹enjeu et la portée des luttes de fractions qui s¹y sont déroulées, et sur les circonstances de sa dissolution. Marx, ce juriste, ce philosophe, ce « savant », a-t-il été en quelque sorte l¹invité du mouvement ouvrier, comme le veulent la plupart des historiens bourgeois, social-démocrates, ou anarchistes ? A-t-il introduit de l¹extérieur dans le mouvement ouvrier une théorie forgée par lui en tant qu¹observateur (et non participant direct) des événements historiques ? A-t-il su, par une tactique habile, faire triompher dans le mouvement ouvrier sa propre tendance contre d¹autres, en attendant que leur conflit conduise à la scission ? Ou bien a-t-il été au contraire (selon l¹expression de sa biographe soviétique, E. Stepanova), « le véritable créateur » de l¹Internationale, a-t-il exprimé, en leur donnant conscience d¹elles-mêmes, les tendances profondes du mouvement, en « facilitant » et « accélérant » le processus social objectif, et en se faisant l¹interprète de l¹histoire en cours pour instruire et guider, le premier, les dirigeants naturels de la classe ouvrière ? Ni l¹un ni l¹autre, peut-être. A nouveau, ces discussions peuvent apparaître purement érudites et spéculatives. Mais, comme celles, analogues, qui concernent le rôle historique de Lénine, elles concernent directement ‹ l¹expérience le montre ‹ les formes d¹organisation et donc, de nouveau, la ligne politique du mouvement ouvrier. Nous y reviendrons. En fait, dans ces questions « philosophiques » comme dans ces questions « historiques », il s¹agit exactement du même paradoxe, sur lequel force est de constater que bien des marxistes butent aujourd¹hui encore : ce que Marx semble apporter du dehors au mouvement du prolétariat (une « conscience », c¹est-à-dire une doctrine et une stratégie), c¹est en réalité l¹idéologie prolétarienne de classe ellemême, dans son autonomie. Au contraire, les porte-parole théoriques « autochtones » du prolétariat n¹ont d¹abord été en fait que des représentants de l¹idéologie petite-bourgeoise. C¹est en ce sens très particulier, contraire aux vraisemblances d¹un certain sens commun, que le marxisme a été importé dans la classe ouvrière par l¹oeuvre d¹un « intellectuel » : cette importation est le même processus que celui par lequel le prolétariat trouve les formes d¹organisation qui commandent son rôle historique dans la lutte des classes. Et par 1. Cf. Louis ALTHUSSER, Réponse à John Lewis, Maspero, 1973. 18 KARL MARX ET LE MARXISME conséquent ce sont aussi, pour chaque époque (y compris la nôtre), les conditions pratiques permettant la fusion de la « théorie révolutionnaire » et du « mouvement révolutionnaire » qui sont en jeu dans l¹interprétation et l¹utilisation de l¹oeuvre de Marx. Essayons d¹en résumer les principaux aspects dans cette perspective. 1. Les étapes de la politique de Marx 1. La jeunesse de Marx (1818-1847) : du démocratisme révolutionnaire bourgeois à l¹internationalisme prolétarien A l¹époque de la jeunesse de Marx, la contradiction principale d¹où résultent les caractéristiques de l¹histoire européenne commence seulement à se manifester comme contradiction de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat industriel. Mais, d¹un pays à l¹autre, son développement est extrêmement inégal. En Allemagne, la bourgeoisie n¹est dominante qu¹en Rhénanie, où Marx est né (son père est un avocat libéral, d¹origine juive, converti au protestantisme, « un vrai Français du XVIIIe siècle ») : c¹est que la Rhénanie a profondément subi les effets de la Révolution française, qui l¹avait provisoirement annexée, et subit avant toute autre région d¹Allemagne ceux de la révolution industrielle. La question politique principale est toujours celle de l¹unité nationale, à laquelle tend le mouvement démocratique. De son côté, l¹Etat prussien fait payer à la paysannerie et à la bourgeoisie libérale les espoirs nés de la guerre de libération nationale de 1813-1814 par une très dure répression ; il tente de réaliser l¹unité nationale par l¹alliance des classes dominantes, bourgeoisie et féodalité foncière, sous l¹hégémonie de cette dernière. Il cherche les moyens de rendre impossible l¹alliance de la bourgeoisie et des masses populaires, caractéristique de la Révolution française de 1789-1793. Le jeune Marx est étudiant en philosophie et en droit, à Bonn puis à Berlin. En 1841, il est reçu docteur en philosophie (avec une thèse sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure), mais ne parvient pas à obtenir une chaire de professeur : dès cette époque, en effet, il est membre du cercle des « hégéliens de gauche », animé par Bruno Bauer, « qui cherchaient à tirer de la philosophie de Hegel des conclusions athées et révolutionnaires 2 ». 2. Selon l¹expression de Lénine, Karl Marx, OEuvres, tome XXI, à qui nous emprunterons plusieurs formulations. Ce résumé doit beaucoup également 19 Il devient alors journaliste, puis rédacteur en chef de la Gazette rhénane, de tendance démocratique révolutionnaire (bourgeoise), où il représente le « parti philosophique ». La Gazette rhénane est finalement interdite par le gouvernement prussien. En France, où Marx émigre en octobre 1843, la situation est très différente : la bourgeoisie a réalisé, sous une forme violemment contradictoire, une révolution politique et juridique qui l¹a portée au pouvoir, sans trouver pour autant du premier coup la forme de domination qui la garantisse à la fois contre le retour de l¹ancienne classe « féodale » dominante et contre la menace nouvelle des classes de travailleurs qu¹elle exploite. Cette contradiction non résolue fera de la France, tout au long du XIXe siècle, le pays où « les luttes politiques de classes sont menées jusqu¹à leur terme », c¹est-à-dire jusqu¹à l¹antagonisme ouvert, à la lutte violente pour le pouvoir d¹Etat. Dans les années 1840, le développement de la grande industrie commence véritablement, la classe ouvrière devient peu à peu une force décisive dans la lutte politique contre la domination de la grande bourgeoisie agraire et de l¹ « aristocratie financière », en même temps qu¹elle commence à développer sa lutte économique contre le capital. La France est aussi le pays classique du socialisme et du communisme « utopiques » (Saint-Simon, Fourier, Cabet), premières formes d¹idéologie politique du prolétariat, encore dominées par l¹idéologie petite-bourgeoise : mais, sous cette domination même, se font jour des éléments décisifs de l¹idéologie prolétarienne, qui renvoient aux conditions de travail, de vie et de lutte de la classe ouvrière. La forme d¹organisation qui correspond à cette première étape historique est la « secte », voire la société secrète ouvrière. Marx reste à Paris jusqu¹en février 1845 (il en sera expulsé par Guizot à la demande de la Prusse). Devenu « communiste » il fréquente assidûment les cercles d¹ouvriers socialistes et communistes français, ceux des ouvriers allemands émigrés (notamment la Ligue des justes). Il publie alors La Question juive (contre Bruno Bauer) et la Critique de la philosophie du droit de Hegel, dans les Annales franco-allemandes, dont il est l¹un des fondateurs. Dans les limites d¹une critique de l¹Etat et de l¹idéologie (représentée avant tout par sa forme religieuse), critique dont il emprunte la problématique à la philosophie anthropologique de Feuerbach, il présente dans ces textes le prolétariat comme la force historique destinée, du fait même de son aliénation absolue, à renverser les rapports sociaux existants ; le prolétariat réalisera ainsi l¹émancipation humaine, réellement unià l¹ouvrage de Jean Bruhat, Karl Marx et Friedrich Engels, Essai biographique, Paris, 1970. 20 KARL MARX ET LE MARXISME verselle, par opposition à l¹émancipation fictive, simplement juridique, réalisée par la bourgeoisie. Mais il lui faut, pour cela, s¹allier à la philosophie, de façon à devenir conscient de l¹universalité qu¹il porte en lui. Il y a donc à cette époque, qui précède immédiatement les « commencements » du marxisme proprement dit, une avance relative, mais décisive, des positions politiques de Marx sur ses positions théoriques. Cette avance se traduit de plus en plus par la présence, dans sa problématique théorique, de thèses qui sont de véritables « corps étrangers », irréductibles à leurs prémisses philosophiques, malgré les apparences de la terminologie et les professions de foi d¹un certain humanisme (même critique et révolutionnaire) : ces thèses sont directement issues de l¹expérience des premières formes de lutte de classe organisée contre le capital 3. Ainsi, le communisme, qui était la forme la plus radicale de l¹idéologie révolutionnaire de la classe ouvrière, puisqu¹il mettait en cause la forme même de la propriété sur laquelle repose l¹organisation sociale, peut lui apparaître non pas comme un idéal intellectuel d¹égalitarisme et de fraternité (chez certains presque religieuse), mais comme « la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain » comme le résultat de l¹approfondissement des contradictions mêmes de la société actuelle. Marx étudie donc, à travers l¹économie politique anglaise (et française), la contradiction du « travail aliéné » qui, dans la société bourgeoise, dépossède le producteur d¹autant plus qu¹il produit davantage 4. Faisant un pas de plus, en collaboration avec Engels, il critique dans La Sainte Famille, d¹un point de vue matérialiste, toute philosophie idéaliste de l¹histoire et même le point de vue simplement « critique » sur la société, qui traduit en fait l¹impuissance historique de la petite bourgeoisie intellectuelle. C¹est, montre Marx, la lutte de masse du prolétariat qui est la véritable « critique » de tout l¹ordre social existant. En 1845, Marx, réfugié à Bruxelles, travaille en collaboration avec Engels à l¹élaboration d¹une conception philosophique matérialiste de l¹histoire, dont il veut faire la base théorique d¹un socialisme prolétarien autonome (Thèses sur Feuerbach, L¹ldéologie allemande : manuscrits publiés après la mort de Marx et Engels). En même temps, il milite activement dans les groupes révolutionnaires d¹ouvriers allemands. Il joue un rôle décisif dans la création de la 3. Pour comprendre cette situation paradoxale, et instable, qui caractérise alors le travail théorique de Marx (et d¹Engels), on se reportera, plutôt qu¹aux « autocritiques » de Marx lui-même, souvent allusives, à un texte remarquable d¹Engels : la préface à la réédition allemande (1892) de sa Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845). 4. Cf. les Manuscrits économico-politiques de 1844, retrouvés et publiés après 1920. 21 première organisation ouvrière internationale, la Ligue des communistes (1847), qui, grâce à lui, répudie l¹idéal vide de la fraternité humaine universelle (« Tous les hommes sont frères »), et adopte le mot d¹ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » C¹est la première grande formulation de la ruptùre avec l¹idéologie et la politique bourgeoises (ou petites-bourgeoises), la première formulation de l¹autonomie théorique et pratique du prolétariat dans la société bourgeoise elle-même. Mais la Ligue des communistes est très loin d¹être une organisation de masse. Elle ne rassemble qu¹une minorité avancée. A la même époque, précisément, Marx effectue (après Engels) ses premiers voyages en Angleterre : seul pays européen où la grande industrie capitaliste est déjà dominante, et où la classe ouvrière commence à s¹organiser en mouvements économiques et politiques de masse (chartisme, trade-unions), comme le montre Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), ouvrage qui eut une influence décisive sur Marx. Du point de vue théorique, la période de jeunesse de Marx l¹a donc conduit de la philosophie idéaliste allemande, dont la dialectique hégélienne était la forme la plus systématique (mais aussi, comme le montrera plus tard Lénine, la plus contradictoire), au matérialisme « critique » (sous l¹influence prépondérante de Feuerbach), puis au matérialisme historique. Ce processus de transformation a permis la combinaison de trois « sources » hétérogènes : la philosophie allemande, le socialisme utopique (essentiellement français et anglais) et, dans une certaine mesure déjà (car son usage subira chez Marx de profondes transformations ultérieures), l¹économie politique « classique » anglaise. En même temps qu¹une transformation de la position théorique de Marx, il s¹agit donc d¹abord d¹une transformation objective de ces « sources » théoriques elles-mêmes. C¹est, en ce sens, l¹effet d¹un processus historique et social, et non un simple itinéraire subjectif 5. Une telle combinaison s¹esquisse alors chez 5. Ne disons donc pas que Marx (et Engels) accomplissent cette transformation parce qu¹elle découlerait de leurs positions prolétariennes, de leur prise de parti en favour du prolétariat : disons plutôt que, dans cette transformation, se constituent et se réalisent pour la première fois dans l¹histoire, sur une base matériele déterminée, des positions théoriques prolétariennes, dont ils deviennent les représentants. Marquons ainsi que ce qui fait progresser cette transformation, ce qui confère au travail de Marx son efficacité, c¹est, en dernière analyse la nature même du conflit de classes qui s¹y joue entre l¹idéologie bourgeoise et l¹idéologie prolétarienne, inégalement développées. Notons-le donc bien : réduire, comme on le fait trop souvent, ce processus au travail de la « réflexion », de la « prise de conscience » ou au « génie » des grands hommes qui devinent le cours de l¹histoire ou sont « en avance » sur lui, c¹est le comprendre non du point de vue de l¹idéologie prolétarienne, à laquelle Marx et Engels sont finalement parvenus, mais du point de vue 22 KARL MARX ET LE MARXISME d¹autres théoriciens du mouvement ouvrier (par exemple Proudhon), sans qu¹ils parviennent cependant à surmonter les difficultés qu¹elle comporte : de ce fait même, leur position reste largement éclectique, dominée en dernière analyse par l¹idéologie bourgeoise. Et cette contradiction a sa contrepartie pratique immédiate : par exemple dans l¹incapacité de reconnaître la nécessité, pour lutter contre la domination économique de la bourgeoisie, de lutter aussi contre sa domination politique, dans l¹incapacité de reconnaître le caractère objectivement international de la lutte du prolétariat, etc. Misère de la philosophie, 1846 (l¹anti-Proudhon), et surtout le Manifeste du Parti communiste (rédigé en 1847 pour la Ligue des communistes) constituent les premiers exposés cohérents du matérialisme historique ; c¹est-à-dire les premiers textes de Marx dont la position théorique soit irréductible à toute forme antérieure, où la position spécifique du prolétariat devient dominante en même temps qu¹elle trouve sa formulation. La rupture est alors à la fois théorique et politique. 2. Les révolutions de 1848 Expulsé de Bruxelles en mars 1848, Marx est au même moment invité à rentrer en France par le gouvernement provisoire issu de la révolution de février, à l¹instigation de ses membres ouvriers. La révolution populaire, à la fois prolétarienne, démocratique et nationale, s¹étend rapidement à toute l¹Europe, et en particulier à l¹Allemagne. Une tactique marxiste de la direction des luttes prolétariennes commence à se constituer au cours des événements, à coup d¹expériences positives et négatives, sur la base du matérialisme historique. C¹est la condition même d¹une liaison réciproque entre la théorie et la pratique 6. Marx s¹oppose d¹abord au projet de certains émigrés qui veulent de l¹idéologie bourgeoise, d¹où ils viennent, et qu¹ils abandonnent tendanciellement. Mais alors, du point de vue de l¹idéologie prolétarienne, qui renonce à ces explications idéalistes, un tel processus doit nous apparaître nécessairement, et intrinsèquement, inachevé, ininterrompu : l¹histoire du marxisme n¹est pas achevée au moment même où elle commence. 6. Sur les événemens de 1848, il faut lire le livre d¹Engels, initialement publié sous la signature de Marx : Révolution ef contrerévolution en Allemagne, 1851-1852 (dans La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Editions sociales). Engels donne une analyse de la conjoncture historique (rapports de forces des classes sociales et leur évolution dans les différents pays) qui est un modèle du genre. On y trouve en particulier la démonstration de la nécessité du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans son alliance avec la petite bourgeoisie, et une systématisation des « régles » de l¹insurrection, dont Lénine et Mao développeront les leçons. 23 organiser une expédition militaire en Allemagne. Mais, lorsque éclate le soulèvement pour l¹unité nationale et le gouvernement démocratique, c¹est lui qui rédige les « Revendications du Parti communiste en Allemagne », programme d¹une possible unité d¹action entre la bourgeoisie libérale et le prolétariat. A partir d¹avril-mai 1848, il met cette même ligne en pratique, en dirigeant à Cologne la section de la Ligue des communistes. Puis, voulant à tout prix éviter à « l¹avant-garde » prolétarienne l¹isolement d¹une secte, il fait admettre la dissolution de la Ligue, et la constitution d¹une Association des travailleurs qui comptera sept mille adhérents en Rhénanie, et il prend la direction de la Nouvelle Gazette rhénane (à laquelle collaborent aussi Engels, les frères Wolff, etc.). A ce journal, dirat- il plus tard, « on ne pouvait donner qu¹un drapeau, celui de la démocratie, mais celui d¹une démocratie qui mettrait en évidence en toute occasion le caractère spécifiquement prolétarien qu¹elle ne pouvait encore arborer ». Il participe au Comité de salut public créé à Cologne. Par là s¹esquisse une action révolutionnaire de masse qui dépasse largement le cadre initial de la secte socialiste. Après les articles de Marx contre les massacres des ouvriers français pendant les Journées de juin, les commanditaires libéraux de la Nouvelle Gazette rhénane se retirent. C¹est que la contrerévolution monarchique, féodale et grande-bourgeoise progresse en Allemagne en même temps que la contre-révolution bourgeoise l¹emporte en France. La bourgeoisie allemande dans son ensemble choisit l¹alliance avec les grands propriétaires fonciers, sous l¹hégémonie de l¹Etat despotique, contre le libéralisme politique et l¹unité nationale. Marx, accusé de subversion, est cependant acquitté par le jury de Cologne. Rompant avec la bourgeoisie démocratique effrayée par la révolution, il reprend alors le travail d¹organisation et de formation théorique des organisations ouvrières 7, tout en essayant de contribuer à la résistance armée des révolutionnaires rhénans (dont le « général » Engels est le conseiller militaire). Au printemps 1849, Marx est expulsé d¹Allemagne, puis, afin d¹échapper à l¹assignation à résidence par le gouvernement français, il se réfugie à Londres. Dans le cours d¹une année, Marx et Engels ont ainsi parcouru, une première fois, tout le cycle des situations, des rapports de forces, qui pouvaient alors se présenter dans la lutte de la classe ouvrière et des classes dominantes, et tout le cycle des méthodes de lutte politique qui leur correspondent. Après l¹échec des révolutions en France et en Europe, Marx est un temps persuadé que la reprise du soulèvement est imminente en 7. Cf. Travail salarié et Capital, publié en 1849, à partir de conférences faites en 1847 à Bruxelles. 24 KARL MARX ET LE MARXISME France. Aux sections de la Ligue des communistes reconstituée, il écrit : « Le parti du prolétariat doit se différencier des démocrates petits-bourgeois qui veulent terminer la révolution au plus vite [...], et rendre la révolution permanente jusqu¹à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir [...] dans tous les pays principaux du monde. » (Avril 1850.) Au même moment apparaît pour la première fois chez lui la notion de la dictature du prolétariat, forme politique indispensable pour « maintenir la révolution en permanence jusqu¹à la réalisation du communisme 8 ». Mais, en comparant le déroulement des révolutions française et allemande, en étudiant leur interdépendance, et les conditions économiques matérielles dans lesquelles elles se déroulent, Marx énonce une quadruple conclusion : 1. L¹état du rapport des forces entre les classes qui luttent les unes contre les autres dans la société moderne dépend de la conjoncture économique : l¹affaiblissement de la bourgeoisie et son isolement résultaient de la crise commerciale mondiale de 1847, son renforcement en 1848-1849 dépend du retour de la prospérité industrielle. « Une véritable révolution n¹est possible que dans les périodes où ces deux facteurs ‹ les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises ‹ entrent en conflit les unes avec les autres. » 2. Le succès de la révolution prolétarienne dans les pays européens ne dépend pas du seul prolétariat (la lutte de classes n¹est pas un simple duel entre bourgeoisie et prolétariat) : il dépend de sa capacité de détacher la petite paysannerie propriétaire, pauvre, de la bourgeoisie et de l¹Etat qui l¹exploitent indirectement, et de la rallier à la lutte contre les classes dominantes, sous la direction de la classe ouvrière. 3. Le développement des contradictions sociales en Angleterre, la lutte autonome du prolétariat contre la bourgeoisie française, la guerre démocratique en Allemagne et en Europe centrale sont les 8. L¹idée de « révolution permanente », abandonnée par Marx après 1848- 1850, a été reprise et généralisée beaucoup plus tard par Trotsky contre la théorie Léniniste de l¹impérialisme et la politique de « construction du socialisme dans un seul pays » en U.R.S.S. Une tradition qui resurgit périodiquement, tantôt « à gauche », tantôt « à droite » (notamment chez Bernstein, le père du « révisionnisme », fait de la « dictature du prolétariat » une notion « blanquiste ». Marx écrivait lui-même dans Les Luttes de classes en France (1848-1850) : « Le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Le socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général [...]. » 25 facteurs inséparables d¹un même processus révolutionnaire. L¹ordre contre-révolutionnaire et la répression reposent en Europe sur la solidarité des classes possédantes. 4. L¹Etat moderne est l¹instrument de cette domination et de cette solidarité, le garant du maintien de l¹exploitation sous ses différentes formes. La République démocratique bourgeoise elle-même, reposant sur le suffrage universel et le mécanisme des partis, est la forme normale de la « dictature de la bourgeoisie » ; c¹est le seul régime politique, en effet, qui permet l¹unité des différentes fractions de la bourgeoisie, donc la domination de la bourgeoisie sur la classe paysanne et la petite bourgeoisie. C¹est pourquoi la révolution prolétarienne ne peut l¹emporter qu¹à condition de « concentrer contre l¹Etat toutes ses forces de destruction », et de « briser la machine d¹Etat que toutes les révolutions politiques ‹ jusqu¹à présent ‹ n¹ont fait que perfectionner ». Ces conclusions sont énoncées notamment dans Les Luttes de classes en France (1850), et dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852). Elles ouvrent une double problématique, dont le développement et les remaniements ultérieurs détermineront l¹essentiel de la contribution théorique de Marx au matérialisme historique. D¹une part, le problème de la base économique de l¹histoire du capitalisme : en particulier celui de la « correspondance » entre le développement des antagonismes économiques de classes, et le développement des contradictions (cycliques ou non) dans la marche de la production et de la circulation marchandes. D¹autre part, le problème de la nature de classe de l¹Etat, et des objectifs politiques de la révolution prolétarienne. Ces deux problèmes apparaissent désormais liés dans une même dialectique. Aux yeux de Marx, la clé de la révolution « ininterrompue » jusqu¹au communisme est donc dans le développement des contradictions de la production capitaliste, dans la « concentration » du prolétariat en un mouvement politique de masse, et dans la connaissance exacte de ces conditions. Marx critique le volontarisme de ceux qui veulent la révolution en l¹absence de ses conditions objectives, parmi lesquelles le développement et l¹organisation du prolétariat lui-même. « Nous, nous disons aux ouvriers : vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes internationales, non seulement pour changer la situation existante, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes au pouvoir politique. » 26 KARL MARX ET LE MARXISME 3. « Le Capital » et l ¹Internationale (1850-1871) Avec la fin des révolutions de 1848 commence une nouvelle période qui ne s¹achèvera qu¹en 1871, par la Commune de Paris. Dans un premier temps, c¹est le triomphe de la réaction, sur le continent et même en Angleterre. C¹est la période de l¹alliance reconstituée entre les gouvernements russe, anglais, français, prussien, autrichien, qui s¹accordent, malgré leurs rivalités, pour maintenir l¹ordre social existant. « Les différentes querelles auxquelles s¹adonnent aujourd¹hui les représentants des diverses fractions du parti de l¹ordre continental et où elles se compromettent réciproquement, bien loin de fournir l¹occasion de nouvelles révolutions, ne sont au contraire possibles que parce que la base des rapports est momentanément si sûre, et, ce que la réaction ne sait pas, si bourgeoise. » Mais c¹est aussi la période des premiers affrontements impérialistes pour le partage du monde, où se constitue l¹empire colonial anglais, le plus grand que l¹histoire ait jamais connu. C¹est la période où, à partir du « centre » anglais (Marx et Engels parlent du monopole industriel anglais, dominant le marché mondial), la révolution industrielle capitaliste s¹étend en profondeur à la France, à l¹Allemagne, aux Etats-Unis. Mais c¹est aussi, à partir des années 1860 surtout, la période des luttes de libération nationale en Europe (Italie, Pologne, Irlande) ; la période de l¹accroissement massif de la classe ouvrière, des progrès de son organisation syndicale, des grandes grèves traduisant le développement de la lutte de classes économique en France, en Angleterre, en Belgique 9. Dans cette période, l¹activité de Marx présente à première vue deux aspects disjoints : d¹un côté le travail théorique, qui aboutira à la publication du Capital, et dont les résultats ne pénétreront peu à peu la base du mouvement ouvrier qu¹au cours de la période suivante ; de l¹autre côté, à partir de la fondation de l¹Internationale, le travail d¹organisation politique, dans une première forme de « parti » prolétarien, encore très fragile et contradictoire, mais définitivement arrachée à l¹isolement des sectes d¹avant 1848. C¹est cette disjonction relative, historiquement inévitable, à la fois surmontée et matérialisée dans la position pratique et l¹action d¹un individu, qui fait le rôle historique exceptionnel de Marx et tout le problème de son explication. 9. Dans l¹Adresse inaugurale de l¹A.I.T. (1864), Marx souligne « deux grands faits » qui en résultent : l¹obtention de la loi de dix heures limitant la journée de travail, et le développement des coopératives ouvrières. 27 a) La préparation du « Capital » Se tenant à l¹écart des cercles d¹émigrés, Marx vit d¹abord dans un grand isolement. « Lorsqu¹on lui rend visite, on est accueilli, non par des salutations, mais par des catégories économiques 10. » Il poursuit des travaux théoriques acharnés, notamment à la salle de lecture du British Museum, qui portent surtout sur l¹économie politique, mais également sur la philosophie, l¹histoire, les sciences naturelles (chimie, agronomie), les mathématiques. En 1866 encore, il écrit à son ami Kugelmann : « Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires pour le Congrès de Genève [de l¹Internationale], je ne puis, ni ne veux m¹y rendre, car il m¹est impossible d¹interrompre mon travail pendant un temps assez long. Par ce travail, j¹estime faire quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque. » Ce travail est fréquemment interrompu pour de longues périodes, par suite de la terrible misère matérielle (et parfois morale) dans laquelle il vit : « Je ne pense pas, écrit-il à Engels, qu¹on ait jamais écrit sur l¹argent tout en en manquant à ce point. La plupart des auteurs qui en ont traité vivaient en bonne intelligence avec le sujet de leurs recherches. » (21 janvier 1859.) Plusieurs enfants de Marx meurent alors en bas âge. Les huissiers prennent, à sa poursuite, le relais de la police. Marx collabore à différents journaux démocratiques, puis socialistes : notamment le New York Daily Tribune (dirigé par un ancien fouriériste), où paraissent ses analyses de la politique internationale (les guerres européennes, la guerre de Sécession américaine), de la colonisation anglaise (Chine, Perse et surtout Indes), de la conjoncture économique (la crise de 1857), des mécanismes du crédit bancaire et de la circulation monétaire, du système industriel. Ces articles « alimentaires » sont aussi le laboratoire théorique du matérialisme historique. A partir de 1859, il prend la direction effective de Das Volk, organe de l¹Association culturelle des ouvriers allemands de Londres. Il collabore aux journaux chartistes et socialistes anglais (comme le People¹s Paper). En 1859, Marx publie la première partie de la Contribution à la critique de l¹économie politique, où figurent sa théorie de la marchandise et celle de l¹argent (les seules publiées). A côté de ces textes théoriques, il doit aussi mener de longues polémiques : c¹est le sens de Herr Vogt (1860), contre les falsifications de l¹histoire du mouvement ouvrier par un naturaliste, ancien député de l¹Assem- 10. Lettre de Pieper à Engels, 1851. 28 KARL MARX ET LE MARXISME blée allemande de Francfort (1848)‹les archives saisies par la Commune prouveront après coup qu¹il était bien, comme l¹avait affirmé Marx, l¹agent de Napoléon III. En 1867, enfin, paraît le livre I du Capital, résultat du travail de quinze ans, « certainement le plus redoutable missile qui ait été lancé à la tête des bourgeois, y compris les propriétaires fonciers » (Lettre à Becker, 1867). Marx y expose la théorie historique du procès de production capitaliste immédiat, qui constitue la base matérielle de tous les antagonismes de classes de la société moderne. Il réalise ainsi pour la première fois sous une forme scientifique développée la « critique de l¹économie politique », et constitue en contrepartie une théorie des conditions objectives de la révolution prolétarienne et de sa nécessité, impliquée dans le développement des contradictions sociales actuelles. b) L¹lnternationale En 1864, à l¹occasion d¹un meeting international organisé à Londres en faveur de la liberté de la Pologne, est fondée l¹Association internationale des travailleurs, connue sous le nom de Première Internationale. Elle rassemble des organisations ouvrières anglaises, allemandes, françaises, suisses, belges, puis italiennes, espagnoles, américaines, etc., d¹inspirations idéologiques très diverses (proudhoniens, lassalliens, bakouniniens, mazziniens, trade-unionistes et libéraux anglais, etc.). Leur réunion, malgré ces divergences, est « le produit spontané du mouvement prolétaire, engendré lui-même par les tendances naturelles, irrépressibles de la société moderne », c¹est-à-dire par le développement des luttes politiques et économiques de classe, et de leur interdépendance. Ce qui distingue l¹Internationale des groupements antérieurs (« le passage du monde des sectes à l¹organisation réelle de la classe ouvrière »), ce n¹est pas seulement son recrutement, encore modeste, mais ses formes de travail et d¹intervention, qui expliquent le développement de son influence. L¹Internationale groupe à la fois des organisations « syndicales » (locales et professionnelles) et des organisations « politiques » (sections) ‹ sans compter les adhésions individuelles. Marx, invité dès l¹origine à faire partie du Comité provisoire, puis du Conseil général de l¹A.I.T., fait triompher, contre le projet d¹un simple organisme consultatif de liaison et de solidarité, la conception d¹un organisme de direction politique, chargé d¹élaborer à partir des situations locales, selon l¹expression de Lénine, « une tactique unique pour la lutte prolétarienne de la classe ouvrière dans les différents pays », tactique non pas uniforme et invariable, mais fondée sur une même concep- 29 tion de la pratique politique et sur la connaissance des tendances générales de la conjoncture historique. C¹est lui qui rédige les statuts et l¹Adresse inaugurale de l¹Internationale : considérant que « l¹émancipation de la classe ouvrière doit être conquise par la classe ouvrière elle-même », et qu¹elle consiste dans « l¹anéantissement de toute domination de classe », dont la base est constituée par « l¹assujettissement économique du travailleur au propriétaire des moyens de travail », il pose le principe de la combinaison nécessaire des luttes économiques et politiques, nationales et internationales. « En dehors du travail pour mon livre, l¹A.I.T. me prend énormément de temps, écrit Marx à Engels, car je suis en fait à la tête de cette affaire, (13 mars 1865). C¹est après 1869 seulement qu¹Engels pourra abandonner les affaires, en vendant sa part dans l¹entreprise industrielle familiale, rejoindre Marx, et sera coopté au Conseil général. Le Conseil général se réunit toutes les semaines, reçoit en permanence des correspondants de l¹étranger, organise la solidarité matérielle aux grévistes des différents pays (Charleroi, 1868 ; Bâle, 1869). L¹A.I.T. réussit même souvent à interdire aux entreprises dont les ouvriers sont en grève l¹embauche de travailleurs étrangers pour les remplacer : ce qui était, selon le droit bourgeois, porter atteinte à la « liberté du travail », autrement dit lutter contre la concurrence entre les travailleurs qu¹implique le salariat, unifier dans cette lutte même la classe ouvrière en face des intérêts communs de la bourgeoisie. L¹internationalisme de l¹A.I.T. se traduit aussi sur le terrain proprement politique : pour Marx, « la question ouvrière n¹est pas un problème provisoire, ni local, c¹est une question de l¹histoire mondiale », et réciproquement la classe ouvrière ne peut se désintéresser de ses propres positions sur l¹histoire mondiale, comme le montrent les liens étroits unissant objectivement « la libération sociale de la classe ouvrière anglaise et la libération nationale des Irlandais » ; comme le montrent a contrario les liens entre la faiblesse politique de la classe ouvrière anglaise et la domination commerciale, coloniale et industrielle de l¹Angleterre dans le monde. « Un peuple qui en opprime d¹autres, dira Engels à propos de la Russie et de la Pologne, ne peut pas s¹émanciper lui-même. La force dont il a besoin pour opprimer les autres se retourne finalement toujours contre lui-même 11. » L¹Internationale mène une lutte politique et idéologique active pour le soutien des mouvements de libération nationale en Europe. Elle contribue à la mobilisation de la classe ouvrière anglaise, pour empêcher l¹Angleterre d¹intervenir directement dans 11. Littérature d¹exilés, 1874. 30 KARL MARX ET LE MARXISME la guerre de Sécession aux côtés des sudistes (1862), puis à la mobilisation de la classe ouvrière américaine contre le conflit angloaméricain (mai 1869). Dès lors, « la classe ouvrière apparaît sur la scène historique, non plus comme un exécutant docile, mais comme une force indépendante [...] capable de dicter la paix là où ses soidisant maîtres crient à la guerre 12 ». L¹Internationale réalise enfin plusieurs enquêtes sur la condition ouvrière, sur la base d¹un questionnaire établi par Marx (1865 : « Il faut avoir une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles travaille et se meut la classe ouvrière »). Et elle diffuse, sous forme d¹adresses, publiées dans les différents pays, et par la presse des sections nationales, les textes de base d¹une formation théorique de la classe ouvrière. L¹activité de l¹Internationale est en effet dominée par des luttes idéologiques incessantes. Le socialisme français est en majorité proudhonien, hostile à l¹action politique. « Ils dédaignent toute action révolutionnaire, c¹est-àdire qui jaillit de la lutte des classes elle-même, tout mouvement social concentré, c¹est-à-dire réalisable également par des moyens politiques (comme par exemple la diminution légale de la journée de travail) ; et cela sous prétexte de liberté, d¹antigouvernementalisme ou d¹individualisme anti-autoritaire 13. » Le socialisme anglais, après « l¹échec retentissant » de tous les efforts pour maintenir ou refondre le mouvement chartiste (anéanti par le contrecoup de 1848 et par l¹émigration), est « trade-unioniste », réformiste et légaliste, hésitant devant la lutte économique de classe qui risque, à ses yeux, d¹entraîner la hausse des prix. Le socialisme allemand est en majorité organisé dans l¹Association générale des travailleurs allemands, fondée en 1863 par Lassalle et Schweitzer, qui nourrit de façon répétée l¹illusion d¹une intervention socialiste de l¹Etat prussien : « Elle greffe le césarisme sur les principes démocratiques » (Lettre de trois ouvriers berlinois à Marx, 1865), facilitant le jeu de Bismarck. « Il est, écrit Marx en 1865, absolument hors de doute que la fatale illusion de Lassalle [...] sera suivie d¹une désillusion. La logique des choses parlera. Mais l¹honneur du parti ouvrier exige qu¹il repousse ces fantômes avant que l¹expérience en ait montré l¹inanité. La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n¹est rien. » A partir de 1868, la classe ouvrière suisse, italienne, espagnole est durablement influencée par l¹anarchisme de Bakounine. L¹Internationale n¹est pas « communiste ». Si elle met en pratique 12. Adresse de l¹A.I.T. à la National Labor Union des U.S.A. 13. Lettre à Kugelmann, 9 octobre 1866. 31 le mot d¹ordre historique du Manifeste (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »), elle ne s¹y réfère pas explicitement. Dans le préambule des statuts de l¹A.I.T., écrit Marx, « je fus obligé d¹admettre [...] des passages sur le Devoir, la Vérité, la Morale et la Justice ; mais ils sont placés de façon à ne pas nuire à l¹ensemble. [...] Il était très difficile d¹arriver à présenter notre point de vue sous une forme qui le rendît acceptable dans la phase où se trouve actuellement le mouvement ouvrier. [...] Il faudra du temps avant que le réveil du mouvement permette l¹ancienne franchise de langage [...] ». L¹histoire de l¹Internationale est de ce fait celle du processus par lequel s¹est instaurée, au prix d¹une lutte sans merci contre ces conceptions et ces pratiques, l¹hégémonie du socialisme scientifique (marxisme) dans le mouvement ouvrier, et se sont élaborées ou précisées la théorie et la tactique du prolétariat. Chacun des Congrès de l¹Internationale a marqué, en fonction de la conjoncture, la défaite d¹une forme de socialisme petit-bourgeois, et un succès du marxisme : 1. Pour la lutte économique de classes et son organisation scientifique dans les syndicats, qui sont les « écoles du socialisme » pour la masse des travailleurs. Mais la lutte économique n¹est utile et efficace que si elle réussit à se préserver du réformisme : « Après avoir montré que la résistance périodiquement exercée de la part de l¹ouvrier contre la réduction des salaires et les efforts qu¹il entreprend périodiquement pour obtenir des augmentations de salaires sont inséparablement liés au système du salariat et sont provoqués par le fait même que le travail est assimilé aux marchandises et soumis par conséquent aux lois qui règlent le mouvement général des prix. [...] Il s¹agit finalement de savoir jusqu¹à quel point, au cours de la lutte continuelle entre le capital et le travail celui-ci a chance de l¹emporter. [...] La chose se réduit à la question du rapport de forces des combattants. En ce qui concerne la limitation de la journée de travail [...] elle n¹a jamais été réglée autrement que par l¹intervention législative. Sans la pression constante des ouvriers, agissant du dehors, jamais cette intervention ne se serait produite. En tout cas, le résultat n¹aurait pas été obtenu par des accords privés entre les ouvriers et les capitalistes. Cette nécessité même d¹une action politique générale est la preuve que, dans la lutte purement économique, le capital est le plus fort. [...] La tendance générale de la production capitaliste n¹est pas d¹élever le niveau moyen des salaires, mais de l¹abaisser, c¹est-à-dire de ramener, plus ou moins, la valeur du travail à sa limite la plus basse. Mais, telle étant la tendance des choses dans ce régime, est-ce à dire que la classe ouvrière doive renoncer à sa résistance contre les empiétements 32 KARL MARX ET LE MARXISME du capital et abandonner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter quelque amélioration à sa situation ? Si elle le faisait, elle se ravalerait à n¹être plus qu¹une masse informe, écrasée, d¹êtres faméliques pour lesquels il ne serait plus de salut. [...] Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement ellemême de la possibilité d¹entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure. En même temps [...] les ouvriers ne doivent pas s¹exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier qu¹ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets. [...] Il faut qu¹ils comprennent que le régime actual, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société. Au lieu du mot d¹ordre conservateur : ³ Un salaire équitable pour une journée de travail équitable ², ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d¹ordre révolutionnaire : ³ Abolition du salariat ² 14. » Il faut lire en entier ce texte, modèle d¹analyse dialectique des formes de la lutte de classes. 2. Pour le principe de l¹appropriation collective des moyens de production par la classe ouvrière, contre le rêve du retour à leur propriété individuelle, contre les utopies petites-bourgeoises de l¹égalitarisme, de l¹autogestion, de la fédération des petits producteurs autonomes (Congrès de Bruxelles, 1868, et de Bâle, 1869). « Ce n¹est pas l¹égalisation des classes, contresens impossible à réaliser, mais au contraire l¹abolition des classes, ce véritable secret du mouvement prolétaire, qui forme le grand but de l¹A.I.T. 15 » 3. Contre l¹indifférence (des proudhoniens notamment) aux luttes nationales, contre la résistance des ouvriers à se désolidariser de « leur » bourgeoisie et à lutter aux côtés des peuples qu¹elle exploite (Marx se heurte en particulier, dans la question irlandaise, au chauvinisme qui pénètre profondément la classe ouvrière anglaise, et qu¹entretient la présence en Angleterre même d¹une masse de travailleurs irlandais émigrés, faisant pression sur le niveau des salaires). 4. Pour l¹organisation de la lutte politique de classe dans l¹appareil politique existant, sous la forme d¹un parti organisé (les anarchistes veulent l¹autonomie des sections locales, Marx exige la reconnaissance de la tendance générale de l¹Internationale) ; pour l¹incorporation des intellectuels révolutionnaires au mouvement 14. Salaire, Prix ef Profit, rapport présenté en 1865 au Conseil général, contre les thèses de l¹owéniste anglais J. Weston. 15. Circulaire du 9 mars 1869. 33 ouvrier (les proudhoniens, confondant appartenance de classe et position de classe, voudraient exclure tous ceux qui ne sont pas des « ouvriers manuels »). 5. Contre les illusions petites-bourgeoises à l¹égard de l¹Etat bourgeois et du droit bourgeois, qui s¹expriment tantôt dans la méconnaissance de leur nécessité historique, dans le mot d¹ordre vide de leur « abolition » immédiate (« abolition de la famille ! abolition du droit d¹héritage ! abolition de la religion ! »), tantôt dans l¹incapacité de critiquer les formules de l¹idéologie politique et juridique bourgeoises (« liberté, égalité, fraternité » universelles, Vérité et Moralité). L¹année 1867-1968 marque un tournant dans l¹histoire de l¹A.I.T., que son rôle dans les grèves européennes porte au grand jour, et que les gouvernements dénoncent officiellement comme ennemi public. Mais la Commune de Paris va transformer immédiatement le cours de cet affrontement. 4. La Commune, la fin de l¹Internatiorale, les dernières oeuvres de Marx a) La « trouvaille » historique des communards La Commune de Paris (18 mars-27 mai 1871) et ses conséquences immédiates marquent la fin de la première période de l¹histoire du mouvement ouvrier organisé, qui avait jeté les bases d¹une fusion de la théorie et de la pratique révolutionnaires. La Commune achève en fait une période historique, en brisant à la fois la prépondérance du socialisme petit-bourgeois, non marxiste, dans certains pays européens (avant tout l¹Allemagne), et l¹unité contradictoire de l¹Internationale, dont elle entraîne à terme la disparition. Mais elle ouvre en même temps une nouvelle période, en rendant possible la constitution de partis socialistes de masse, et la prépondérance du marxisme en leur sein. La Commune fut un échec du prolétariat français, suivi d¹une nouvelle répression sanglante (au moins 20 000 morts, autant de déportations et d¹emprisonnements). Pourtant, elle fut aussi un succès du prolétariat, qui acquit une portée universelle, car elle prouva la possibilité de la prise du pouvoir, révéla la première forme historique concrète de la dictature du prolétariat, et ouvrit la voie aux révolutions victorieuses du XXe siècle 16. 16. Cf. BRUHAT, DAUTRY, TERSEN, La Commune de 1871, Editions sociales, 2e édition, 1970. 34 KARL MARX ET LE MARXISME L¹action de l¹Internationale au cours de la guerre franco-allemande de 1870 et de la Commune dut tenir compte de la complexité très grande des contradictions qui s¹y accumulaient. La guerre franco-allemande annonçait, quelle qu¹en soit l¹issue, la chute de Napoléon III, la fin du bonapartisme en France et la fin de son influence en Europe. Elle impliquait du même coup la réalisation de l¹unité nationale allemande, c¹est-à-dire l¹achèvement du processus de révolution bourgeoise ; et celle-ci apparaissait en même temps comme la condition de l¹approfondissement des luttes de classes en Allemagne, du développement du mouvement ouvrier allemand. En dernière analyse, du côté allemand, la guerre comportait un aspect démocratique et « défensif 17 ». Mais la guerre franco-allemande signifiait aussi que la révolution bourgeoise en Allemagne serait achevée « par le haut », sous l¹hégémonie de l¹Etat prussien des hobereaux. Par là même, elle annonçait la reconstitution immédiate du bloc défensif des classes dominantes européennes, au prix de quelques changements dynastiques et d¹un renversement des hégémonies. C¹est bien ce que prouva aussitôt l¹alliance de Bismarck et de la bourgeoisie française (Thiers, Jules Favre, etc.), qui permit l¹isolement et l¹écrasement de la Commune, lequel entraîna à son tour la répression féroce du mouvement ouvrier, non seulement en France, mais en Allemagne et dans toute l¹Europe. C¹est dans le faible intervalle, dans le « jeu » laissé par cette contradiction complexe, que pouvait se manifester l¹action du prolétariat. Dans sa préface de 1907 à la traduction russe des Lettres de Marx à Kugelmann, Lénine a longuement insisté sur la portée politique de l¹attitude de Marx pendant la Commune, en l¹opposant point par point à celle de Plékhanov, qui, pendant la révolution russe de 1905, après avoir appelé au soulèvement, s¹écriait après coup : « Il ne fallait pas prendre les armes. » Développons ce qu¹il ne fait qu¹indiquer. Avant la Commune, Marx et Engels déconseillent toute insurrection, dans laquelle ils voient une « folie désespérée », qui « nous rejetterait cinquante ans en arrière », et « fausserait toutes les données » en développant dans le mouvement ouvrier français « la haine nationale et le règne de la phraséologie ». Ils montrent 17. Sur la position de Marx à propos du « camp qu¹il faut choisir », du point de vue des intérêts historiques du prolétarint, dans les guerres entre bourgeoisies nationales (au XIXe siècle), il faut lire l¹article fondamental de Lénine : « Sous un pavillon étranger » (1915) OEuvres complètes, t. XXI, p. 135 et s., puis la brochure Le Socialisme et la Guerre (1915), O.C., tome XXI, p. 305 et s. 35 que « la classe ouvrière française se trouve placée dans des circonstances extrêmement difficiles » ; car, après la chute du Second Empire, la République française « n¹a pas renversé le trône, mais seulement pris sa place restée vacante » : elle est son héritière, un simple changement de personnel à la tête de l¹appareil d¹Etat, et non pas l¹expression d¹une prise du pouvoir par les classes populaires. Elle est donc prête à continuer sa politique, à concentrer contre le prolétariat toutes les forces de répression pour perpétuer l¹ordre social existant. De plus, la transformation d¹une guerre nationale en guerre de conquête dynastique (avec la fondation de l¹Empire allemand) ne crée nullement les conditions d¹un mouvement international de masse en faveur de la révolution. Aussi Marx concentre ses efforts (et ceux de l¹Internationale) sur les manifestations d¹internationalisme franco-allemand (qui avaient surgi au moment de l¹entrée en guerre, notamment sous l¹impulsion de Liebknecht), sur la lutte contre l¹impérialisme de Bismarck, et pour la reconnaissance d¹une République française démocratique. L¹attitude de Marx est dictée par sa claire connaissance de l¹aspect principal dans la contradiction des classes en 1870-1871 : la force des Etats bourgeois, l¹impréparation du prolétariat. Mais, pendant la Commune, l¹attitude de Marx est totalement différente, ce qui la fait apparaître aux yeux des historiens comme un « revirement ». Dès l¹insurrection du 18 mars 1871, répondant à la provocation de Versailles, le Conseil général de l¹Internationale, qui n¹avait aucune part dans son déclenchement, « salua avec enthousiasme l¹initiative révolutionnaire des masses 18 ». « Il serait évidemment fort commode, écrivait Marx à Kugelmann (17 avril 1871), de faire l¹histoire si l¹on ne devait engager la lutte qu¹avec des chances infailliblement favorables. [...] La démoralisation de la classe ouvrière serait un malheur bien plus grand que la perte d¹un nombre quelconque de ³ chefs ². Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son Etat capitaliste est entrée dans une nouvelle phase. Mais quelle qu¹en soit l¹issue, nous avons obtenu un nouveau point de départ d¹une importance historique universelle. » Le Conseil général organisa, sous la direction de Marx, et malgré de très grandes difficultés, la solidarité internationale à la Commune. Il dépêcha des représentants qui, forçant le blocus, purent communiquer à la Commune des informations (sur l¹accord secret entre Bismarck et Jules Favre) et quelques conseils tactiques en matière de défense militaire, de finances, de politique du travail. Après la 18. LÉNIN, article Karl Marx. 36 KARL MARX ET LE MARXISME chute de la Comunune (qui fut due en partie aussi à « la trop grande honnêteté » des travailleurs parisiens, qui ne voulurent pas devancer la concentration des troupes versaillaises et prussiennes en prenant l¹offensive, ni repondre à la terreur bourgeoise par la terreur populaire), Marx organisa le sauvetage des rescapés, les révélations publiques sur son déroulement, la diffusion de ses idées. Avant même la fin, il entreprit d¹en analyser les leçons à l¹intention du prolétariat de tous les pays 19. Citons à nouveau Lénine : « Marx disait en septembre 1870 que l¹insurrection serait une folie. Mais quand les masses se soulevèrent, Marx voulut marcher avec elles, s¹instruire en même temps qu¹elles, dans la lutte, et non pas donner des leçons bureaucratiques. Il comprend que toute tentative d¹escompter à l¹avance très exactement les chances de la lutte serait du charlatanisme ou du pédantisme irrémissible. Il estime plus que tout le fait que la classe ouvrière, héroïquement, avec abnégation, avec esprit d¹initiative, élabore l¹histoire du monde. Marx considérait l¹histoire du point de vue de ceux qui la créent sans pouvoir escompter infailliblement à l¹avance les chances de succès, mais il ne la regardait pas en intellectuel petitbourgeois qui vient faire de la morale [...]. Marx savait aussi voir qu¹à certains moments de l¹histoire une lutte acharnée des masses, même pour une cause désespérée, est indispensable pour l¹éducation ultérieure de ces masses elles-mêmes, pour les préparer à la lutte future. Cette façon de poser la question est inaccessible, voire étrangère dans son principe à nos pseudo-marxistes actuels, qui aiment à citer Marx à tout bout de champ, lui empruntent seulement des jugements sur le passé, mais ne cherchent pas des leçons pour élaborer l¹avenir 20. » Pour croire à une inconséquence de Marx, il faut donc, à l¹encontre de la dialectique, transformer « l¹aspect principal » de la contradiction (la force relative de l¹Etat bourgeois) en aspect unique, oublier l¹autre aspect de la contradiction, il faut voir la force (réelle) de la bourgeoisie du point de vue dont elle se voit elle-même, et glisser du respect tactique de l¹adversaire (indispensable) jusqu¹au respect stratégique, qui décourage toute pratique révolutiomnaire. La position de Marx est révolutionnaire parce que matérialiste : elle subordonne l¹attitude des théoriciens, des dirigeants politiques de la classe ouvrière, non pas à la « spontanéité », mais à l¹initiative historique des masses. Cette position a une signification permanente, constamment vérifiée par l¹histoire : la révolution ne se déroule jamais selon les schémas préétablis, elle n¹est jamais l¹application des « pro- 19. Cf. IIIe Adresse de l¹Internationale, La Guerre civile en France. 20. Préface à la traduction russe des Lettres de Marx à Kugelmann, 1907. 37 grammes » conçus par le parti révolutionnaire. La politique scientifique du prolétariat ne consiste pas à chercher dans la théorie le plan des événements historiques à venir, elle consiste à chercher dans la théorie, dans l¹intelligence des tendances et des conditions actuelles, les moyens de comprendre ces événements quand ils se produisent, afin d¹y participer activement, au lieu de les subir passivement. Marx comprenait que la classe ouvrière parisienne n¹avait pas le choix, du point de vue de ses intérêts historiques à long terme : l¹insurrection lui fut imposée par la provocation directe des classes dominantes. Car la bourgeoisie française, après la défaite militaire, avait besoin d¹une victoire effective sur le prolétariat pour reconstituer son unité, pour se subordonner et compromettre avec elle toutes les couches petites-bourgeoises, toutes les autres classes de travailleurs, pour fonder la continuité de l¹Etat bourgeois. Elle avait besoin d¹écraser politiquement le prolétariat, soit en le forçant à reculer sans combat, soit par la violence. Mais les deux moyens équivalents pour la bourgeoisie (victoire « pacifique » ou guerre civile) ne sont nullement équivalents pour la classe ouvrière. Sa résistance, dans laquelle elle affirmait sa propre capacité de transformer la société tout entière et d¹abolir l¹exploitation, était l¹unique moyen de faire progresser le mouvement révolutionnaire. Depuis la période 1848-1852, le développement même du capitalisme et des luttes de classes a modifié la place du prolétariat dans la société, en sorte que l¹échec de juin 1848 et l¹échec du printemps 1871 ont une signification exactement inverse : le premier marquait l¹incapacité du prolétariat à donner un contenu autonome à sa lutte, le second sanctionne l¹énergie désespérée avec laquelle le prolétariat commence à développer sa propre forme politique, qu¹il « trouve » sous l¹effet d¹une nécessité à laquelle il n¹était pas possible d¹échapper. Pour la classe ouvrière, au moment de la Commune, il n¹y a pas plusieurs politiques possibles qui préservent ses intérêts de classe : la nécessité immédiate de la lutte coincide avec la nécessité historique. Ce sont de telles « coïncidences », dont il ne faut pas s¹apercevoir seulement après coup, qui caractérisent les conjonctures révolutionnaires, dans lesquelles la lutte des classes apparaît en toute clarté, et dans lesquelles, selon le mot de Marx, « des journées concentrent en elles vingt années 21 ». 21.« Dans l¹histoire, cet aspect de la lutte s¹inscrit très rarement à l¹ordre du jour : par contre son importance et ses conséquences portent sur des dizaines d¹années. Les jours où l¹on peut et où l¹on doit inscrire à son programme de telles méthodes de lutte équivalent à des vingtaines d¹années d¹autres époques historiques. » LÉNINE, La Faillite de la IIe Internationale, O.C., tome XXI, p. 260. 38 KARL MARX ET LE MARXISME Il y a une étroite connexion entre les conditions dans lesquelles se déroula l¹expérience historique de la Commune et son contenu principal, la première réalisation pratique de la dictature du prolétariat, « trouvaille » des masses que Marx, du fait de sa participation et de son adhésion immédiates, mais aussi du fait de son rôle antérieur et de ses découvertes, put s¹approprier théoriquement. b) La dictature du prolétariat Dans ce travail, ce qui fournit à Marx le critère pratique dont toute expérience a besoin fut ce paradoxe : la Commune, en fait, ne suivit pas la politique que dictaient les positions idéologiques de la plupart de ses membres ; elle suivit une politique diamétralement opposée, dictée par la nécessité, et d¹abord la nécessité de sa propre existence et de sa survie : la politique du socialisme scientifique. Dans la Commune, en effet, la classe ouvrière dominait, mais n¹assurait pas à elle seule la direction. Y figuraient également les représentants de la petite bourgeoisie révolutionnaire, artisanale et intellectuelle. Les représentants de la classe ouvrière se divisaient eux-mêmes en une majorité de blanquistes et une minorité d¹internationaux, surtout des proudhoniens (y compris Varlin), et quelques rares « marxistes » (E. Dmitrieff, Serrailler, Frankel). Ce qui caractérisa la Commune, dans sa courbe ascendante, ce fut une politique non proudhonienne, une politique non blanquiste menée par des proudhoniens et des blanquistes. La Commune ne « se contenta pas de prendre telle quelle la machine de l¹Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte », mais entreprit aussitôt de la briser. Elle supprima d¹emblée les instruments du pouvoir d¹Etat bourgeois que sont l¹armée permanente, la police permanente, et les remplaca par « le peuple en armes » (en majorité des ouvriers) que la guerre et la résistance à l¹invasion avaient mobilisés. De même, elle supprima le corps des fonctionnaires relevant seulement d¹en haut, l¹administration permanente. Mais (contre toute orientation anarchiste et utopiste), elle s¹employa à remplacer cet appareil par des « institutions durables », qui constituaient « l¹organisation du prolétariat en classe dominante ». La Commune de Paris prévoyait le suffrage universel à tous les niveaux, l¹autonomie relative des provinces et des communes, mais nullement l¹abolition de la centralisation : la Commune n¹était pas fédéraliste mais centraliste, en vertu des caractéristiques mêmes de la société moderne, qui n¹est pas une société de producteurs indépendants, mais repose déjà sur un degré élevé de socialisation de la production. Elle distinguait ainsi la question du pouvoir oppres- 39 sif de l¹Etat, imposé par une minorité, et la question du centralisme. Elle faisait reposer la possibilité d¹un centralisme démocratique sur l¹alliance des ouvriers et des autres travailleurs, sous la direction des ouvriers. « La Commune fut composée de conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être, non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois [...]. Depuis les membres de la Commune jusqu¹au bas de l¹échelle, la fonction publique devait être assurée pour des salaires d¹ouvriers. Les bénéfices d¹usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l¹Etat disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d¹être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l¹administration municipale, mais toute l¹initiative jusqu¹alors exercée par l¹Etat fut remise aux mains de la Commune 22. » Ainsi la dictature du prolétariat se réalisait à travers une démocratie prolétarienne, bien plus étendue que toute démocratie bourgeoise, qui ne se contentait pas de généraliser le principe de l¹élection et de la « représentation » populaire, mais faisait des représentants élus les serviteurs (Marx) des travailleurs, placés sous le contrôle permanent des organisations de masse du peuple révolutionnaire (en particulier les « clubs » politiques, fréquentés par les mêmes travailleurs armés qui faisaient la force de la Commune, et par leurs femmes, voire leurs enfants). La Commune abolissait toute distinction entre les « pouvoirs » exécutif, législatif, judiciaire (que l¹idéologie juridique bourgeoise fait passer pour la « garantie » des libertés individuelles). Elle faisait ainsi voler en éclats, en même temps que le parlementarisme, la « feinte indépendance » de la justice et du droit. Elle sapait les bases pratiques de toute l¹idéologie morale et juridique petite-bourgeoise, à laquelle restaient attachées les différentes formes du socialisme prémarxiste. Elle montrait que tout droit, toute justice ont un contenu de classe, et qu¹il faut à la classe ouvrière exercer elle-même une justice prolétarienne. Elle put même commencer à « briser l¹outil spirituel de l¹oppression », en s¹attaquant à l¹organisation matérielle de l¹Eglise et en esquissant une instruction populaire contrôlée par le peuple (et non par l¹Eglise ou l¹Etat). En même temps qu¹elle « trouvait enfin » la forme politique du gouvernement de la classe ouvrière, « le résultat de la lutte 22. La Guerre civile en France, op. cit. 40 KARL MARX ET LE MARXISME de classe des producteurs contre la classe des appropriateurs [...], qui permettait de réaliser la libération économique du travail », la Commune combine à la révolution politique les premières mesures d¹expropriation du capital au profit des travailleurs. « En 1871, même à Paris, ce centre de l¹artisanat d¹art, la grande industrie avait tellement cessé d¹être une exception que le décret de loin le plus important de la Commune instituait une organisation de la grande industrie et même de la manufacture, qui devait non seulement reposer sur l¹association des travailleurs dans chaque fabrique, mais aussi réunir toutes ces associations dans une grande fédération ; bref, une organisation [... qui] devait aboutir finalement au communisme, c¹est-à-dire à l¹exact opposé de la doctrine de Proudhon. Et c¹est aussi pourquoi la Commune fut le tombeau de l¹école proudhonienne du socialisme 23. » Par sa politique de destruction de l¹Etat bourgeois, qui est le principal agent de son exploitation, la Commune esquisse les bases du ralliement de la petite bourgeoisie pauvre, et notamment de la paysannerie, à la dictature du prolétariat. La justesse de sa politique est démontrée a contrario par l¹échec de la Commune de Lyon, où l¹action de Bakounine conduisit à l¹isolement immédiat de la classe ouvrière. Ces leçons de la Commune et l¹analyse de sa conjoncture figutent notamment dans les trois Adresses rédigées par Marx pour l¹Internationale ‹ la première, le 23 juillet 1870 ; la deuxième, le 9 septembre 1870 ; la troisième, La Guerre civile en France, le 30 mai 1871 ‹, ainsi que dans la correspondance avec Kugelmann. Lénine les a expliquées en détail dans L¹Etat et la Révolution (1917). c) La fin de l¹Internationale De l¹expérience décisive de la Commune, la théorie marxiste et le mouvement ouvrier sortent l¹un et l¹autre transformés, unis sur des bases nouvelles (ce qui rend tout à fait futile la question de savoir si la Commune était une révolution « marxiste » !). L¹Internationale apparut aux gouvernements de toute l¹Europe comme l¹ennemi à abattre à tout prix. Sur la proposition de Jules Favre, la répression est organisée en commun. Refusant de suivre Marx jusque dans les conséquences de son analyse, et rejetant les leçons politiques de la Commune, les représentants du trade-unionisme anglais (qui, à cette époque, regroupait surtout l¹ « aristocratie ouvrière ») quittent le Conseil général. 23. ENGELS, préface à la réédition de La Guerre civile en France, 1891. 41 Les caractères particuliers de l¹Etat en Angleterre, ses traditions de démocratie bourgeoise semblaient rendre possible un passage au socialisme de type pacifique. Cependant, répondant en juillet 1871 au correspondant du journal américain The World, Marx, tout en soulignant la spécificité des conditions nationales, ne se déclarait « pas aussi optimiste » : « La bourgeoisie anglaise s¹est toujours montrée prête à accepter le verdict de la majorité, aussi longtemps que les élections assurent son monopole. Mais soyez sûr que nous aurons affaire à une nouvelle guerre de l¹Esclavage dès qu¹elle sera en minorité sur des questions qui soient pour elle d¹importance vitale. » Bakounine et ses sectateurs, malgré les conséquences catastrophiques de leur intervention, considèrent la Commune comme une confirmation de l¹anarchisme. Depuis 1868, ils avaient fondé l¹Alliance internationale de la démocratie socialiste, qui se battait pour le « communisme anti-autoritaire », et développait au sein de l¹Internationale une activité secrète de désagrégation. Bakounine, en qui Marx, en 1864, saluait « un des rares hommes chez qui, après seize ans, je constate du progrès et non pas du recul », ne peut admettre la dictature du prolétariat, qui contredit sa théorie anarchiste de l¹Etat. Dès le Congrès de Bâle (1869), il s¹était heurté aux marxistes, partisans de la socialisation des moyens de production à propos de la question de l¹héritage, dont la suppression lui semblait le moyen d¹abolir la propriété privée. Pour Bakounine, tout Etat est oppressif (mais, à ses yeux, l¹Etat « libéral » des pays anglo-saxons n¹est plus à proprement parler un Etat) : la « dictature du prolétariat » ne saurait donc être que la dictature de savants et de politiciens sur le prolétariat, ou bien celle du prolétariat sur la paysannerie et le sous-prolétariat, des pays industriels sur les pays agricoles. Bakounine identifiait la thèse de Marx, exposée dans le Manifeste et l¹Adresse inaugurale de l¹Internationale, sur « l¹organisation du prolétariat en classe dominante », aux idées de Lassalle sur l¹ « Etat populaire », qui régnaient chez de nombreux socialistes allemands 24. Il accusait Marx de nationalisme germanique et de russophobie, et d¹exercer dans l¹Internationale, par l¹intermédiaire du Conseil général, une dictature personnelle (accusations qui furent reprises et systématiquement exploitées par la presse et la littérature bourgeoises, antisocialistes). La lutte interne dure jusqu¹au Congrès de La Haye (septembre 1872). « Il y va de la vie ou de la mort de l¹Internationale », écrivait alors Marx à Kugelmann. Soutenus par la plupart des anciens communards et blanquistes (Frankel, Edouard Vaillant), 24. Cf. BAKOUNINE, Etatisme et Anarchie (1873), que Marx annota en détail. 42 KARL MARX ET LE MARXISME Marx et Engels obtiennent l¹exclusion de Bakounine et l¹approbation de leur théorie du parti : « Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu¹en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes 25. » Pour le soustraire aux affrontements de sectes, ils font également voter le transfert du Conseil général à New York. Mais l¹A.I.T. sera dissoute en 1876. La « mort » de l¹Internationale fut sa « vie » : c¹est par la diffusion de l¹analyse de la Commune que se développa en grande partie le travail politique dans les différents pays européens à partir de 1871. Les ouvrages antérieurs de Marx (notamment le Manifeste) commencèrent alors d¹être largement connus et utilisés dans les organisations du prolétariat : en Allemagne, en France, en Russie, en Italie. « La Première Internationale avait accompli sa mission historique et cédait la place à une époque de croissance infiniment plus considérable du mouvement ouvrier dans tous les pays, caractérisée par son développement en extension, par la formation de partis socialistes ouvriers de masse, dans le cadre des divers états nationaux 26. » En 1879, Marx aida activement Guesde et Lafargue à fonder le Parti ouvrier français et à en rédiger le programme. En 1875, a lieu à Gotha le congrès d¹unification des socialistes allemands « lassalliens » et « marxistes » (dits « eisenachiens » : Bebel, Liebknecht). Dans cette période, qui ouvre la transition à ce qui sera la phase impérialiste du capitalisme, commence aussi à apparaître la contradiction spécifique de la nouvelle phase de développement du mouvement ouvrier : la contradiction, au sein des partis « marxistes » légaux, entre le socialisme scientifique et l¹opportunisme, qui traduit l¹influence de la bourgeoisie au sein même du mouvement ouvrier. Marx et Engels menèrent une lutte interne sans concessions contre l¹opportunisme, lutte qui resta en partie secrète (cf. la correspondance de Marx et Engels avec les dirigeants de la social-démocratie allemande). Leur intervention fut avant tout non pas tactique, mais théorique : voir en particulier l¹Anti-Dühring (1878) d¹Engels (avec un chapitre de Marx), et la Critique du Programme de Gotha (1875, publié seulement en 1891 par Engels). La Critique du Programme de Gotha (que la social-démocratie « ignorera » le plus souvent et que Lénine mettra au centre de son analyse de l¹Etat) illustre la nouvelle étape de la théorie de Marx, le résultat de sa transformation, la combinaison des analyses 25. Article 7 a, ajouté aux statuts de l¹A.I.T. 26. LÉNINE , article Karl Marx. 43 du Capital et des enseignements de la Commune. Marx y critique sévèrement la tendance au compromis avec l¹Etat bourgeois (« l¹Etat populaire libre », « l¹éducation du peuple par l¹Etat », le nationalisme) et avec l¹idéologie juridique et politique bourgeoise. Surtout, Marx énonce une thèse théorique nouvelle par rapport à tous les textes antérieurs, qui développe la théorie de la dictature du prolétariat : la distinction des deux phases de la société communiste. Dans la première phase, la phase « inférieure », qui succède à la prise du pouvoir par la classe ouvrière, nous avons affaire à « une société communiste non pas telle qu¹elle s¹est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire telle qu¹elle vient de sortir de la société capitaliste ». C¹est « le droit égal pour tous » qui continue d¹y régner, c¹est-à-dire le droit bourgeois reposant sur l¹égalité des individus (« à chacun selon son travail »), mais appliqué à l¹échange entre le travailleur et la société qui a supprimé le capitaliste privé comme propriétaire des moyens de production. La seconde phase, la phase « supérieure », qui repose seule sur « les bases propres du communisme », et à laquelle tend toute la dictature du prolétariat, ne pourra commencer que « quand auront disparu l¹asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l¹opposition du travail manuel et du travail intellectuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance. Alors seulement l¹horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : ³ De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. ² » Ainsi peut s¹esquisser une théorie des contradictions dans le processus du passage au communisme. d) La dernière période Dans la dernière période de sa vie, le travail de Marx est constamment troublé par la maladie. Malgré cela, en collaboration avec Engels, il reste le conseiller et l¹intermédiaire des partis socialistes, préparant la constitution d¹une nouvelle Internationale, qui n¹aura lieu qu¹après sa mort. Il suit de très près la traduction du livre I du Capital : en particulier, la traduction francaise (de J. Roy), publiée en 1875, entièrement revue par lui. Mais il ne peut achever la rédaction des livres suivants : les livres II et III seront publiés par Engels, sur la base des manuscrits et des indications de Marx, en 1885 et 1894 ; le livre IV (les « Théories sur la plus-value ») par Kautsky en 1905-1910. 44 KARL MARX ET LE MARXISME Marx étudie, outre la conjoncture et la théorie économiques, les sciences naturelles (géologie, chimie agricole, agronomie, etc.) en liaison avec la théorie de la rente foncière et du développement du capitalisme dans l¹agriculture, pour réfuter le malthusianisme et pour analyser l¹histoire de formations sociales capitalistes nouvelles (comme la Russie, les Etats-Unis). Sur le plan philosophique, la tendance à l¹opportunisme dans la social-démocratie se marque aussi par des attaques contre le matérialisme et l¹idée du « retour à Kant ». Dans cette conjoncture, la question de la dialectique revient donc explicitement au premier plan du travail de Marx et Engels (qui en proposera plusieurs définitions dans ses ouvrages, de l¹Anti-Dühring et de la Dialectique de la nature à Ludwig Feuerbach et la Fin de la philosophie classique allemande, 1888). La question des sociétés « précapitalistes » et « primitives » avait été étudiée par Marx dans les années 1850-1860 en même temps que la colonisation capitaliste en Asie 27. Elle l¹est à nouveau dans cette dernière période, à partir des travaux de l¹ethnologue et préhistorien américain L. H. Morgan 28. A partir de 1872 (l¹année où Le Capital est traduit pour la première fois en russe, par Danielson et Lopatine), Marx entretient des rapports suivis avec les révolutionnaires russes de la tendance « Volonté du peuple ». Il apprend le russe et étudie l¹histoire des rapports sociaux « communautaires » dans l¹agriculture russe. Dans la préface à la deuxième édition russe du Manifeste du Parti communiste l¹un de ses derniers textes (1882), il affirme : « Aujourd¹hui [...] la Russie est à l¹avant-garde du mouvement révolutionnaire de l¹Europe. [...] Si la révolution russe donne le signal d¹une révolution ouvrière en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. » Les faits, une fois n¹est pas coutume, ne devaient pas totalement infirmer cette prévision. Le 14 mars 1883, Marx mourait à Londres. 2. La théorie de Marx La théorie de Marx n¹est pas un système, reposant sur un 27. Cf. le recueil des Textes sur le colonialisme de MARX et ENGELS, Editions en langues étrangères, Moscou. 28. Voir le livre d¹ENGELS, L¹Origine de la famille, de la propriété privée et de l¹Etat. 45 fondement philosophique. Une des conséquences de ce fait est que la théorie de Marx n¹est pas achevée. Une autre conséquence est que l¹exposé de cette théorie n¹a pas de commencement absolu, ni dans son ensemble ni dans telle de ses parties (par exemple, dans sa partie « économique », qu¹expose Le Capital). Mais cela ne signifie pas que la théorie de Marx ne soit pas systématique, au sens scientifique, c¹est-à-dire qu¹elle ne définisse pas son objet d¹étude de façon à en expliquer la nécessité objective. Ce qui confère à la théorie de Marx son caractère systématique, en ce sens, c¹est l¹analyse des différentes formes de la lutte des classes et de leur connexion. C¹est la meilleure « définition » qu¹on puisse en donner, si tant est que le contenu d¹une science puisse être enfermé dans une définition. 1. Classes et luttes de classes Dans le Manifeste, Marx écrit : « L¹histoire de toute société jusqu¹à nos jours n¹a été que l¹histoire de luttes de classes. » Cette proposition doit être prise au sens fort : elle ne signifie pas que les luttes de classes ont été le principal « phénomène » qu¹on peut observer dans l¹histoire ; ni même que les luttes de classes sont la cause profonde, plus ou moins directe, des phénomènes historiques. Elle signifie que les phénomènes historiques, qui sont la seule réalité de l¹histoire, ne sont pas autre chose que des formes (diverses, complexes) de la lutte des classes. La précision apportée par Marx : « jusqu¹à nos jours » ‹ et que l¹on peut répéter aujourd¹hui encore sans modification ‹ ne signifie donc pas que la définition apparaîtraut partielle, inexacte, si l¹on prenait en considération les « sociétés sans classes » qui ont précédé ou qui suivront l¹histoire des sociétés « de classes ». Les sociétés sans classes ne révèlent pas (et ne révéleront pas) une réalité sociale plus profonde, plus générale que la lutte des classes, ou lui échappant (c¹est pourtant généralement ce que l¹anthropologie sociale va y rechercher), et par là même « sans histoire ». Les sociétés sans classes de l¹avenir ‹ dont les tendances de la société actuelle nous indiquent seulement certains traits ‹ ne peuvent être que le résultat de la transformation de la lutte des classes sous l¹effet de cette même lutte de classes. C¹est pourquoi Marx (et Engels) ont toujours insisté sur le fait que les « communautés primitives » que nous découvrent la préhistoire et l¹ethnographie n¹ont rien de commun avec le « communisme » qui succédera au capitalisme comme mode de production et d¹organisation sociales. 46 KARL MARX ET LE MARXISME Il importe de bien saisir ce point pour comprendre l¹usage et la signification du concept de « classe sociale » dans le marxisme. En 1852, Marx écrivait à son ami Weydemeyer : « Ce n¹est pas à moi que revient le mérite d¹avoir découvert l¹existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu¹elles s¹y livrent [...]. Ce que j¹ai apporté de nouveau, c¹est : 1) de démontrer que l¹existence des classes n¹est liée qu¹à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2) que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3) que cette dictature elle-même ne représente qu¹une transition vers l¹abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. » Cette déclaration, faite à une époque où cependant Marx n¹avait pas encore élaboré le concept de la plus-value, c¹est-à-dire le concept de l¹exploitation capitaliste (cf. ci-dessous), nous éclaire sur la nature du « renversement », mieux : de la révolution théorique opérée par Marx dans l¹usage du concept de classe sociale. C¹est la lutte des classes, avec ses effets historiques et ses tendances, qui détermine l¹existence des classes, et non pas l¹inverse. Autrement dit, les classes sociales ne sont pas des choses ou des substances (comme par exemple une partie de ce « tout » qu¹est la société, un « sous-groupe » de ce « groupe », une subdivision, etc.) qui entreraient ensuite en lutte. Ou, si l¹on préfère, l¹analyse historique des classes sociales n¹est rien d¹autre que l¹analyse des luttes de classes et de leurs effets. Ainsi l¹idéologie historique d¹une classe (la « conscience de classe » du prolétariat par exemple) n¹est pas créée, élaborée, inventée par celle-ci à la façon dont la première psychologie venue s¹imagine qu¹un sujet (un individu, un groupe) invente, consciemment ou inconsciemment, ses idées : elle est produite dans des conditions matérielles données en face de l¹idéologie adverse et en même temps qu¹elle, comme une forme particulière de la lutte de classes, et elle s¹impose dans la société (elle se réalise, elle existe tout simplement) avec le développement de cette lutte. Par là, la théorie de Marx rend tout à fait caduc le débat traditionnel entre les tenants d¹une définition « réaliste » des classes et ceux d¹une définition « nominale » (est-ce que les classes sont des unités réelles ou seulement des collections d¹individus rassemblés pour les besoins de la théorie d¹après un ou plusieurs « critères » ?), c¹est-à-dire le débat entre sociologues qui, tous, recherchent une définition des classes sociales avant d¹en venir à l¹analyse de la lutte des classes. Notons qu¹en pratique cette démarche correspond exactement à la tendance fondamentale de l¹idéologie bourgeoise qui cherche à montrer que la division de la société en classes est éternelle, mais non pas leur antagonisme ; ou encore que 47 celui-ci n¹est qu¹un comportement particulier des classes sociales, lié à des circonstances historiques (le XIXe siècle...), idéologiques (l¹influence du communisme...) et transitoires, un comportement à côté duquel on pourrait en imaginer et en pratiquer d¹autres (la conciliation). C¹est pourquoi Marx peut écrire en toute rigueur dans le Manifeste : « La société bourgeoise moderne [...] n¹a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n¹a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d¹oppression, de nouvelles formes de luttes à celles d¹autrefois. » Il faut lire au sens fort : de nouvelles classes, c¹est-à-dire de nouvelles conditions d¹oppression, c¹est-à-dire de nouvelles formes dé luttes. Nous sommes conduits par là à la proposition fondamentale, selon laquelle les classes sociales sont déterminées par leur rôle économique ou, plus exactement, par leur place dans la production matérielle. Cette proposition est identique à celle-ci : l¹ensemble des luttes de classes est déterminé en dernière instance par la lutte « économique » de classes, la lutte de classes dans la production. Cela signifie que les classes sociales ne s¹opposent pas pour ou contre des conceptions du monde, pour ou contre un statut juridiqùe, pour ou contre des formes d¹organisation politique, pour ou contre des modes de répartition de la richesse sociale, pour ou contre des formes d¹organisation de la circulation des biens matériels, sinon à cause de la lutte de classes dans la production et, finalement, en vue de cette lutte. Et cela parce que c¹est la lutte de classes dans la production qui entraîne l¹existence matérielle des classes, leur « subsistance » : c¹est la lutte de classe quotidienne menée dans la production par le capital qui fait du procès de travail un procès de production de plus-value (et donc de profit, qui n¹en est qu¹une fraction), base matérielle de l¹existence d¹une classe capitaliste ; c¹est la lutte de classe quotidienne menée dans la production par les travailleurs qui assure contre la tendance du capital au profit maximum les conditions de travail et les conditions matérielles (notamment le niveau des salaires) nécessaires à la reproduction de la force de travail, à l¹existence de la classe ouvrière. Cette proposition, qui est la base de la théorie historique de Marx, est aussi la base de la tactique de la lutte de classes du prolétariat : elle en éclaire le point de « départ » et le point d¹ « arrivée ». Le point de départ : la lutte du prolétariat commence avec sa lutte économique, et elle continue en permanence à se fonder sur elle. Le point d¹arrivée : la lutte politique du prolétariat n¹atteint son objectif qu¹à la condition de se poursuivre jusqu¹à l¹abolition du salariat, du rapport capital/travail salarié qui est le « rapport social 48 KARL MARX ET LE MARXISME de production » fondamental. Les objectifs politiques sont le moyen de parvenir à ce but, qui en commande la mise en oeuvre selon les conjonctures historiques 29. 2. Capital et travail salarié Dans cette perspective, il n¹est pas difficile de déterminer ce qui constitue selon l¹expression de Marx lui-même, la « quintessence » de la theorie du mode de production capitaliste exposée dans Le Capital et qui nous indique le lieu précis de la rupture opérée par Marx à l¹égard de l¹économie politique, de la sociologie et de l¹historiographie bourgeoises 30. C¹est l¹analyse de la plus-value. a) Le mouvement du capital Ce qui définit le capital dans la pratique de l¹économie bourgeoise, c¹est la mise en valeur (la valorisation) d¹une quantité de valeur donnée. Toute somme de valeur n¹est pas immédiatement du capital, cela dépend de son utilisation : les valeurs thésaurisées ou consacrées à la consommation individuelle ne sont pas du capital. Il faut pour cela que la valeur soit investie de façon à s¹accroître d¹une quantité déterminée. Cette quantité constitue par définition de la plus-value. En ce sens, la notion de plus-value est formellement présente dès qu¹on se donne un capital quelconque : chaque capital individuel réalise pour son compte le même mouvement général, qui le définit, en dégageant de la plus-value et en se l¹incorporant dans un processus qui, par définition, est sans fin. Mais ce processus peut apparaître de façon différente selon les modes d¹investissement (et par suite aussi les points de vue qu¹ils définissent dans la pratique et la théorie économiques) : capital financier, capital commercial, capital industriel. La plus-value semble alors se dissoudre dans les différentes formes d¹accroissement du capital : intérêt, bénéfice commercial, profit industriel, dont le mécanisme est en pratique tout à fait différent. Du même coup, le capital s¹identifie à une forme particulière sous laquelle se présente sa valeur : argent, marchandises, moyens de production. Cependant, la forme argent est toujours présente et privilégiée : comme l¹argent est l¹équivalent de toutes les marchandises (y compris les moyens de production et le « travail » nécessaires au fonctionnement du capital 29. Sur tous ces points, cf. Misère de la philosophie ; Salaire, Prix et Profit ; Critique du Programme de Gotha. 30. Cf. ENGELS, préface au livre II du Capital, et Anti-Dühring, IIe partie ; MARX, Le Capital, livre IV : « Théories de la plus-value ». 49 industriel), il représente la valeur « en soi », indépendamment des objets matériels auxquels elle est attachée. Or le mouvement du capital ne s¹intéresse pas à ces objets, mais seulement à l¹accroissement de la quantité de valeur. Le mouvement du capital apparaît donc essentiellement comme l¹accroissement d¹une quantité monétaire, une forme développée de la circulation monétaire 31». b) L¹origine de la plus-value Si l¹on considère l¹existence du capital à l¹échelle sociale et si on se pose le problème de l¹origine de la plus-value, il apparaît cependant que celle-ci ne peut résider dans la circulation marchande et, par conséquent, ni dans les opérations spécifiques du capital commercial ni dans celles du capital financier, bien que les formes de la circulation marchande, généralisée par le capitalisme, en soient apparemment l¹essentiel. En effet, la circulation marchande et monétaire, à l¹échelle de la société, est régie tendanciellement par la règle de l¹échange entre valeurs équivalentes, qui s¹impose à chaque acte individuel d¹échange, à chaque contrat. Aucune valeur nouvelle (aucune plus-value) ne peut donc être créée dans la sphère de la circulation. Le seul capital dont le mouvement peut créer de la valeur est donc le capital industriel, le capital productif, dont les opérations spécifiques se déroulent hors de la sphère de la circulation, et ne consistent pas en échanges, mais, une fois rassemblés les facteurs de production nécessaires (matières premières, moyens de travail, travailleurs salariés), consistent en transformation matérielle, c¹est-à-dire en travail. Il faut donc renverser notre première définition : le profit industriel ou commercial, l¹intérêt (et également la rente foncière) ne sont pas des formes autonomes de l¹accroissement du capital : ce sont (y compris le profit d¹entreprise industrielle) des formes dérivées, « transformées », des parties de la plus-value sociale provenant de la sphère de la production. Chaque capitaliste industriel fonctionne ainsi, quelle que soit la part qu¹il s¹en approprie finalement, comme fournisseur de plus-value pour le compte du capital social tout entier, comme son « représentant ». L¹autonomie apparente du profit, de l¹intérêt, etc., ne provient que de la complexité des rapports concurrentiels qui rattachent les unes aux autres les différentes fractions du capital social, et qui se reflète dans les catégories de la comptabilité et de l¹économie politique bourgeoises. Pour en comprendre les lois, il faut d¹abord percer le secret de la production de la plus-value, puis découvrir les mécanismes dérivés de sa réali- 31. Cf. Le Capital, livre I, chap. 4-5 ; livre II, chap. 1 à 4. 50 KARL MARX ET LE MARXISME sation (monétaire) et de sa transformation, dont la pratique économique ne nous montre que les résultats 32. Il faut rétablir la détermination des rapports de distribution par les rapports de production. Telle est la première découverte fondamentale de Marx. c) Travail et surtravail Le capital productif se divise en deux parties, dont le rapport quantitatif varie : celle qui s¹investit en moyens de production, qu¹ils soient fixes ou « circulants » (machines, matières premières), consommés dans le procès de travail ; et celle qui s¹investit en salaires, prix de la force de travail que le capital achète pour un temps déterminé. Marx appelle la première capital constant, la seconde capital variable. En effet, les moyens de production, qui sont le produit d¹un travail passé et représentent une certaine quantité de valeur, ne peuvent par eux-mêmes introduire aucune valeur nouvelle. Plus précisément, ils transfèrent au produit leur propre valeur, au fur et à mesure de leur consommation « productive » (transformation, usure) par le travail. Inversement, le travail humain a la double propriété de conserver la valeur des moyens de production qu¹il consomme, en la transférant au produit, et d¹y ajouter une valeur supplémentaire en fonction de la quantité de travail dépensée (temps, intensité, nombre de travailleurs). Cette théorie n¹est rigoureuse qu¹à la condition de définir le travail comme l¹usage d¹une marchandise particulière, la force de travail que le capitaliste achète au travailleur. Définition conforme, précisément, aux conditions du mode de production capitaliste, dans lesquelles (contrairement à ce qui se passe par exemple dans l¹esclavage), le travailleur n¹est pas lui-même une marchandise, achetée et vendue, mais apparaît (sur le marché du travail) en face du capitaliste comme le vendeur, le partenaire d¹un contrat d¹échange (force de travail contre salaire). Elle est masquée par la fiction juridique (mais fiction nécessaire, nous allons le voir dans un instant) du salaire qui présente le salaire comme « prix du travail », proportionnel à la quantité de travail fournie. Le travail n¹est pas, en fait, une marchandise, il est l¹usage de la marchandise « force de travail 33 ». La valeur d¹une marchandise comporte donc toujours elle-même deux parties : l¹une transférée des moyens de production dans le procès de travail, proportionnelle à la quantité de travail passé nécessaire à leur production ; l¹autre créée (ajoutée) par ce procès, proportionnelle à la quantité de travail présent ; à condition du 32. Cf. Le Capital, livre III, introd. et sect. 7 ; livre IV. 33. Cf. Le Capital, livre I, chap. 6 et sect. 6. 51 moins qu¹il s¹agisse dans tous les cas de travail socialement nécessaire, dépensé dans les conditions moyennes de productivité et correspondant à un besoin effectif de l¹ensemble de la production sociale, ce qui n¹est généralement vrai qu¹en moyenne (la concurrence se chargeant d¹imposer cette norme aux capitaux individuels comme « loi coercitive externe »). Le mode de production capitaliste ne peut se développer que sur la base d¹une productivité suffisante du travail (dépendant elle-même des progrès des instruments et techniques de production) : il a pour condition historique initiale un état donné du développement des forces productives matérielles. Sur cette base, l¹emploi du travail salarié a pour conséquence que la quantité de valeur nouvellement créée dans chaque procès de production excède toujours davantage la valeur de la force de travail elle-même. En d¹autres termes, une partie seulement du travail dépensé est nécessaire à la reproduction de la force humaine de travail qui est utilisée (donc usée, consommée) dans le procès de travail : le reste délivre, par rapport à ce travail nécessaire, un surproduit, il constitue un surtravail d¹importance variable. En d¹autres termes encore, une partie seulement de la valeur nouvellement produite représente l¹équivalent des marchandises que le travailleur doit consommer pour reproduire sa force de travail, le reste constitue de la plus-value. Quant à la valeur transférée au produit par les moyens de production à proportion de leur utiliaation, elle représente évidemment l¹équivalent des nouveaux moyens de production qui doivent être acquis pour que le processus de production puisse continuer à la même échelle, donc pour que le capital puisse fonctionner comme tel : le processus de production a pour condition l¹appropriation permanente des moyens de production par le capital que son fonctionnement même reproduit. Le « mystère » de la création de la plus-value par le mouvement du capital n¹a donc pas d¹autre secret que l¹ensemble des conditions techniques (productivité du travail) et sociales (forme du travail salarié) qui permettent au travail de créer une valeur excédant celle de la force de travail. La plus-value a donc une limite supérieure, constituée par la capacité de travail de la classe ouvrière, et une limite inférieure, constituée par la valeur de la force de travail, à un moment donné. Le mécanisme de production de la plus-value, c¹est le mécanisme des rapports de production capitalistes, c¹est-à-dire le mécanisme qui oblige le travailleur à dépasser cette limite inférieure correspondant à sa propre reproduction et à repousser indéfiniment la limite supérieure de sa capacité de travail. C¹est un mécanisme d¹exploitation, c¹est-à-dire de lutte (économique) de classes. Lutte du capital assurant l¹extraction de plus-value ; lutte des travailleurs préservant leur propre subsistance. 52 KARL MARX ET LE MARXISME d) Les deux formes de la plus-value Marx analyse séparément les deux formes typiques sous lesquelles cette lutte de classes se déroule en permanence : il les désigne comme production de plus-value « absolue » et production de plus-value « relative ». ‹ La plus-value « absolue 34 » correspond à une productivité donnée du travail social, à une valeur donnée de la force de travail. Elle nous montre tout simplement, sous une forme immédiate, l¹extraction d¹un surtravail qui est l¹essence de l¹accroissement du capital : contraindre le travailleur à dépenser sa force de travail au-delà des nécessités de sa propre reproduction, du fait qu¹il ne dispose pas lui-même des moyens de production nécessaires. Le moyen fondamental pour y parvenir est l¹allongement de la durée du travail, la fixation du salaire de telle façon que le travailleur ne puisse reproduire sa force de travail qu¹en travaillant plus longtemps. Cette tendance apparaît isolément (ou comme forme principale) avec les débuts du capitalisme, mais elle continue de jouer sur la base de n¹importe quelle productivité du travail social. Elle suscite directement la lutte de classe (économique) des travailleurs pour la journée de travail « normale », qui s¹efforce de contrecarrer la tendance à l¹allongement de la durée du travail, y compris par des mesures légales arrachées à l¹Etat 35. La plus-value absolue a pour limite la préservation de la classe ouvrière elle-même. L¹histoire montre eloquemment l¹élasticité de cette limite, dès lors que la concurrence de main-d¹oeuvre et sa faiblesse d¹organisation rendent le rapport des forces défavorable à la classe ouvrière. Inversement la résistance organisée de la classe ouvrière rend cette limite plus étroite. Elle contribue ainsi à orienter le capital vers une second forme : ‹ La plus-value « relative 36 » a un principe inverse : l¹augmentation du surtravail n¹y est pas obtenue directement, par prolongation du travail nécessaire, mais par la réduction de celui-ci, en faisant baisser la valeur de la force de travail, c¹est-à-dire la valeur des marchandises nécessaires à sa reproduction. Ce résultat est obtenu par l¹élévation de la productivité du travail. L¹analyse des « méthodes » diverses utilisées par le capital pour produire de la plus-value relative met bien en évidence la solidarité qui, par-delà leur concurrence, réunit les différentes fractions du capital social dans le procès d¹exploitation : chaque capitaliste accroît son profit individuel en augmentant chez lui la productivité du travail, mais 34. Cf. Le Capital, livre I, sect. 3. 35. Cf. Le Capital, livre I, chap. 10. 36. Cf. Le Capital, livre I, sect. 4. 53 il ne contribue finalement à la production de la plus-value sur laquelle sont prélevés tous les profits individuels que dans la mesure où il contribue à abaisser ainsi la valeur des moyens de consommation de la classe ouvrière. Les méthodes qui permettent ainsi d¹élever la productivité du travail ne comportent pas, contrairement à l¹allongement du travail, de limite absolue. C¹est pourquoi elles engendrent le mode d¹organisation de la production matérielle spécifique du capitalisme. Elles reposent sur la coopération, sur la division du travail poussée entre les individus (division « manufacturière » ‹ en attendant « l¹organisation scientifique du travail », le taylorisme et le post-taylorisme actuels), sur l¹utilisation des machines remplaçant partiellement l¹activité humaine (ou plutôt se la subordonnant) et sur l¹application des sciences de la nature au procès de production, le développement de la technologie. Toutes ces méthodes concourent à élever le degré de socialisation du travail, en remplaçant le travailleur individuel, autrefois susceptible de mettre en oeuvre à lui seul les moyens de production, par un « travailleur collectif » complexe et différencié. Elles présupposent la concentration des travailleurs, donc la concentration du capital sur une échelle toujours plus grande 37. L¹analyse de la plus-value relative illustre la théorie marxiste de la combinaison des rapports sociaux de production et des forces productives matérielles (qui incluent la force de travail humaine) : elle montre comment le capitalisme, qui suppose historiquement un état donné du développement des forces productives, détermine la transformation incessante, le développement nécessaire des forces productives comme moyen de produire la plus-value ; comment le capitalisme détermine une révolution industrielle ininterrompue (alors que l¹idéologie bourgeoise représente toujours aujourd¹hui le capitalisme comme une variante de la « société industrielle », concevant la révolution industrielle comme une évolution naturelle dont le contenu ne dépendrait en rien des rapports de production ‹ c¹est-àdire d¹exploitation ‹ capitalistes). Elle montre que le développement des forces productives est la réalisation matérielle des rapports de production capitalistes. Elle montre que, dans ce développement, c¹est la transformation des moyens de production qui précède et commande les transformations dans la qualité de la force de travail. L¹analyse de Marx montre que le développement des forces productives dans le capitalisme, qui tranche avec le conservatisme relatif de tous les modes de production antérieurs, n¹est pas un développement absolu : il n¹élève la productivité du travail social que dans les limites qu¹impose à chaque capital la recherche du profit maxi- 37. Cf. infra, « L¹accumulation ». 54 KARL MARX ET LE MARXISME mum. Cependant, ce développement ne comporte aucune borne supérieure prédéterminée au-delà de laquelle il ne pourrait se poursuivre, sinon en raison des contradictions que détermine en son sein le caractère antagonique des rapports de production, et qui alimentent la lutte de classes. Précisément, cette lutte y est présente sous de multiples formes, qui sont indissociables de l¹organisation « technique » du procès de travail lui-même : dans le mode de production capitaliste, le développement de la productivité du travail a pour conditions nécessaires l¹intensification permanente du travail (les « cadences » infernales qui relaient l¹allongement de la durée du travail), la parcellisation des tâches, la déqualification relative des travailleurs, l¹aggravation tendancielle de la division du travail manuel et du travail intellectuel (qui assure au capital le contrôle absolu des moyens de production dans leur usage), le chômage « technologique » des travailleurs éliminés par la mécanisation, etc. e) L¹accumulation Le mouvement du capital ne produit la plus-value que pour se reproduire lui-même comme capital, et même se reproduire sur une échelle élargie. La reproduction simple du capital intervient lorsque la plus-value est tout entière consommée par la classe capitaliste de façon improductive. C¹est une situation idéale, fictive. La reproduction élargie, l¹accumulation du capital, est le véritable objectif de la production capitaliste. Elle en est en même temps le moyen, car seule elle permet la concentration du capital dont dépend l¹élévation de la productivité, la plus-value « relative ». En apparence, dans chaque cycle de production pris isolément, le capital et le travail proviennent de deux pôles distincts ; le capitaliste et le travailleur salarié, l¹un et l¹autre « propriétaires » d¹une marchandise, concluent un contrat d¹échange entre valeurs équivalentes (salaire contre force de travail). En réalité, dès qu¹on considère la transformation de la plus-value en capital, dès qu¹on considère le procès de reproduction du capital au cours de cycles de production successifs, le capital se révèle constitué de plus-value accumulée : le capital est du surtravail déjà extorqué, servant à l¹extorsion de nouveau surtravail. Marx écrit : « [...] chaque transaction isolée respecte la loi de l¹échange des marchandises exactement, le capitaliste achetant continuellement la force de travail, le travailleur la vendant continuellement (nous admettrons même qu¹il l¹achète à sa valeur réelle) ; dans cette mesure, la loi d¹appropriation qui repose sur la production et la circulation des marchandises (ou loi de la propriété privée) se transforme manifestement en son contraire direct par sa 55 dialectique propre, interne et inéluctable. L¹échange d¹équivalents qui apparaissait comme l¹opération originelle s¹est retourné de façon que l¹échange n¹a lieu qu¹en apparence, tandis que, premièrement, la part du capital échangée contre la force de travail n¹est ellemême qu¹une part du produit du travail d¹autrui approprié sans équivalent et que, deuxièmement, elle doit être remplacée par son producteur, le travailleur, en y ajoutant un nouveau surplus. Le rapport d¹échange réciproque entre le capitaliste et le travailleur n¹est donc plus qu¹une apparence appartenant au procès de circulation, une simple forme [...] la séparation entre propriété et travail devient la conséquence nécessaire d¹une loi qui, apparemment, découlait de leur identité 38. » Les formes économiques de la circulation marchande et les formes juridiques bourgeoises (liberté, égalité, propriété individuelle) qui leur sont exactement adaptées ne sont donc pas l¹essence ou l¹origine des rapports de production capitalistes, elles sont le moyen nécessaire de leur reproduction. L¹accumulation du capital est le phénomène tendanciel fondamental auquel se rattachent les lois économiques du mode de production capitaliste. C¹est son rythme conjoncturel qui commande le rythme d¹accroissement de la masse des salaires (et non l¹inverse comme s¹efforce de le faire croire le capitaliste). Mais celui-ci ne dépend pas seulement du taux global de l¹accumulation : il dépend surtout des transformations qu¹elle entraîne dans la composition organique du capital, qui est exprimée dans le rapport de sa fraction constante (valeur des moyens de production) à sa fraction variable (valeur de la force de travail). En tant qu¹elle repose essentiellement sur l¹élévation de la productivité du travail et sur les révolutions technologiques productives de plus-value « relative » l¹accumulation s¹accompagne d¹une élévation tendancielle de la composition organique moyenne du capital social, c¹est-à-dire d¹une disproportion croissante entre la fraction du capital (machines, matières premières) qui matérialise du travail passé, « mort », et celle qui s¹investit en travail vivant, actuel. C¹est pourquoi l¹accumulation du capital produit un double résultat historique : ‹ La concentration toujours plus grande des moyens de production, la concentration inéluctable du capital sous ses différentes formes ‹ La création d¹une permanente surpopulation relative de travailleurs, ou « armée industrielle de réserve », qui est la véritable « loi de population » de la société capitaliste, et qui peut prendre 38. Le Capital, livre I, chap. 24 (texte de l¹édition allemande). 56 KARL MARX ET LE MARXISME diverses formes selon la conjoncture et les époques historiques : les différentes formes du chômage ouvrier, partiel ou total ; les différentes formes de surpopulation « latente » créées par le capital dans les campagnes et les pays coloniaux. La conjonction nécessaire de ces deux effets et leur explication est une découverte fondamentale de Marx, constamment illustrée par l¹histoire de la société capitaliste actuelle 39. Elle montre que la reproduction de la force de travail (donc la consommation des travailleurs, leur nombre, leur qualité) est un aspect de la reproduction du capital social. « Au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autre instrument de travail, une appartenance du capital, dont le procès de reproduction implique, dans certaines limites, même la consommation individuelle des travailleurs. [...] Une chaîne retenait l¹esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce ³ propriétaire ², ce n¹est pas le capitaliste individuel mais la classe capitaliste. [...] Le procès de production capitaliste, considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement la marchandise, ni seulement la plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié 40. » Il n¹y a donc pas d¹autre moyen d¹en pallier les effets que d¹abolir ce rapport lui-même, en transformant la lutte (économique) de classe quotidienne, grâce à quoi la classe ouvrière assure sa survie, en une lutte (politique) de classe, une lutte organisée pour la transformation des rapports sociaux. Le capital en fournit lui-même les bases en concentrant la classe ouvrière et en aggravant son exploitation. Plus généralement, Marx analyse (au livre II du Capital) les conditions d¹ensemble qui permettent la reproduction du capital et son accumulation : reprenant et transformant certaines idées de Quesnay, il montre que ces conditions sont des conditions d¹inégalité entre les investissements dans le secteur I du capital social (branches de production de moyens de production) et le secteur II (production de moyens de consommation), qui correspondent à 39. Cf. Le Capital, livre I, chap. 25. 40. Les travailleurs énoncent eux-mêmes la contradiction du rapport social capitaliste dont ils subissent ainsi les effets : « Pour moi, je suis un esclave. La seule chose, c¹est qu¹on me laisse rentrer chez moi le soir, qu¹on ne me met pas de chaînes. » (L. D., O.S. 2, régleur à Renault-Billancourt, dans Jacques FRÉ- MONTIER, La Forteresse ouvrière, Fayard, 1971, p. 80). « Je suis venu ici pour travailler, un point c¹est tout. Ce n¹est pas une vie heureuse. Le patron, il peut t¹envoyer balayer les cabinets. Tu n¹as qu¹à dire oui. Sans ça c¹est un coup de pied. A la porte. Il peut te dire : ³ Tu n¹as qu¹à retourner chez toi. ² Et puis, c¹est vrai que c¹est moi qui viens ici chercher du travail. Ce n¹est pas le patron qui est venu me chercher [...]. » Un travailleur africain, dans L¹Humanité, 18-XI-71 (souligné par moi, E.B.). Telle est la réalité du travailleur « libre ». 57 l¹échelle sociale à la division de chaque capital individuel en capital constant et capital variable. Il en esquisse l¹étude mathématique en construisant les schémas de reproduction du capital social. Ce sont ces conditions qui, tout à la fois, permettent la réalisation de la plus-value (sa transformation en argent capitalisable) et permettent à chaque capital productif de trouver sur le marché les facteurs matériels de sa reproduction. Elles impliquent l¹avance permanente de la production des moyens de production sur la production des moyens de consommation : le fait que le « secteur I » du capital social constitue pour lui-même son principal « marché », la « production pour la production ». Sur ce point, il faut lire les commentaires et développements de Lénine, concentrés dans Le Développement du capitalisme en Russie 41 (1899), qui note : « Cette extension de la production sans une extension correspondante de la consommation correspond précisément au rôle historique du capitalisme et à sa structure sociale spécifique : le premier consiste à développer les forces productives de la société ; la seconde exclut l¹utilisation de ces conquêtes techniques par la masse de la population. » Ce qui, dans le mouvement du capital, n¹est que le moyen de l¹accumulation et de l¹exploitation (le développement des forces productives) en constitue aussi un résultat matériel, un « acquis » historique. f) Les « lois économiques » du capitalisme Les analyses que nous venons de résumer constituent le coeur même de la théorie de Marx, où se concentre sa nouveauté révolutionnaire. Elles impliquent l¹énoncé d¹une série d¹autres « lois économiques », dont Marx a lui-même précisé qu¹il n¹avait pu dans Le Capital, les étudier complètement, et qui apparaissent soit comme des présupposés, soit comme des conséquences de l¹analyse de la plus-value et de la reproduction du capital social. Nous serons ici néssairement brefs et partiels. L¹analyse de Marx implique l¹énoncé et la vérification d¹une « loi de la valeur ». Cette loi est généralement énoncée comme loi de l¹échange des marchandises à leur valeur, elle-même proportionnelle à la quantité de travail nécessaire à leur production. Cette formulation est cependant inexacte. Marx a repris aux économistes « classiques » (A. Smith, Ricardo) le principe de la détermination objective, matérialiste, de la « valeur » des marchandises par le temps de travail nécessaire à leur production. Mais les économistes classiques (y compris Ricardo) n¹ont 41. OEuvres complètes, tome III. 58 KARL MARX ET LE MARXISME pas été en mesure de développer scientifiquement ce principe : ils ont dû en revenir plus ou moins vite à d¹autres principes d¹explication, relevant de l¹observation empirique de la circulation marchande (de la concurrence). Cette incapacité est liée à l¹absence d¹une analyse de la plus-value et des mécanismes de sa production, comme source des « formes transformées » du profit, de l¹intérêt et de la rente, qu¹ils cherchent à expliquer directement. Elle est liée à l¹erreur (héritée d¹Adam Smith) qui consiste à réduire, en remontant de proche en proche aux cycles de production antérieurs, la valeur de toute marchandise à du salaire et du profit, c¹est-à-dire à du capital « variable ». Autrement dit, cette incapacité vient de ce que les économistes ne voient pas que la production capitaliste est production de marchandises, de valeur, uniquement en tant que production de plus-value ; ils ne « voient pas » dans cette production le rôle des moyens matériels de production (capital constant) dont l¹appropriation capitaliste reproduite en permanence permet seule de « créer » de la valeur, de dépenser du travail « vivant » en l¹ajoutant au travail « mort » capitalisé. D¹où la nécessité d¹une « critique de l¹économie politique » (c¹est le sous-titre du Capital) 42. Dans la Ire section du Capital (livre I), Marx fait l¹analyse de la notion de valeur. Il montre la différence radicale entre les deux aspects de la marchandise : son utilité (« valeur d¹usage ») et sa valeur d¹échange. L¹utilité sociale des marchandises (pour la production ou la consommation) renvoie aux caractères « concrets » (singuliers, incommensurables) du travail qui les produit et les transforme. La valeur d¹échange renvoie uniquement au travail « abstrait », c¹est-à-dire à la quantité de force humaine dépensée dans la production, et en tant que telle homogène, interchangeable. En second lieu, il distingue clairement la quantité de valeur des marchandises de leur forme de valeur, qui fait que, dans la pratique de l¹échange, une quantité d¹une marchandise donnée représente la quantité de valeur d¹une autre marchandise. Cette distinction lui permet d¹exposer une genèse logique des « formes développées » successives de la valeur, dont le terme est une théorie de l¹argent, « équivalent universel » de toutes les autres marchandises, en qui la valeur semble se matérialiser « par nature » (ou bien « par convention », variante idéologique classique). La distinction de la valeur et de la forme de valeur permet ainsi de comprendre comment le prix des marchandises (leur équivalent en argent) peut différer de leur valeur. Mais cette explication n¹est que formelle, au sens littéral du terme. 42. Cf. livre II, chap. 19, et tout le livre IV. 59 Elle ne nous permet pas de comprendre pourquoi et comment la valeur des marchandises détermine leur prix. Pour cela, il faut précisément considérer les marchandises en tant que produits de capitaux. C¹est l¹objet du livre III, sections 1 et 2 : Marx montre la nécessité tendancielle d¹un taux général de profit qui soit le même pour tous les capitaux, aux fluctuations conjoncturelles près. En effet, des capitaux différents, investis dans des branches de production différentes, ont généralement des compositions organiques différentes (cf. supra) ; et comme seul le « capital variable » est producteur de plus-value, ils rapporteraient par là même, dans des conditions données d¹exploitation de la force de travail, des profits très inégaux si les marchandises étaient vendues « à leur valeur », si la plusvalue produite par chaque capital constituait directement le profit qu¹il s¹approprie. Cette inégalité tendancielle entraîne la concurrence des capitaux, qui produit à son tour la péréquation (l¹égalisation) des taux de profit et la fixation d¹un taux général moyen. Les marchandises se vendent alors (sous réserve des variations individuelles du marché), non pas « à leur valeur », mais à leur prix de production, obtenu en additionnant les coûts de production (prix des moyens de production, salaires) et le profit moyen. Mais il va de soi (bien que Marx n¹ait pu véritablement développer ce point, d¹une importance pratique considérable) que le mouvement des prix dépend directement des conditions dans lesquelles peut s¹exercer la concurrence des capitaux, conditions qui se transforment avec l¹histoire du capitalisme. Il va de soi également que, au niveau de la société tout entière, la somme des valeurs reste toujours strictement égale à la somme des prix de production. Tel èst le véritable énoncé de la « loi de la valeur » de Marx. On peut en rapprocher directement la « loi de baisse tendancielle du taux de profit 43 » qui résulte de l¹accumulation capitaliste même : avec elle, la composition organique moyenne du capital social tend à s¹élever en permanence. Et, par conséquent, même si le capital augmente sans cesse la masse du travail salarié, en élargissant l¹échelle de la production et en détruisant toutes les formes d¹économie antérieures, il tend aussi sans cesse à en diminuer l¹importance relative, à faire baisser ainsi la plus-value en proportion du capital total investi (donc le profit). Les différents moyens que le capital met en oeuvre pour « contrecarrer » cette tendance historique se ramènent tous, en dernière analyse, soit à élargir le champ de l¹exploitation, soit à intensifier celle-ci, en compensant la diminution relative de la masse de plus-value par l¹élévation absolue 43. Le Capital, livre III, chap. 13 à 15. 60 KARL MARX ET LE MARXISME de son taux. Ils conduisent donc tous à l¹aggravàtion et à la généralisation de l¹antagonisme des classes. Les « lois économiques » énoncées par Marx ont ainsi deux caractéristiques remarquables : ‹ D¹une part ce sont des lois nécessaires, déduites du mécanisme fondamental de la production, et non pas de simples « modèlés » des variations des grandeurs économiques définies au niveau de la circulation des marchandises et des capitaux ; ‹ D¹autre part ce sont des lois tendancielles, dont les effets sont contrecarrés par suite des rapports de production même dont elles dérivent, et qui conduisent ainsi à des « contradictions ». Elles dépendent, dans leur réalisation, du développement historique de l¹accumulation capitaliste (cf. ci-dessus la concurrence des capitaux, qui prend des formes différentes en fonction de leur degre de concentration, du développement inégal du marché mondial, etc.). Elles débouchent ainsi directement sur l¹étude des phases historiques du capitalisme 44. g) Les contradictions du capitalisme En reprenant les indications données tout au long nous pouvons distinguer pour plus de clarté : ‹ Les contradictions caractéristiques du fonctionnement de la production capitaliste, qui lui confèrent une allure permanente, ouverte ou larvée, de « crise » : surproduction, impossibilité de contrôler à l¹échelle sociale le processus de reproduction et de développement des forces productives, développement inégal des capitaux dont la concurrence ruine tout à coup des régions ou des branches de production entières, alternance cyclique des périodes de prosperité et de dépression. Ces contradictions dépendent des conditions historiques dans lesquelles des capitaux individuels se consacrent à la production de la plus-value. Elles composent le tableau d¹ensemble de ce que Marx appelait « l¹anarchie de la production marchande ». ‹ La contradiction fondamentale du mode de production capitaliste qui le constitue et qui implique par conséquent à la fois sa nécessité historique et la nécessité de sa destruction : la contradiction des classes sociales antagonistes, du capital et du travail. En dernière analyse, toutes les contradictions du mode de production capitaliste, y compris les contradictions dans le développement des forces productives, s¹expliquent par la nécessité de l¹extorsion de plus-value, de surtravail. Et, de même, elles ont toujours pour conséquences d¹aggraver l¹antagonisme de classes (car ce n¹est pas 44. Cf. LÉNINE, L¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme. 61 le capital, du moins à l¹échelle sociale, qui pâtit de la crise ; au contraire, comme le dit Marx, grâce à la crise, « le mode de production capitaliste écarte spontanément les obstacles qu¹il lui arrive parfois de créer » ; ce sont toujours les travailleurs qui paient lé prix de la crise et le prix de la « remise en ordre »). Mais si le fonctionnement même du capital constitue déjà une lutte de classes permanente dont il reproduit (« éternise ») les facteurs, il développe ainsi toujours davantage la force de ceux qui « sont autant l¹invention de l¹époque actuelle que le machinisme luimême [...] les fils premiers-nés de l¹industrie moderne, et qui ne seront certainement pas les derniers à contribuer à la révolution sociale qu¹implique cette industrie, une révolution qui signifie l¹émancipation de leur propre classe dans le monde entier, aussi universellement que la domination du capital et l¹esclavage salarié sont universels 45 ». Le capital engendre ses propres « fossoyeurs ». 3. Conclusion : le matérialisme historique Qu¹est-ce que le « capital », en somme ? Ce n¹est pas une « chose » (argent, moyens de production) : il doit être au contraire étudié comme un processus cyclique qui se déroule en permanence à l¹échelle de la société tout entière, et dont le moment principal est celui de la production ; c¹est là que, simultanément, s¹effectue la transformation matérielle de la nature et la création de plus-va]ue : c¹est là que s¹effectue le travail sous la condition d¹être (de fournir) un surtravail. Ce n¹est pas un titre juridique, par exemple la propriété juridique (privée) des moyens de production. Certes la propriété juridique (qui prend historiquement une série de formes, du capitalisme individuel au monopole d¹Etat) est indispensable au fonctionnement du capital, de même que lui est indispensable la forme juridique, en apparence distincte, du travail salarié. Mais il ne s¹agit là que des conditions requises pour le fonctionnement des rapports de production capitalistes, qui sont le processus réel d¹appropriation du travail par le moyen de l¹appropriation des moyens de production, que le cycle capitaliste reproduit sans cesse. En tant que rapport social, la propriété capitaliste est identique au travail salarié. L¹un ne peut pas exister historiquement sans l¹autre. Le capital est un système de rapports sociaux de production, qui ne recouvre pas autre chose que l¹existence du surtravail. De même, 45. Marx aux ouvriers anglais, 14 avril 1856. 62 KARL MARX ET LE MARXISME la « loi de la valeur » développée par le mode de production capitaliste ne recouvre pas autre chose qu¹un mode particulier de répartition du travail social entre les différentes branches de production et de régulation de cette répartition en vue de l¹obtention du surtravail. Mais le surtravail a d¹autres formes d¹existence historique que la forme capitaliste : la rente féodale aussi est une forme de surtravail, souvent immédiatement visible (dans la corvée), et que le capital a dû abolir pour se développer lui-même. Le capital n¹est qu¹un système de rapports sociaux historiques, transitoires, et avec lui l¹ensemble des catégories « économiques » de la circulation et de la comptabilité marchandes qu¹il requiert et généralise. Mais cette formulation est insuffisante. Elle pourrait faire penser que l¹analyse de Marx conduit à un relativisme historique : faire du capital une simple forme historique, limiter son domaine de validité... L¹analyse de Marx enseigne en réalité autre chose, en quoi tient toute la simplicité et toute la difficulté de l¹idée de dialectique (Lénine disait dans ses Cahiers sur la dialectique que le relativisme est à la dialectique ce que l¹idéalisme est au matérialisme). Elle découvre dans le mécanisme même de cette « forme historique » (le mécanisme de la plus-value) les causes de transformation des conditions matérielles dans lesquelles elle apparaît (la productivité du travail, la révolution des forces productives) ; les contradictions dont le développement produira sa propre « négation », sa propre destruction ; les agents de cette transformation (le prolétariat) dont les capacités techniques, les formes d¹organisation politique, l¹idéologie, préfigurent en partie des rapports sociaux à venir. Le capital, l¹ensemble des rapports sociaux, doivent être définis indissolublement comme processus, comme contradiction et comme tendance historique. Cela dit, il ne suffit nullement d¹avoir analysé la détermination économique de la dialectique de la lutte des classes pour être en mesure d¹en expliquer et d¹en maîtriser les phases concrètes. Sur cette « base », il faut savoir analyser également la « superstructure » politique et idéologique dont le fonctionnement est nécessaire à la reproduction de l¹ensemble des rapports sociaux, par où passe également leur transformation, et qui consiste en luttes de classes spécifiques, irréductibles à la seule lutte économique. De même, il faut être en mesure d¹analyser le complexe des luttes de classes qui, au sein d¹une formation sociale donnée (la France de 1848, la Russie de 1917, le marché impérialiste mondial de 1970), renvoient à des modes de production différents, inégalement développés : la question de la paysannerie a toujours été le point le plus difficile de la théorie et de la tactique marxistes. Ces développements, Marx n¹a pu, pour 63 sa part, les accomplir systématiquement, à la suite du Capital. Mais il les a largement esquissés, et il en a mis les conclusions en pratique tout au long de son activité de militant 46. Marx n¹est pas le seul auteur de son oeuvre : le fait était, de son temps, unique. € Dans l¹exposé d¹ensemble qu¹on vient de lire, qui date de 1971, certaines formulations sont très allusives, d¹autres équivoques sur tel ou tel point. J¹ai tenté de les compléter et de les améliorer dans les études suivantes. D¹autre part, le découpage des articles prévus par un dictionnaire « encyclopédique » m¹a contraint à effacer en partie le rôle d¹Engels, ou bien à faire passer l¹oeuvre et l¹action communes sous le seul nom de Marx. Mais je ne prétends pas à l¹exhaustivité. Cela irait sans dire, si la distinction du « bon » Marx et du « mauvais » Engels ne restait aujourd¹hui encore un des ponts aux ânes de l¹antimarxisme. 46. Cf. supra, 1re partie. 64 II LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? ROBESPIERRE, Discours du 4 novembre 1792 La dictature, c¹est un grand mot rude, sanglant, un mot qui exprime la lutte sans merci, la lutte à mort de deux classes, de deux mondes, de deux époques de l¹histoire universelle. On ne jette pas de tels mots en l¹air. LÉNINE, Notes d¹un publiciste, 1920 Le Manifeste communiste, que leurs premiers camarades de lutte « commandèrent » à Marx et Engels en des circonstances aujourd¹hui lointaines, est toujours l¹un des textes fondamentaux de notre formation théorique révolutionnaire. Non le seul, mais presque toujours, pour des centaines de milliers de militants communistes à travers le monde, le premier, celui qui jette les bases et trace les grandes perspectives d¹une connaissance scientifique de la société et de son histoire, étroitement liée à la lutte du prolétariat. C¹est à ce titre que nous l¹étudions. Dans la préface à l¹édition de 1890, Engels a retracé l¹histoire du Manifeste communiste : l¹histoire de sa rédaction, celle des conditions dans lesquelles on l¹a lu, et des effets qu¹il a produits. « L¹histoire du Manifeste, écrit-il, reflète jusqu¹a un certain point l¹histoire du mouvement ouvrier moderne. » De fait, aux trois étapes dans cette histoire d¹une brochure correspondent exactement trois grandes étapes distinctes dans l¹histoire du mouvement ouvrier international. Remettons-les en mémoire : ‹ Avant les révolutions de 1848, l¹époque du socialisme et du communisme « utopiques », celle des sectes révolutionnaires (mais aussi, en Angleterre, celle du premier essor et des premières batailles pour le mouvement syndical et politique de masse) ; ‹ De 1850 à 1872, l¹époque de l¹Association internationale des travailleurs (Ire Internationale, fondée en 1864), qui s¹achève avec la Commune de Paris et ses conséquences ; ‹ Enfin, après 1872, l¹époque des premiers partis ouvriers de masse (surtout en Allemagne), des partis nationaux ayant pour doctrine le « socialisme scientifique », c¹est-à-dire le marxisme, et qui constitueront la IIe Internationale. Le Manifeste, rédigé à la veille des révolutions de 1848, ne fut réédité et diffusé largement dans toute l¹Europe qu¹après 1870, lorsque le marxisme apparut comme l¹expression théorique néces- 69 saire du mouvement politique du prolétariat. Il est apparemment absent de la deuxième étape ou, plutôt, il y est occulté. Mais en fait, la situation est plus complexe, car ses thèses fondamentales sur l¹autonomie historique de la lutte de classe prolétarienne, sur son caractère nécessairement internationaliste, y reçoivent d¹autres formulations. Il ne s¹agit donc pas d¹un simple décalage dans le temps entre la théorie et la pratique. Plus profondément, à la transformation du mouvement ouvrier et de sa place dans le processus historique des luttes de classes correspond une transformation dans le rapport de la théorie du Manifeste au mouvement ouvrier. Pouvons-nous faire un pas de plus, et parler de transformations nécessaires dans la théorie elle-même ? Prise au sens fort, la formule d¹Engels comporterait alors une autre application : elle nous mettrait sur la voie de découvertes concernant le lien nécessaire, non pas externe, circonstanciel, mais interne et réciproque entre la théorie marxiste et le mouvement ouvrier. Elle nous permettrait de comprendre pourquoi, unique en son genre et rompant avec toutes les autres, la théorie marxiste n¹a pas été momifiée ou progressivement rejetée par le mouvement ouvrier, mais transformée par lui en même temps qu¹elle le transformait. Elle nous ferait avancer dans la connaissance du processus dialectique de « fusion » de la théorie et de la pratique. En effet, le Manifeste a fait l¹objet, dans son texte même, de transformations : corrections, précisions, voire de véritables rectifications, liées à des étapes déterminées de ce processus. Ainsi, dans leur préface à l¹édition russe de 1882 (qui est le dernier texte publié par Marx), Marx et Engels ont-ils pris en compte la transformation de la conjoncture et des rapports sociaux à l¹échelle mondiale, depuis 1847-1848 : cette préface se termine par l¹annonce des effets que pourrait avoir une révolution russe. Ainsi, dans sa préface de 1883 (et dans la note au bas de la première page du chapitre I), Engels, qui était en train de rédiger L¹Origine de la famille, de la propriété privée et de l¹Etat d¹après les notes de Marx sur Morgan et ses propres travaux, « corrige » la thèse initiale du Manifeste (« l¹histoire de toute société jusqu¹à nos jours n¹a été que l¹histoire de luttes de classes »), en se référant à la préhistoire « non écrite » des sociétés. Ce point mériterait naturellement à lui seul toute une étude. Mais la plus importante de toutes les corrections est aussi la première en date, et elle se donne ouvertement comme telle. Elle est énoncée dans la préface de 1872, comme le résultat immédiat de la Commune de Paris : car la Commune de Paris porte une leçon théorique qui achève celle des révolutions de 1848, et elle domine de sa signification et de ses effets la nouvelle période qui s¹ouvre, 70 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » la conjoncture dans laquelle la théorie du Manifeste est en quelque sorte « réactivée », réactualisée. Voici le texte de Marx et Engels : « Bien que les circonstances aient beaucoup changé au cours des vingt-cinq dernières années, les principes généraux exposés dans ce Manifeste conservent dans leurs grandes lignes aujourd¹hui encore toute leur exactitude. Il faudrait revoir, çà et là, quelques détails. Le Manifeste explique lui-même que l¹application des principes dépendra partout et toujours des circonstances historiques données, et que, par suite, il ne faut pas attribuer trop d¹importance aux mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd¹hui. Etant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les vingt-cing dernières années et les progrès parallèles qu¹a accomplis, dans son organisation en parti, la classe ouvrière, étant donné les expériences, d¹abord de la révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris, qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est au jourd¹hui vieilli sur certains points. La Commune, notamment, a démontré que ³ la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l¹Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte ². (Voir La Guerre civile en France, Adresse du Conseil général de l¹Association internationale des travailleurs, où cette idée est plus longuement développée.) » Nous savons donc sur quel point précis du texte porte la rectification nécessaire : la fin du chapitre II du Manifeste, constituant un « programme de mesures révolutionnaires ». Et nous savons ce qui, en première instance, constitue cette rectification : le texte de La Guerre civile en France, dont un passage décisif est directement cité. Mais qu¹on me permette une nouvelle citation. Il est clair en effet que, si Marx et Engels ont parfaitement vu et indiqué (qui d¹autre l¹aurait fait pour eux?) en quoi consistait la correction qu¹ils opéraient eux-mêmes, et sur quel point elle portait, seule l¹histoire ultérieure du mouvement ouvrier en a fait apparaître toute l¹importance. Jusqu¹au moment où Lénine a pu être en mesure, parce qu¹il y était contraint, de l¹expliquer. C¹est ce qu¹il fit dans L¹Etat et la Révolution, où il écrit notamment ceci : « La seule ³ correction ² que Marx ait jugé nécessaire d¹apporter au Manifeste communiste, il la fit en s¹inspirant de l¹experience révolutionnaire des communards parisiens. 71 « La dernière préface à une nouvelle édition allemande du Manifeste communiste, signée de ses deux auteurs, est datée du 24 juin 1872. Karl Marx et Friedrich-Engels y déclarent que le programme du Manifeste communiste ³ est aujourd¹hui vieilli sur certains points ². « La Commune, notamment, a démontré ‹ poursuivent - ils ‹ que ³ la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l¹Etat, toute prête, et de la faire fonctionner pour son propre compte ². [...] » Les derniers mots de cette citation, mis entre guillemets, sont empruntés par les auteurs à l¹ouvrage de Marx, La Guerre civile en France. Ainsi, Marx et Engels attribuaient à l¹une des leçons principales, fondamentales, de la Commune de Paris une portée si grande qu¹ils l¹ont introduite, comme une correction essentielle, dans le Manifeste communiste. Chose extrêmement caractéristique : c¹est précisément cette correction essentielle qui a été dénaturée par les opportunistes, et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorent certainement le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations. Qu¹il nous suffise, pour l¹instant, de marquer que « l¹interprétation » courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous est que celui-ci aurait souligné l¹idée d¹une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc. En réalité, c¹est exactement le contraire. L¹idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir ³ la machine d¹Etat toute prête ², et ne pas se borner à en prendre possession 1. » Ajoutons que la « correction » du Manifeste est mentionnée par Lénine, non pas dans un seul passage, mais, tantôt longuement, tantôt allusivement, dans tous les chapitres de L¹Etat et la Révolution à partir du second. Elle constitue ainsi véritablement une clé du livre tout entier, que Lénine dut écrire afin de réparer ce qui était, 1. LÉNINE, L¹Etat et la Révolution, OEuvres complètes, tome XXV, p. 447-448. La traducùon française du passage de La Guerre civile en France de Marx diffère légèrement, dans la traduction courante du livre de Marx (Editions sociales), reprise dans le Manifeste (Editions sociales), et dans la traduction de L¹Etat et la Révolution (OEuvres complètes de Lénine, Paris-Moscou, tome XXV). Je respecte cette différence. Le texte allemand dit : « Aber die Arbeiterklasse kann nicht die fertige Staatsmaschinerie einfach in Besitz nehmen usw... ». C¹est donc la traduction des OEuvres de Lénine qui est le plus littéralement exacte (« prendre la machine d¹Etat toute prête ») Mais la traduction francaise courante (« prendre telle quelle la machine d¹Etat »), qui, replacée dans le contexte, va dans le même sens, lève à bon droit toute equivoque sur l¹lnterprétation de ce « toute prête » (s¹il était encore besoin). 72 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » alors, « l¹ignorance » pas tout à fait innocente des « quatre-vingtdix- neuf centièmes » des lecteurs du Manifeste communiste. Oui, c¹est bien d¹une correction essentielle qu¹il s¹agit : essentielle car elle n¹a cessé d¹être le point sensible de la lecture de Marx, et plus encore la pierre de touche de la pratique des « marxistes ». Essentielle parce qu¹elle concerne un point sensible et décisif de la théorie de Marx elle-même, qui y joua plusieurs fois son sort, et l¹y joue sans doute encore aujourd¹hui. Essentielle parce que, dans le mouvement d¹une rectification nécessaire, elle dénonce à l¹avance une déformation que nous savons maintenant tout aussi nécessaire historiquement. Ainsi cette correction, selon qu¹elle est opérée ou non, admise ou refusée, pratiquée effectivement ou refoulée, tracerait une ligne de démarcation incontournable. C¹est pourquoi je propose ici de l¹étudier d¹un peu près. 1. Les thèses du « Manifeste » sur l¹Etat du prolétariat Pour pouvoir opérer correctement la rectification énoncée par Marx, il faut d¹abord analyser le texte du Manifeste. Le voici, tel qu¹il a été désigné sans ambiguïté : « Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa domination politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l¹Etat, c¹est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives. Cela ne pourra, naturellement, se faire au début que par une violation despotique du droit de propriété et des rapports de production bourgeois, c¹est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les différents pays. Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application : 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l¹Etat. 73 2. Impôt fortement progressif. 3. Abolition de l¹héritage. 4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles. 5. Centralisation du crédit entre les mains de l¹Etat, au moyen d¹une banque nationale, dont le capital appartiendra à l¹Etat, et qui jouira d¹un monopole exclusif. 6. Centralisation, entre les mains de l¹Etat, de tous les moyens de transport. 7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d¹après un plan d¹ensemble 8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d¹armées industrielles, particulièrement pour l¹agriculture. 9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne. 10. Education publique et gratuite de tous les enfants ; abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu¹il est pratiqué aujourd¹hui. Combinaison de l¹éducation avec la production matérielle, etc. Les différences de classe une fois disparues dans le cours du développement, toute la production étant concentrée entre les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d¹une classe pour l¹oppression d¹une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe unifiée, s¹il s¹érige par une révolution en classe dominante, et, comme classe dominante, détruit par la violence les anciens rapports de production, il détruit, en même temps que ces rapports de production, les conditions de l¹antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe. A la place de l¹ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » On excusera une aussi longue citation, à nouveau, s¹il est vrai que la lecture complète du texte de Marx nous montre nettement ceci : dans ce passage du Manifeste figure bien l¹énumération d¹une série de « mesures » politiques et économiques, plus ou moins adaptables aux circonstances. Mais ces mesures ne peuvent nullement être prises pour de simples procédés particuliers, d¹un caractère technique et purement conjoncturel, insuffisants pour nous découvrir l¹essentiel de la politique du prolétariat. Au contraire, ces « mesures » (depuis l¹expropriation et le travail obligatoire jusqu¹à la suppression de la division du travail sous sa forme actuelle, en passant par la 74 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » centralisation de toute l¹économie entre les mains de l¹Etat, qui en est la clé de voûte), ces « mesures » font corps avec la politique révolutionnaire du prolétariat, et c¹est à cette politique même, dans ses principes, que nous sommes renvoyés dès qu¹il s¹agit de les apprécier ou de les corriger. En fait, le texte montre encore plus : il inscrit logiquement ces mesures et cette politique à leur place nécessaire dans la succession des étapes du processus historique qui, partant du capitalisme (et à travers lui, de toutes les formes antérieures de l¹exploitation et de la lutte des classes), est déjà en train de nous porter vers la société sans classes, vers le communisme. Par là, il montre que cette politique, avec les mesures qu¹elle implique, est historiquement nécessaire : elIe est le seul processus de réalisation effective des objectifs historiques du prolétariat. Ou encore : si la tendance à la disparition de tous les antagonismes de classes est objectivement inscrite dans la situation de classe du prolétariat, dans la nature spécifique de l¹antagonisme qui l¹oppose au capital, cette politique n¹est rien d¹autre, mais rien moins que la réalisation de la tendance. Arrêtons-nous déjà sur ce point, qui met en évidence tout l¹enjeu du problème. Si notre lecture est correcte, il s¹agit dans ce texte de cela même que Marx et Engels donnent tout au long du Manifeste comme l¹essence de la position des « communistes » : la position qui simultanément unifie le mouvement, sur sa base matérielle de classe autonome 2, et le pousse effectivement vers son propre avenir 3. Mais pourquoi le mouvement ouvrier a-t-il paradoxalement besoin d¹être poussé (ou tiré) vers son propre avenir ‹ précisément par la politique que nous venons de voir définie ‹, de même qu¹il a besoin d¹être unifié sur sa propre base d¹unité de classe ? Pour le comprendre il faut rapporter tout ce qui vient d¹être dit à une idée fondamentaie de Marx, qu¹il exprime notamment au début du Manifeste, en écrivant : « L¹histoire de toute société jusqu¹à nos jours n¹a été que l¹histoire de luttes de classes. [...] En un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininter- 2. « Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n¹ont point d¹intérêts qui les séparent de l¹ensemble du prolétariat. Ils n¹établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat ; 2. dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. » 3. « Ils combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l¹avenir du mouvement. » 75 rompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en luttes. » Or il n¹y a pas d¹autre nécessité dans le communisme que dans toutes les luttes de classes de l¹histoire antérieure : c¹est la leçon de tout le Manifeste qui, pour la première fois, démontre que le communisme n¹est pas un idéal moral, mais le résultat de l¹histoire réelle. Et cette histoire est toujours, dans sa structure de luttes et de transformations, « ouverte » : pas plus qu¹elle ne se dirige vers une fin idéale, elle n¹est l¹accomplissement d¹un programme fixé à l¹avance. Cette idée fondamentale, qui distingue le matérialisme historique de toute philosophie ou théologie de l¹histoire, et dont on pourrait trouver ailleurs d¹autres formulations, signifie que l¹avenir est nécessaire, matériellement déterminé, mais non prédéterminé, nécessaire justement en tant qu¹il n¹est pas prédéterminé. Cela signifie que la « tendance » historique ne se réalise jamais automatiquement, ni sous l¹effet du hasard et de l¹accumulation des hasards, ni sous l¹effet de quelque destin ou providence. Nous le comprenons maintenant, dans ce système de « mesures », il s¹agit finalement de la politique du prolétariat en tant que pratique nécessairement inscrite dans sa propre tendance historique, et nécessaire à sa réalisation. Mais qu¹est-ce qui détermine la nature, les conditions et les objectifs de cette pratique ? Le texte de Marx et Engels est organisé en fonction de trois termes ou notions, qui sont présents du début à la fin. Ce sont : 1. L¹Etat. 2. « L¹organisation du prolétariat en classe dominante. » 3. La transformation des rapports de production. C¹est en pensant correctement ces trois termes, au sein d¹une même analyse, qu¹on pourra penser, même très abstraitement, la destruction des rapports d¹exploitation actuels, donc la fin de l¹existence du prolétariat comme classe particulière, exploitée et dominée, donc la fin de l¹existence même des classes et de leur lutte, sous quelque forme que ce soit. En dehors des conditions matérielles que définissent ces termes, les perspectives d¹abolition de l¹exploitation ne sont qu¹un songe creux. Nous sommes donc bien ici au centre de la théorie de Marx et de sa politique. Et nous sommes aussi, non par hasard, au point où se sont toujours concentrées, avec les difficultés pratiques, les critiques ou « réfutations » de Marx, « de gauche » ou « de droite », y compris celles qui prétendent déceler et viser en lui le promoteur 76 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » d¹un « socialisme d¹Etat » aussi contraignant que le capitalisme même. Pour Marx, qui écrit en ce sens, un peu plus haut, que « toute lutte de classes est une lutte politique », la question de la politique coïncide, non pas en soi (formellement), mais matériellement, dans les seules conditions réelles déterminées par l¹histoire, avec la question de l¹Etat. Tendant, pour abolir l¹exploitation, à la transformation des rapports de production eux-mêmes (et non seulement des rapports juridiques, politiques ou des seuls rapports de repartition de la richesse), la politique du prolétariat est commandée par son propre rapport à l¹Etat. Et la question de la révolution prolétarienne est politiquement, pratiquement, commandée par la question de la nature de l¹Etat, de sa conquête et de sa disparition. On peut, me semble-t-il, résumer en quatre points les aspects principaux de l¹argumentation de Marx, du point de vue théorique. 1. Une définition de l¹Etat Cette définition a une forme très remarquable. Elle est explicite dans la formulation : « [...] entre les mains de l¹Etat, c¹est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante ». C¹est là selon Lénine, une définition « intéressante au plus haut point », et « qui est également au nombre des ³ paroles oubliées ² du marxisme [...] très précisément oubliée parce qu¹elle est absolument inconciliable avec le réformisme ; elle heurte de front les préjugés opportunistes habituels et les illusions petites-bourgeoises quant à l¹évolution pacifique de la démocratie ² 4 [...] ». Je renvoie à toute la suite du commentaire de Lénine qu¹il faut absolument relire. Prenons bonne note des explications de Lénine, car aucune rectification éventuelle de cette définition ne peut revenir en deçà de ce qu¹elle nous apprend. Cette définition du Manifeste est déjà inconciliable avec le réformisme aussi bien que l¹anarchisme, elle situe Marx, dans le Manifeste, au-delà de la ligne de démarcation de classe qu¹il trace lui-même dans la théorie, et rend tout à fait dérisoires les spéculations de ceux qui, aujourd¹hui encore, s¹interrogent sur ses « tendances » étatistes ou, au contraire, anarchistes (libertaires, etc.). Ce qui intéresse d¹abord Lénine, dans cette définition, c¹est qu¹elle affirme la nécessité pour le prolétariat d¹organiser sa domination politique pour « mater », « réprimer » la résistance de la classe des exploiteurs, c¹est-à-dire de la bourgeoisie. Qui dit classe dominante 4. L¹Etat et la Révolution, op. cit., p. 435. 77 dit classe dominée, et dominée par la force organisée, concentrée, de l¹Etat. Mais cette définition est intéressante encore à un autre titre, à cause de sa forme conceptuelle. Elle nous renvoie manifestement l¹analyse du premier chapitre du Manifeste, consacrée à l¹histoire économique et politique de la bourgeoisie. Nous y trouvons bien l¹idée de la bourgeoisie organisée en classe dominante, organisée pour cela « dans l¹Etat représentatif moderne » (au sein duquel « le gouvernement moderne n¹est qu¹un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière »). C¹est le résultat des luttes historiques qui ont conduit d¹abord à l¹existence, puis à l¹organisation (donc à l¹autonomie politique), enfin à la domination de la bourgeoisie dans la société. La formulation de Marx dans le Manifeste procède donc d¹une définition « générale » (ou du moins commune aux deux situations historiques), qui englobe : 1. l¹Etat = la bourgeoisie organisée en classe dominante ; 2. l¹Etat = le prolétariat organisé en classe dominante ; soit : l¹Etat, c¹est la classe dominante elle-même, en tant qu¹elle organise sa domination, ou, ce qui revient au même, en tant qu¹elle s¹organise pour exercer sa domination. J¹aurai l¹occasion de montrer les problèmes que pose la forme particulière de cette définition. 2. Une définition de la révolution Elle se constitue dans la suite des formules : « conquête du pouvoir politique », « conquête de la démocratie », « violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production », « destruction par la violence de l¹ancien régime de production ». Ces formules font de l¹Etat le moyen et, par là même, le premier objectif de la révolution. Nous voyons qu¹elles associent déjà les deux pôles entre lesquels s¹établit la tension caractéristique du concept marxiste de « révolution » (prolétarienne) : cette révolution implique à la fois « démocratie » et « despotisme » (ou violence), reliés par un signe d¹égalitéidentité ; elle est l¹unité, voire l¹identité de la « démocratie » et du « despotisme ». Comment penser cette unité contradictoire ? Il est clair que, dans le Manifeste, Marx se contente de la poser, de l¹affirmer sans démonstration ni illustration concrète possible (seulement un programme, ce qui est bien différent). Mais pourquoi cette affrmation ? Est-ce pour satisfaire, comme d¹autres, à une double 78 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » exigence morale de justice, de droit, de progrès... et en même temps d¹efficacité politique ? Certainement pas. Mais au contraire : Marx « pratique » ici de façon intentionnelle la négation de l¹opposition métaphysique traditionnelle établie par la philosophie politique bourgeoise et petite-bourgeoise entre le droit et le fait, la justice et la violence, la force et le droit, la démocratie et le despotisme, etc. Cette affirmation nouvelle, qui est en même temps la négation et la critique d¹une problématique idéologique invétérée, pose un problème, plutôt qu¹elle ne le résout. Remarquons cependant ceci : cette définition de la révolution n¹est pas seulement un moment de la définition de la politique du prolétariat (avec sa « stratégie », qui fait de la conquête du pouvoir le point décisif, et sa « tactique », en partie laissée aux « circonstances »), c¹est aussi une définition politique de la révolution. Plus précisément, c¹est, dans le principe au moins, la définition d¹une forme politique ; si « démocratie », « despotisme » sont des formes, voire des « systèmes » politiques, définis au niveau de ce que Marx appelle par ailleurs les « superstructures » sociales, il en est de même, nécessairement, pour toute combinaison, même contradictoire, de telles formes. Elle n¹a donc pas sa raison en elle-même, à son propre niveau, mais seulement dans son rapport à une « base » matérielle ou, mieux : au processus d¹ensemble dans lequel elle se constitue sur une base matérielle. Finalement, deux problèmes sont donc simultanément posés : celui des formes politiques concrètes nécessaires à la révolution et celui du rapport qu¹elles ont à la base matérielle du processus révolutionnaire tout entier. 3. Le processus révolutionnaire Les questions que pose cette première définition de la révolution sont développées par Marx et Engels en des termes qui nous font faire un pas de plus. La révolution prolétarienne n¹est pas conçue comme un acte, l¹acte du prolétariat réalisant son propre programme ou projet, même si c¹est bien la pratique politique du prolétariat qui accomplit la révolution (Marx dira plus tard qu¹elle doit en « accoucher » l¹histoire dans la violence). La révolution n¹est pas conçue simplement comme un acte, mais comme un processus objectif. Dans un tel processus, les « mesures » constituant un programme révolutionnaire ne sont qu¹une « première étape », que d¹autres suivront nécessairement, et qu¹elles ne contiennent pas encore. Elles engagent le processus, mais elles n¹abolissent pas les antagonismes de classes, comme si cette abolition pouvait faire l¹objet d¹un décret ou 79 même d¹un renversement (« violent ») : elles produisent seulement les conditions matérielles dans lesquelles, « au cours du développement », les antagonismes de classes peuvent disparaître. La « révolution » prolétarienne, c¹est tout l¹ensemble de ce processus. Et par conséquent, l¹essence même de cette révolution réside dans la force ou le jeu de forces qui lui communique son mouvement. Les « mesures » initiales, écrit Marx, « économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais [...] au cours du mouvement se dépassent elles-mêmes ». Insuffisantes et insoutenables parce que, nous l¹avons appris des termes mêmes du Manifeste, l¹objectif ultime de la révolution est, à première vue, tout autre : c¹est l¹abolition de « la condition d¹existence du capital » : le salariat. Est-ce à dire qu¹elles se dépassent elles-mêmes, selon un mouvement « spontané », un « auto-mouvement », parce que insuffisantes et insoutenables ? La raison de leur dépassement nécessaire est-elle dans leur insuffisance même ? Est-ce la force « négative » d¹un manque, ce qu¹on peut bien appeler une négativité ? Ou bien peut-on dire qu¹elles se dépassent dans les résultats matériels qu¹elles produisent, et que Marx indique : la centralisation de la production (entre les mains de l¹Etat) et le développement des forces productives ? Mais aucun de ces résultats ne contient à lui seul de quoi expliquer le passage nécessaire à l¹abolition des classes, si l¹on n¹explique d¹abord dans quelles conditions, sous quels rapports sociaux (politiques et économiques) le résultat est obtenu. Nous sommes donc ramenés à notre question. En fait, la force qui pousse à dépasser toutes les étapes ne provient ni du manque de ce qui est à réaliser dans l¹avenir et de son exigence (explication purement idéaliste) ni des simples résultats économiques et juridiques de la première étape (explication mécaniste et évolutionniste) : elle ne peut être qu¹homogène à celle qui a été décrite dans toute la première partie du Manifeste : force matérielle résultant à chaque instant de l¹antagonisme même des classes. S¹il y a force, tendance, et donc processus, c¹est seulement parce qu¹il y a antagonisme. Ainsi se trouve introduit l¹aspect principal de ce processus, en même temps que le problème qu¹il pose : le processus révolutionnaire est lui-même de part en part un processus de luttes de classes. En d¹autres termes, il s¹agit d¹un processus de luttes de classes aboutissant à l¹abolition de la lutte de classes, par une nécessité interne, inscrite dans la structure spécifique de cette lutte, qui résulte de toutes les autres et ne ressemble à aucune autre. Ainsi se présente pour la lutte des classes une troisième issue possible, radicalement nouvelle, distincte à la fois de la « destruction des deux classes en lutte » et de la constitution d¹une autre forme de domination de 80 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » classe. « L¹organisation du prolétariat en classe dominante », la conquête du pouvoir d¹Etat, constitue seulement le premier moment de cette lutte. Mais ce moment est décisif, puisque c¹est lui, précisément, qui crée les conditions de cette forme nouvelle, inconnue jusqu¹alors, de la lutte des classes, sans pour autant, bien au contraire, en représenter le résultat final. Donc sans en prédéterminer, sans en garantir d¹aucune façon le résultat final. Arrêtons-nous ici un instant. Ces formulations, qui nous permettent de comprendre en quoi consiste le problème théorique posé à Marx par la nécessité de la révolution prolétarienne, sont, si j¹ose dire, purement verbales. Elles contiennent pourtant, sinon un véritable savoir scientifique (de quel objet ? rien n¹est plus absurde à imaginer qu¹une « prospective marxiste »), du moins une orientation théorique et politique, et c¹est à ce titre qu¹elles ont joué un rôle pratique immense dans l¹histoire du mouvement ouvrier, où elles ont elles-mêmes constitué de véritables forces matérielles. Parce que, loin d¹ajouter une solution « marxiste » à toutes celles que le socialisme et le communisme idéologiques proposent pour « sortir » des contradictions de la société actuelle, les formulations de Marx posent un problème totalement différent du leur, elles ont effectivement ouvert la voie à la lutte révolutionnaire des organisations prolétariennes, dont la progression s¹est continuée chaque fois qu¹a pu être maintenue l¹ouverture du problème posé par Marx. De ce fait même, les formulations de Marx concernant le processus révolutionnaire sont une des clés de la problématique du matérialisme historique. Elles renforcent et confirment la thèse fondamentale du Manifeste, dont elles permettent de comprendre le caractère strictement dialectique : « L¹histoire de toute société jusqu¹à nos jours n¹a été que l¹histoire de luttes de classes. » A cette règle il n¹y a pas d¹exceptions, pas même celle que constituerait le passage au communisme, à la « société sans classes ». L¹histoire n¹avance pas par le « bon côté », mais par le « mauvais côté », elle n¹avance pas par l¹anticipation de son avenir pacifique et « radieux », mais seulement par les luttes de son présent et c¹est la contradiction de ces luttes qui permet de penser quelque chose comme leur avenir ou leur résultat. Allons plus loin. Le texte de Marx est remarquable en ce qu¹il exclut totalement la « solution » de bon sens qui consisterait à dire : la lutte de classes cesse « tout simplement » parce qu¹une des classes (le prolétariat) l¹emporte, et, dans sa victoire, élimine son adversaire. Cette solution (le combat cessant « faute de combattants ») n¹en est pas une, car elle ne se réfère qu¹à un concept formel de la « lutte », comme face à face d¹adversaires symétriques, et applicable à n¹importe quelle lutte. Mais la dialectique historique de Marx n¹est pas 81 une « théorie de la lutte » (ou de la contradiction) en général. C¹est la théorie d¹une lutte particulière, matériellement déterminée. Et le Manifeste montre déjà (ce qui deviendra un concept clair et développé avec la théorie de la plus-value, dans Le Capital) que les termes de cette lutte (les classes) ne sont pas des personnages ou des protagonistes existant en dehors d¹elle, apparaissant ou disparaissant de façon indépendante l¹un de l¹autre, mais sont eux-mêmes, matériellement, des effets de la lutte, c¹est-à-dire des effets des conditions antagonistes de la production sociale. Ce sont ces conditions antagonistes, ce sont les rapports d¹exploitation qu¹il faut transformer. On comprend alors qu¹il soit nécessaire, pour penser la fin de l¹exploitation, de penser la constitution d¹un Etat du prolétariat, qui s¹oppose à toutes les formes de la propriété capitaliste, et les détruit violemment de façon à remplacer une forme d¹appropriation de la production par une autre. On comprend que soient ainsi créées les conditions d¹une organisation de la production sociale opposée à celle qui, historiquement, a produit l¹Etat comme moyen de domination, et qui doit par conséquent entraîner sa disparition. Mais ce qu¹on ne comprend pas tout à fait, c¹est la modalité de cette transformation qui fait passer l¹association des individus (producteurs) du statut d¹un Etat à celui d¹une association « libre », qui n¹est plus un Etat. Et cette difficulté rejaillit sur le processus tout entier, puisqu¹elle concerne le point décisif de la révolution, la forme dans laquelle se concentre et se joue la lutte. La formulation de Marx est ici, comme le répète plusieurs fois Lénine, en visant précisément ce passage du Manifeste, une formulation abstraite. Il faut se souvenir, selon les termes du même Lénine, que la vérité, donc la connaissance, est toujours « concrète ». C¹est pourquoi la formulation de Marx nous reconduit aux mêmes difficultés que présentait déjà la définition des formes politiques de la révolution, et qui concernent cette fois la base même de sa conception. Enonçons-les de nouveau : dans ce texte célèbre de Marx, avonsnous affaire à autre chose qu¹une simple affirmation, sur le mode de la description, des caractéristiques contradictoires du processus ? En d¹autres termes : nous savons que les rapports sociaux existants dans la société bourgeoise sont des rapports réellement contradictoires, qui reposent sur l¹antagonisme inconciliable du capital et du prolétariat ; c¹est la nature même de cet antagonisme qui explique la nécessité de son dépassement, donc la transformation réelle des contradictions qui en dérivent ; et c¹est précisément pour penser cette transformation qu¹il faut introduire le concept, lui-même contradictoire, de la révolution prolétarienne, transformation de la lutte en non-lutte par le développement d¹une lutte nouvelle, abolition des 82 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » termes mêmes entre lesquels il y a lutte (les classes sociales) par le surcroît et le déchaînement de leur lutte. Finalement, pour penser la solution d¹une contradiction réelle, avons-nous fait autre chose qu¹introduire une contradiction logique ? Certes, nous entendons bien que cette difficulté est celle de toute « dialectique ». D¹un point de vue matérialiste, la solution d¹une telle difficulté n¹a pas à être inventée théoriquement, par un pur effort d¹argumentation : elle doit être produite pratiquement. Nousmêmes, qui relisons le texte de Marx après un siècle et plus, pouvons désigner les « solutions » qui ont commencé à se réaliser dans la pratique : ce sont les révolutions socialistes successives, la Commune de Paris, la révolution soviétique d¹Octobre, la révolution chinoise. Elles sont bien réelles. Est-ce à dire cependant que la difficulté ne puisse être énoncée que sous cette forme abstraite, qui la bloque dans sa position même, et par conséquent qu¹elle ne puisse être vraiment expliquée dans le détail de sa nécessité ? En d¹autres termes, allons-nous devoir convenir que la dialectique de la lutte des classes et de la révolution communiste échappe finalement dans son contenu à la théorie ? Et comment penser alors, en les expliquant conformément à la théorie de Marx, l¹histoire des révolutions socialistes concrètes, leurs succès, leurs échecs, comment penser la portée universelle des leçons qu¹elles délivrent et les appliquer dans notre pratique, si, dans le principe, les pouvoirs de la théorie s¹étendent jusqu¹à la veille du processus révolutionnaire, mais pas au-delà ? 4. La « fin de la politique » Examinons, pour en terminer avec l¹analyse des formulations de Marx dans le Manifeste, un dernier point. Nous relevons en effet une thèse qui tout à la fois concentre les éléments précédents, y compris les « difficultés » que nous y découvrons, et leur donne une nouvelle formulation très importante. Cette thèse est impliquée dans la formule : « Les antagonismes de classes une fois disparus [...] alors le pouvoir public perd son caractère politique 5. » Dans cette formulation, trouvons-nous quelque chose de plus que 1. l¹idée que toute lutte de classe est une lutte politique, 2. l¹idée que la domination politique d¹une classe implique le pouvoir d¹Etat de cette classe, 3. l¹idée de la disparition nécessaire de l¹Etat par suite de la disparition des rapports de classes ? Oui, semble-t-il : nous y trouvons, sur cette base, la thèse de la disparition nécessaire du politique comme tel dans l¹histoire humaine. Non seulement une forme déterminée de « politique » transformée 5. On sait que cette thèse figure aussi, sous une forme très voisine, dans Misère de la philosophie. 83 en une autre par des conditions nouvelles, mais la disparition pure et simple de toute « politique » quelles qu¹en soient les formes. Autrement dit, nous trouvons l¹idée d¹une forme d¹organisation sociale (association des individus, organisation et appropriation collective de la production, etc.) comme telle non politique ou, mieux : étrangère à toute politique, a-politique. Dans ces formulations de Marx, « fin de l¹Etat » implique, semble-t-il, « fin de la politique », et non seulement fin des institutions ou appareils politiques du passé, mais fin de la pratique politique. On m¹objectera peut-être qu¹il s¹agit ici d¹une pure question de terminologie : libre à quiconque, en un sens, de définir comme il l¹entend les termes qu¹il emploie ; et par exemple, libre à Marx d¹identifier « politique » et « Etat », en sorte que la fin de l¹Etat soit par définition la fin de la politique, de la pratique politique. Cette objection pourtant n¹est pas tenable. Elle n¹aurait de sens que si nous n¹avions affaire ici (et dans le matérialisme historique en général) qu¹à un système théorique reposant sur ses propres conventions initiales, sur ses « axiomes » posés arbitrairement. Alors le matérialisme historique ne serait que l¹équivalent « théorique » de l¹utopisme constamment combattu par Marx. Mais nous avons affaire, dans le Manifeste, comme l¹indique son titre même, à tout autre chose. Qu¹on se souvienne de la thèse (au début du chapitre II), selon laquelle les communistes « n¹établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier ». Marx et Engels ne traitent de « l¹avenir » que par rapport à des luttes présentes, et en des termes qui constituent en eux-mêmes des interventions pratiques dans ces luttes, sur la base même du langage dans lequel elles se formulent. C¹est pourquoi, tôt ou tard, ces termes ont pu en venir à fonctionner comme des mots d¹ordre. La terminologie nous reconduit donc à ses propres effets, qui sont nécessaires et non pas conventionnels. Et, par là même, aux questions que soulève une telle thèse supplémentaire : qu¹implique-t-elle ? à quoi s¹oppose-t-elle ? Marx nous parle d¹un pouvoir public ayant perdu son caractère politique. Jouant ici encore, pour les critiquer, sur des oppositions de catégories idéologiques bourgeoises, il nous suggère de penser un « pouvoir public » en dehors de son rapport à des institutions « privées », et avant tout à la propriété privée. Reste que cette indication est, une fois de plus, purement négative et provisoire. Cette thèse, qu¹il faut prendre dans sa forme la plus tranchée pour ne pas esquiver les problèmes qu¹elle pose, n¹est pas sans faire penser immédiatement à d¹autres formulations célèbres du marxisme. Avant tout à la formulation ultérieure d¹Engels : « Le gouvernement des pèrsonnes (die Regierung über Personen) fait place à l¹administration 84 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » des choses (die Verwaltung von Sachen) et à la direction des opérations de production 6. » Formule qui, certes (j¹y reviendrai), nous parle des personnes (donc des individus) et non des classes, mais qui présente le grand intérêt de n¹être pas seulement négative. Elle détermine une contrepartie à la disparition de l¹Etat, mettant du même coup en pleine lumière le caractère non politique de cette contrepartie : l¹administration des choses, la direction du procès de production. Ouvrons ici une parenthèse. On sait que cette formule vient de Saint-Simon. Engels nous l¹indique lui-même un peu plus haut dans l¹Anti-Dühring (III, chap. 1) : « En 1816, [Saint-Simon] proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l¹économie. Si l¹idée que la situation économique est la base des institutions politiques n¹apparaît ici qu¹en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l¹abolition de l¹Etat dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. » Chez Saint-Simon, la thèse a une signification à la fois utopique et technocratique. Utopique, puisqu¹elle réclame la transformation immédiate, le renversement de la politique en « science de la production » industrielle, qui l¹abolit en la « réalisant ». Elle a de plus une signification technocratique : puisque ce n¹est pas, comme le croit Saint-Simon, la tendance spontanée de l¹économie industrielle, puisque, en fait, l¹Etat et la politique ne peuvent disparaître d¹euxmêmes, mais seulement sous l¹effet d¹une longue lutte de classes, le mot d¹ordre d¹administration des choses, etc., ne peut correspondre dans la pratique qu¹à une domination politique qui n¹ose pas s¹avouer comme telle, et se dissimule sous de prétendus impératifs « économiques », « techniques », etc. Chez Engels, ces deux aspects disparaissent précisément dans la mesure où, conformément à ce qu¹exposait déjà le Manifeste, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat est posée comme étape et moyen nécessaires. Mais la question reste entière de savoir si, dans ces conditions, l¹idée d¹une pure « administration des choses », l¹idée de la société non politique, a bien un tout autre contenu. Nous la laisserons ouverte pour le moment. 6. Anti-Dühring, IIIe partie, chap. 2. 85 2. Les leçons de la Commune Nous pouvons maintenant en venir à la rectification opérée par Marx en 1872, cette « correction essentielle » dont parle Lénine. Dans cette correction, de quoi s¹agit-il, pour le désigner d¹un mot ? Il s¹agit de la dictature du prolétariat, dont le concept est développé dans La Guerre civile en France et dans les textes ultérieurs de Marx et Engels en se référant toujours explicitement à l¹expérience de la Commune de Paris. Il n¹est pas possible d¹examiner ici tous les problèmes qui sont ainsi soulevés : il s¹agit seulement d¹identifier le point précis de la correction. Nous remarquons d¹abord que le terme de « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le Manifeste, même s¹il s¹y présente plusieurs expressions voisines. En effet, quelle que soit l¹origine du terme (blanquiste, selon certains), le concept de dictature du prolétariat n¹a été défini par Marx que dans la période suivante, après la rédaction du Manifeste. Plus précisément, il a été constitué en deux temps : ‹ Premier temps : de 1848 à 1852 (voir les textes de la Nouvelle Gazette rhénane, des Luttes de classes en France, du 18 Brumaire) Marx en donne une définition seulement négative : il expose la nécessité d¹opposer à la dictature de la bourgeoisie, que réalise l¹Etat moderne (y compris l¹Etat démocratique de la république parlementaire), une dictature du prolétariat ; il montre qu¹il faut par là même « briser la machine d¹Etat existante », au lieu de l¹utiliser et de la « perfectionner » comme l¹ont fait toutes les révolutions politiques antérieures, notamment les révolutions françaises successives. Marx tire ainsi les leçons de l¹échec du prolétariat en 1848-1849. ‹ Deuxième temps : dans La Guerre civile en France, analysant ce qui, dans la Commune de Paris, n¹est pas un échec, mais, au contraire « du seul fait de son existence et de son action » « un pas en avant d¹une portée universelle », Marx peut donner une définition positive de la « dictature du prolétariat ». Autrement dit, il peut, non pas grâce à un pur effort théorique, mais sous l¹effet pratique d¹une véritable expérimentation historique, montrer vers quoi s¹oriente pratiquement la révolution prolétarienne, analyser les aspects de son expérience qui ont d¹emblée « une portée universelle ». La dictature du prolétariat, telle que l¹esquisse la Commune de Paris, c¹est, selon Marx, « essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs 86 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser la libération économique du travail 7 ». Entre l¹action « économique » de la Commune, sa pratique de transformation des rapports de production et sa forme politique de dictature du prolétariat, il y a un rapport nécessaire. Non seulement ce type nouveau de « politique économique » présuppose l¹ensemble de la politique nouvelle d¹un « gouvernement de la classe ouvrière », mais celle-ci a pour condition matérielle une forme politique nouvelle d¹exercice et de réalisation du pouvoir, et la destruction radicale des anciennes. Je renvoie ici, pour plus de détails, au texte même de La Guerre civile en France (et au commentaire de Lénine dans L¹Etat et la Révolution). On pourra s¹y convaincre que les deux aspects principaux de cette forme politique nouvelle sont : 1. Le peuple en armes, condition et garantie de toutes les autres mesures (à la place de l¹armée permanente) ; 2. La suppression du parlementarisme et du fonctionnarisme, devenus la base du fonctionnement de l¹Etat bourgeois : la subordination directe (révocabilité et responsabilité immédiates) des élus et des fonctionnaires, replacés au niveau de l¹ensemble du peuple (y compris par leurs « salaires d¹ouvriers »), la fin de l¹apparente indépendance de la justice, de l¹administration, de l¹enseignement, etc. Ce ne sont là, une fois de plus, que des « mesures immédiates », imposées par les circonstances, mais ces mesures ont un objectif unique : démanteler la machine d¹Etat existante, placée « au-dessus » de la société, et la remplacer par une forme politique différente. C¹est pourquoi, comme le note Marx, il s¹agit, en raison même des contradictions qu¹elle comporte, d¹une « forme politique susceptible de se développer de façon ininterrompue », de se transformer à nouveau dans le sens de la tendance objective qu¹elle indique (même si l¹échec final de la Commune dans sa lutte militaire contre les classes dominantes interrompt ce développement, et oblige à le reprendre plus tard, ailleurs, dans des conditions différentes). Ces premières mesures suffisent cependant à prouver que la dictature du prolétariat est bien la réalisation matérielle de la vieille « contradiction » entre démocratie et despotisme (violence, dictature), la démocratie « pour l¹immense majorité » sous la forme de la dictature d¹une classe, celle des travailleurs. Elle est surtout la réalisation matérielle d¹un Etat qui est en même temps déjà autre chose qu¹un Etat, « d¹Etat [...] elle se transforme en quelque chose qui n¹est plus, à proprement parler, un Etat 8 ». 7. La Guerre civile en France, op. cit. 8. L¹Etat et la Révolution, op. cit. 87 Autrement dit, la Commune ne prouve pas seulement que ce qui paraissait « impossible » est « possible 9 ». Elle prouve que la contradiction (où la philosophie idéaliste voit la marque de l¹impossible) est la marque du possible nécessaire : du réel comme tel. Mais beaucoup plus concrètement ‹ et la « correction » apportée au Manifeste dans les faits devient maintenant claire ‹ la Commune prouve que le « non-Etat » (la destruction de l¹Etat) n¹est pas seulement un résultat final du processus révolutionnaire. C¹en est au contraire un aspect initial, immédiatement présent, sans lequel il n¹y a pas de processus révolutionnaire du tout. Sans doute, comme le montre Lénine contre toute interprétation anarchiste, l¹extinction (la disparition) complète de l¹Etat ne peut se produire qu¹après la disparition complète des rapports de classes (de l¹exploitation sous toutes ses formes) : mais cette extinction commence immédiatement, et son commencement immédiat, non pas dans une intention, mais dans des mesures pratiques qui contredisent directement l¹inévitable « survivance » de l¹Etat, est la condition matérielle de la transformation effective des rapports de production aussi bien que de la disparition définitive de l¹Etat lui-même. Voilà sans aucun doute le point essentiel. Nous pouvons donc nous retourner vers le texte du Manifeste, et donner une première réponse à la question initiale : pourquoi Marx et Lénine parlent-ils de rectification, de « correction essentielle » ? en quoi consiste-t-elle ? J¹avancerai ceci : il faut prendre ces termes au sens fort. Ils impliquent eux aussi (mais cette fois au sein de la théorie et de son histoire) une véritable contradiction. Pour comprendre la nécessité de l¹histoire de la théorie marxiste, il faut aller jusqu¹à trouver et énoncer une contradiction entre le Manifeste et La Guerre civile en France, et non pas un simple « développement », un « enrichissement », une « évolution », etc. Mais cette contradiction n¹oppose pas, de façon indéterminée, deux théories : c¹est une contradiction déterminée, localisée, intérieure à la théorie elle-même. En résumé : 1. le terme de dictature du prolétariat est absent du Manifeste ; 2. la nécessité immédiate pour la révolution prolétarienne de « briser la machine », de briser « l¹appareil d¹Etat existant », est absente ; 3. les mesures pratiques correspondant, même sous une forme insuffisante et particulière, à la destruction et à « l¹extinction » de l¹Etat y sont totalement absentes : cette extinction n¹est pensée que 9. « Oui, Messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l¹expropriation des expropriateurs [...]. Mais c¹est du communisme, c¹est ³ l¹impossible ² communisme ! » (La Guerre civile en France.) 88 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » comme un objectif final lointain. Il n¹est question que de l¹utilisation positive de l¹Etat. Nous pouvons énoncer ce résultat en d¹autres termes : dans le Manifeste, « destruction (puis extinction) de l¹Etat » et « révolution prolétarienne » apparaissent comme deux processus distincts. D¹un côté, l¹extinction de l¹Etat n¹est pas véritablement un processus révolutionnaire, un processus de lutte et d¹affrontements sociaux, nécessairement « violent » en ce sens, mais seulement une évolution ou le résultat d¹une évolution. Il n¹est pas nécessaire d¹en faire l¹objectif d¹une pratique déterminée, il suffit d¹en réaliser peu à peu les conditions matérielles (économiques). L¹extinction de l¹Etat sera donnée à la longue, de surcroît. D¹un autre côté, la révolution prolétarienne ne comporte pas, comme un de ses aspects nécessaires, la destruction de l¹Etat, la contradiction entre sa destruction nécessaire et son utilisation également nécessaire. Par contre, il y a dans le Manifeste, nous l¹avons vu, l¹idée problématique de la démocratie identique à un « despotisme » (voire à une dictature), de la conquête du pouvoir politique par la violence, de l¹organisation du prolétariat en classe dominante. Nous pouvons donc affirmer ceci : certes, comme le montre Lénine, la formulation du Manifeste est déjà inconciliable avec l¹opportunisme, elle suffit (ou plutôt elle a suffi dans une conjoncture déterminée) à rompre avec lui, elle se situe sur le terrain du matérialisme historique, où elle pose un problème qui ne pourra plus disparaître. En même temps, comme le remarque également Lénine, cette formulation est « abstraite ». Cependant cette abstraction ne peut se concrétiser sans qu¹apparaisse une contradiction. Ce qui lui manque n¹est pas une simple lacune (un côté ‹ l¹Etat ‹ serait déjà présent, l¹autre ‹ le « non-Etat » ‹ serait encore absent). Mais cette absence affecte dans son fond la thèse présente dans le Manifeste. Et par conséquent, quand la contradiction apparaît, le sens du Manifeste se trouve rétrospectivement changé. Bien entendu, tout cela a été et continue d¹être politiquement capital : car en politique ce ne sont pas les intentions ou les interprétations possibles d¹un texte théorique qui comptent, mais seulement sa lettre, dans la mesure où elle produit des effets politiques. Nous avons donc le droit de dire que le Manifeste est politiquement équivoque, ou mieux : grevé d¹une indécision, sur un point essentiel, à condition de bien comprendre que cette indécision n¹apparaît qu¹après coup ou, ce qui revient au même, correspondait à l¹indécision réelle dans laquelle se trouvait le mouvement ouvrier avant 1848 et, surtout, avant 1871. Et enfin, à la condition de comprendre que la théorie du Manifeste, prise à la lettre, était elle-même une 89 des conditions nécessaires à la levée de l¹indécision théorique qu¹elle contenait. 3. La rectification Il s¹agit maintenant d¹indiquer quelles sont les conséquences de cette rectification, dont certaines sont seulement esquissées ou même problématiques, sur l¹ensemble des thèses du Manifeste et du matérialisme historique. On peut en énumérer d¹emblée au moins cinq, d¹ailleurs étroitement liées entre elles : 1. Une transformation de la définition de l¹Etat. 2. Une transformation de la théorie de l¹histoire de l¹Etat. 3. Une première détermination concrète du problème de l¹abolition des classes et de l¹exploitation (pourquoi la révolution prolétarienne, à la différence de toutes les autres, ne peut-elle conduire à aucune forme nouvelle d¹exploitation ?). 4. La possibilité de sortir définitivement du cercle de l¹antinomie politique de l¹anarchisme et du réformisme, de l¹opportunisme « de gauche » et de l¹opportunisme « de droite ». 5. La possibilité, voire la nécessité, de poser à nouveau, en termes différents, le problème de la « fin de la politique », du remplacement de la pratique politique par la pratique « purement économique » de l¹administration des choses, etc. Je me contenterai de quelques indications portant sur le premier et le dernier point, de façon à en montrer la connexion. 1. Nouvelle définition de l¹Etat La « rectification » de Marx implique une transformation dans la définition de l¹Etat (à vrai dire, ce point n¹est pas strictement séparable du suivant : une transformation dans la conception de l¹histoire de l¹Etat). Posons tout de suite le point essentiel, qui permet de faire avancer, dans la mesure même, où elle la rectifie, la problématique du Manifeste : la définition nouvelle de l¹Etat repose sur la distinction du pouvoir d¹Etat et de l¹appareil d¹Etat. C¹est donc une définition complexe de l¹Etat à la fois comme pouvoir d¹Etat et comme appareil de l¹Etat. Il me faut ici mettre le lecteur en garde : une telle définition n¹a rien à voir avec ce qui pourrait être l¹objet d¹une prétendue « science politique marxiste », je veux dire une typologie des formes (essen- 90 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » tiellement juridiques) du pouvoir d¹Etat et de l¹appareil d¹Etat, et de leurs combinaisons. En réalité, il s¹agit d¹analyser les conditions historiques de la canquête et de l¹exercice du pouvoir d¹Etat, en tant qu¹elles dépendent de la nature de l¹appareil d¹Etat créé par les classes dominantes. La thèse de Marx (développée ensuite par Engels et Lénine) est celle-ci : le pouvoir politique d¹une classe dominante comme la bourgeoisie ne s¹exerce pas « directement », mais « indirectement », en un double sens. Le pouvoir politique ne s¹exerce pas directement, au sens où la domination économique d¹une classe (l¹appropriation des moyens de production et, sur cette base, l¹extorsion du surtravail) se suffirait à elle-même. N¹oublions pas que cette domination ou, plus précisément, l¹exploitation du travail qu¹elle rend possible est à la fois la base de toute domination et l¹objectif qu¹il s¹agit d¹atteindre en permanence : elle est « reproduite » par l¹ensemble de la lutte de classe de la classe dominante. Mais, précisément de ce point de vue, elle ne se suffit pas : elle exige le « détour » d¹une lutte de classe proprement politique. Le pouvoir politique ne s¹exerce pas non plus directement au sens où la classe dominante exercerait elle-même comme collectivité un pouvoir politique sur les classes dominées. Cette situation peut sembler avoir été approchée dans certains cas, comme dans la « cité » antique, où les propriétaires sont en même temps les citoyens : mais, si tant est qu¹une telle situation pure ait vraiment existé, c¹est de toute façon une situation dont le développement historique de l¹Etat s¹éloigne, au lieu de la développer. En ce sens, l¹Etat capitaliste, l¹Etat de la classe capitaliste, ce n¹est jamais l¹Etat des capitalistes (ce n¹est jamais un « syndicat » de capitalistes). Autrement dit, la classe dominante ne se définit pas directement comme un « sujet » politique (on aurait dit à l¹époque classique « le souverain »). Si tel était le cas, il n¹aurait d¹ailleurs pas été nécessaire de rechercher et de retrouver, « derrière » les apparences de l¹Etat, la réalité des classes qui le commandent, définies en dernière instance par leur place dans le procès de production-exploitation. En fait, le pouvoir politique d¹une classe dominante s¹exerce réellement par l¹intermédiaire d¹un appareil spécialisé, placé « au-dessus » de la société, c¹est-à-dire au service de la classe dominante. De plus (ce point est d¹une extrême importance pratique), les modalités de ce service sont différentes dans des formations sociales différentes, bien qu¹elles remplissent une « fonction » générale commune, au service de classes dominantes successives. D¹où précisément l¹apparence de pérennité de l¹Etat. Dans L¹Origine de la famille, Engels a commencé d¹étudier ces 91 modalités et l¹histoire de la constitution de l¹appareil d¹Etat. Il a notamment attiré l¹attention sur les « détachements spéciaux d¹hommes armés », qui constituent le noyau proprement répressif de l¹appareil d¹Etat, et sur la base matérielle nécessaire que constitue le tribut d¹Etat ou l¹impôt. L¹impôt est une forme économique spécifique, distincte comme telle de la plus-value (donc du profit) et, plus généralement, de toutes les formes historiques successives du surproduit directement issues des rapports d¹exploitation, bien qu¹il ne puisse exister que sur la base de ces formes, et qu¹il se transforme historiquement avec elles. Les oeuvres « politiques » de Marx et Engels, depuis la période des révolutions de 1848, contiennent d¹autre part une riche succession d¹analyses des formes de l¹appareil d¹Etat capitaliste et de sa fonction dans la lutte des classes. Il est donc essentiel d¹examiner les conséquences de cette « différence ». Par suite de l¹existence nécessaire de l¹appareil d¹Etat (et grâce à elle), le pouvoir politique d¹une classe sur une ou plusieurs autres se transforme, et ainsi se réalise de façon complexe. Très schématiquement, il se réalise par le jeu simultané de deux séries de rapports : 1. Il implique d¹une part le pouvoir (pouvoir de fait, résultat de luttes historiques) de représentants de cette classe sur l¹appareil : ces représentants sont eux-mêmes une fraction déterminée de la classe dominante ; et ce pouvoir peut être l¹enjeu d¹une lutte, non seulement entre les classes, mais entre des fractions de la classe dominante (voir, en France, les « révolutions » de 1830 et de 1848-1851, ou, plus près de nous, le « coup d¹Etat » du 13 mai 1958). 2. Il implique d¹autre part le pouvoir (pouvoir légalement organisé) de l¹appareil sur la « société », en tant que collection de groupes ou d¹individus rassemblés en face de l¹appareil et par rapport à lui. Autrement dit, le pouvoir politique d¹Etat ne se présente pas, mieux : ne se réalise pas sous la forme d¹un rapport d¹une classe à l¹autre, bien que ce soit justement à ce niveau du pouvoir politique d¹Etat, recouvrant l¹ensemble des procès de production sociaux, que le rapport de classes est maintenu et reproduit en permanence dans la lutte des classes. Entendons-nous bien : l¹existence de l¹appareil d¹Etat réalise, sous une « forme transformée », la domination politique de la classe dominante, bien qu¹il ne soit nullement à l¹origine de cette domination politique. A l¹origine de la domination politique, il ne peut y avoir que le rapport de forces à l¹intérieur de la lutte de classes et, en particulier, en dernière instance, dans la lutte de classes « économique », dans l¹exploitation. Il n¹y a donc pas de puissance surnaturelle de l¹appareil comme tel (voire de « l¹institution », cible préférée de la fausse critique petite-bourgeoise de l¹Etat, de Prou- 92 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » dhon et Stirner à nos jours). Si la domination politique n¹a de réalisation et de réalité que dans le fonctionnement de l¹appareil d¹Etat, celui-ci est totalement inintelligible détaché du rapport de classes qu¹il réalise. Dans le fonctionnement de l¹appareil d¹Etat, le rapport de classes est donc dissimulé, et dissimulé par le mécanisme même qui le réalise. En effet, l¹appareil d¹Etat n¹a jamais affaire aux classes comme telles, pas plus à celles qui détiennent en fait le pouvoir qu¹à celles qui lui sont soumises. De ce fait, le pouvoir politique se présente comme un pouvoir (une « autorité ») de l¹Etat lui-même sur la « société », que celle-ci soit définie par une hiérarchie de statuts (castes, états, etc.) ou comme une collectivité de personnes individuelles (plus ou moins égales). Plus précisément, c¹est l¹existence de l¹appareil d¹Etat qui constitue l¹un en face de l¹autre (et l¹un recouvrant l¹autre) « l¹Etat » et « la société ». Il faut bien comprendre que ce mécanisme n¹est pas en lui-même une illusion, pas plus que les formes juridiques qui l¹institutionnalisent : ce n¹est pas en apparence, mais très réellement que les prolétaires comme les capitalistes sont des individus libres et égaux, et c¹est comme tels qu¹ils sont enregistrés à l¹état civil, qu¹ils vont (ou ne vont pas) à l¹école, qu¹ils font (ou ne font pas) leur service militaire, qu¹ils votent (ou non) aux élections et aux plébiscites, qu¹ils sont (ou ne sont pas) élus députés ou conseillers municipaux, qu¹ils signent (ou non) des contrats de propriété ou d¹embauche, etc. Mais ce mécanisme est nécessairement producteur d¹illusion ou de méconnaissance quant au rapport de classes qu¹il réalise. Parce qu¹il est lui-même objectif, réalisé dans des pratiques matérielles, il permet d¹expliquer objectivement ce qui fait l¹illusion nécessairement liée à la représentation de l¹Etat et incorpore cette illusion même à son mode de fonctionnement, bref ce qui fait de l¹appareil d¹Etat, à travers des institutions et des pratiques déterminées, non seulement un appareil répressif, mais aussi un appareil idéologique 10. L¹appareil d¹Etat doit donc être constitué de façon à permettre 10. Ces formulations restent indicatives, bien qu¹elles suffisent à notre objectif présent. Elles ne nous indiquent pas comment fonctionnent, dans leur complémentarité, l¹aspect répressif et l¹aspect idéologique de l¹appareil d¹Etat : ce qui obligerait à distinguer nettement et à analyser les appareils idéologiques d¹Etat. C¹est ce qu-a tenté Althusser, sous la forme d¹une première esquisse, dans La Pensée de juin 1970. Dans le Manifeste, cette illusion est à la limite difficile à comprendre, ce qui conduit Marx, en des formules équivoques, à représenter la société bourgeoise comme une société qui « déchire tous les voiles » de la religion, de la famille, de l¹Etat, et qui contraint tous les hommes à « envisager enfin leurs conditions d¹existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés », une société dans laquelle la fin des illusions politiques serait le résultat spontané des rapports de production capitalistes eux-mêmes. 93 l¹exercice du pouvoir par une classe déterminée. Il doit permettre l¹exercice du pouvoir par ses « représentants ». Il faut donc que ceux-ci soient transformés en représentants de « la société », (re) produits comme ses représentants légitimes du fait de la structure de l¹appareil, et du fait qu¹ils y occupent un « poste » ‹ qu¹ils soient à ce poste élus, nommés ou recrutés selon d¹autres modalités. D¹où la forme de l¹Etat, avec ses hiérarchies (dont la hiérarchie fondée sur l¹égalité juridique est un cas particulier, ultime) et ses rapports de dépendance (dont la dépendance fondée sur la liberté individuelle est un cas particulier, ultime). Voilà pourquoi, brièvement dit, chaque classe dominante a pour tâche et pour objectif historiques non seulement de se servir de l¹appareil d¹Etat, mais d¹abord de le créer, de le développer, de l¹organiser, de le transformer (le caractère « typiquement » politique des révolutions françaises de 1789, de 1830, de 1848, souligné par Marx, consiste justement à ses yeux dans le fait qu¹elles isolent relativement ce processus, et en font l¹enjeu immédiat de certaines conjonctures de la lutte des classes). Evidemment, ce mécanisme est, pour parler comme Marx, « perfectionné », il est poussé à l¹extrême de sa réalisation dans les formes historiques de l¹Etat qui sont l¹aboutissement des luttes de classes du passé : la « démocratie bourgeoise », où le fonctionnement de l¹appareil d¹Etat inclut, sous l¹effet de toutes les luttes de classes antérieures, toute la « société » directement dans le fonctionnement de l¹appareil, tout en l¹opposant totalement à elle par une spécialisation et une centralisation sans précédent. Les représentants de la classe bourgeoise qui exercent le pouvoir qu¹elle détient sur l¹appareil d¹Etat doivent alors, d¹une façon ou d¹une autre, être transformés en représentants « du peuple » entier. De ce point de vue, il n¹y a pas contradiction, mais étroite complémentarité entre les analyses du Manifeste, dans lesquelles Marx montre comment « pour atteindre ses fins politiques propres, la bourgeoisie doit mettre en branle le prolétariat tout entier », et les analyses du parlementarisme et du suffrage universel données dans le 18 Brumaire et les textes ultérieurs. 2. Une nouvelle pratique de la politique Revenons alors à la dictature du prolétariat et à sa première définition. Il faut essayer de préciser, en nous en tenant toujours, par principe, aux mêmes textes, cette idée d¹un Etat qui est aussi déjà un « non-Etat », par rapport à la distinction du pouvoir d¹Etat et de l¹appareil d¹Etat. On sait que cette idée n¹a jamais cessé de paraître littéralement absurde à l¹idéologie politique bourgeoise, même lorsqu¹elle fait 94 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » mine de prendre en considération, abstraitement, l¹idée d¹une fin de l¹Etat. Ou bien l¹Etat existe et fonctionne, ou bien il n¹existe pas : entre les deux termes de cette « alternative », l¹idéologie bourgeoise ne voit de place que pour des « solutions moyennes » pour une situation intermédiaire entre l¹Etat et le non-Etat, au sens d¹une gradation (ou plutôt d¹une dégradation) continue et progressive. Mais si le « non-Etat » n¹est que le degré zéro vers lequel tend la dégradation de l¹Etat, autrement dit, si nous n¹avons jamais affaire qu¹à un seul terme, l¹Etat lui-même, alors la formule de Marx est bien impensable, un jeu de mots ou un non-sens. C¹est précisément de cette aporie « logique » que la nouvelle distinction opérée par Marx permet de sortir. Que prouve en effet la Commune, du « seul fait de son existence et de son action », et que Marx enregistre dans La Guerre civile ? S¹il y a un Etat qui est déjà dans une certaine mesure autre chose qu¹un Etat, un « non-Etat », ce n¹est évidemment pas parce que le pouvoir d¹Etat du prolétariat serait atténué, en voie d¹extinction ; au contraire il se renforce et ne doit cesser de se renforcer au long de la dictature du prolétariat. Mais c¹est dans la mesure où l¹appareil d¹Etat n¹est déjà plus un appareil d¹Etat dans le sens où toute l¹histoire antérieure l¹a perfectionné et où la lutte de classes elle-même ne cesse de renforcer cette tendance. Car le « peuple armé » (à ne pas confondre évidemment avec le service militaire obligatoire), aussi bien que l¹abolition du fonctionnarisme et du parlementarisme, signifient la fin de la spécialisation et de la séparation caractéristiques de l¹appareil d¹Etat. Et par conséquent, alors que, dans toute l¹histoire passée, le renforcement du pouvoir d¹Etat d¹une classe a toujours eu pour condition matérielle le renforcement de l¹appareil d¹Etat, nous nous trouvons pour la première fois en présence d¹une situation exactement contraire : le renforcement du pouvoir d¹Etat a pour condition l¹affaiblissement de l¹appareil d¹Etat ou, plus exactement, la lutte contre l¹existence de l¹appareil d¹Etat. Le fait qui se découvre ainsi, nous pouvons l¹énoncer sous une forme générale : les classes exploiteuses et la classe exploitée qui, pour la première fois dans l¹histoire et en raison même de sa place dans la production, est en mesure de prendre le pouvoir pour ellemême, ne peuvent exercer leur pouvoir (et même leur pouvoir absolu : leur « dictature ») par les mêmes moyens et donc dans les mêmes formes. Elles ne le peuvent pas, non au sens d¹une impossibilité morale, mais au sens d¹une impossibilité matérielle : la machine de l¹Etat ne fonctionne pas « pour le compte » de la classe ouvrière ; ou bien elle ne fonctionne pas du tout, ou bien elle fonctionne, mais pour le compte de quelqu¹un d¹autre, qui ne peut être que l¹adver- 95 saire de classe. Il est impossible au prolétariat de conquérir, puis de garder et d¹utiliser le pouvoir politique en se servant d¹un instrument analogue à celui qui servait aux classes dominantes, ou bien il le perd nécessairement sous une forme ou une autre, « violente » ou « pacifique ». Or cette transformation révolutionnaire a une double condition, qui permet seule de comprendre le rôle qu¹elle peut jouer immédiatement dans la transformation des rapports de production, qui mènera à la disparition de l¹exploitation du travail : 1. La première condition, c¹est l¹existence, à côté de l¹appareil d¹Etat, d¹organisations politiques d¹un type nouveau, des organisations politiques de masse, des organisations politiques de travailleurs, qui contrôlent l¹appareil d¹Etat et se le soumettent, y compris sous sa forme nouvelle. C¹est devant de telles organisations que, selon les termes de Marx, les élus et les fonctionnaires dont il est impossible de se passer d¹emblée sont « immédiatement responsables et révocables ». Entendons qu¹ils ne sont pas responsables devant des individus, même devant des travailleurs pris individuellement. Ces organisations étaient représentées dans la Commune sous une forme ébauchée, par des « clubs » de travailleurs-soldats et de leurs familles 11. Ainsi s¹esquisse l¹organisation effective de « la majorité » qui tend à abolir le mécanisme de la « représentation » du peuple, le jeu de renvoi des représentants de la classe dominante aux représentants « de la société » dans l¹appareil d¹Etat. 2. Mais la deuxième condition est encore plus importante, car elle conditionne la précédente : c¹est la pénétration de la pratique politique dans la sphère du « travail », de la production. En d¹autres termes, la fin de la séparation absolue, développée par le capitalisme luimême, entre « politique » et « économie ». Non pas au sens d¹une « politique économique », ce qui n¹a rien de nouveau, ni même seulement par le transfert du pouvoir politique aux travailleurs, mais pour qu¹ils puissent l¹exercer en tant que travailleurs, et sans cesser de l¹être, le transfert, dans la sphère de la production, de toute une partie de la pratique politique. Ainsi on peut penser que le travail, et avant lui ses conditions sociales, devient non seulement une 11. Mais attention : ce qui importe aux yeux de Marx, ce n¹est pas tant la « théorie politique » dont s¹inspiraient ces organisations (le « modèle » de 89 et 93, caractéristique spécifiquement française transmise de proche en proche des « sections » parisiennes à la Commune à travers les sectes ouvrières), car c¹était là justement leur faiblesse, en partie responsable des défaites de la Commune, de la terrible confusion interne qui a objectivement aidé la répression militaire de la bourgeoisie française. Ce qui importe aux yeux de Marx est leur caractère d¹organisations politiques de masse des producteurs. Voilà pourquoi la Commune a immédiatement posé de façon plus urgente encore qu¹auparavant la question du parti de la classe ouvrière. 96 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » pratique « socialement utile » et « socialement organisée », mais une pratique politique. Je vais y revenir dans un instant. Nous pouvons alors nous retourner une dernière fois vers le Manifeste, pour tirer les conséquences de ces formulations nouvelles. A lire le Manifeste seul, une interprétation n¹est pas complètement exclue de la définition de l¹Etat comme « organisation de la classe dominante », si du moins on fait abstraction des « difficultés » que soulèvent les explications qu¹en donne Marx. Cette interprétation renvoie à l¹analogie, au parallélisme entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, et même entre le développement de la bourgeoisie au sein de la société féodale et celui du prolétariat au sein de la société bourgeoise (« Nous assistons aujourd¹hui à un processus analogue [...] les armes dont la bourgeoisie s¹est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd¹hui contre la bourgeoisie elle-même »). Cette analogie est toute formelle, elle n¹a qu¹une fonction transitoire et pédagogique ; et même, comme tout artifice pédagogique, elle comporte son propre risque d¹induire en erreur. En fait, sous cette analogie, il n¹y a pas un parallélisme ou une symétrie, mais une opposition et une dissymétrie complètes. En particulier, alors que la bourgeoisie conquiert historiquement le pouvoir politique en contraignant d¹abord la féodalité à lui faire place dans l¹appareil d¹Etat féodal, à ses côtés (c¹est l¹interprétation que, dans le Manifeste, Marx et Engels donnaient déjà de la monarchie absolue), le prolétariat, lui, ne peut jamais contrôler l¹appareil d¹Etat existant, pas plus qu¹il ne peut, sous la domination de la bourgeoisie, s¹y faire progressivement une place. Paradoxalement, le Manifeste, sans sa correction, pouvait conduire à l¹idée d¹un Etat bourgeois (« la bourgeoisie organisée en classe dominante ») et d¹un Etat prolétarien (« le prolétariat organisé en classe dominante »), certes distincts, opposés dans leurs bases sociales et dans les politiques qu¹ils poursuivent, mais ayant un principe (une définition générale, une essence) commun : la simple « organisation en classe dominante ». Or nous voyons au contraire que la bourgeoisie « s¹organise en classe dominante » seulement en développant l¹appareil d¹Etat. Et que le prolétariat « s¹organise en classe dominante » seulement en faisant surgir à côté de l¹appareil d¹Etat et contre lui des formes de pratique et d¹organisation politiques totalement différentes : donc en fait en détruisant l¹appareil d¹Etat existant, et en le remplaçant non pas simplement par un autre appareil, mais par l¹ensemble d¹un autre appareil d¹Etat plus autre chose qu¹un appareil d¹Etat. Dans la dictature du prolétariat, la répression, qui est inhérente à tout Etat (y compris, comme y insiste Marx, toute démocratie) n¹est pas seulement 97 ni principalement exercée par un appareil (répressif) spécialisé (ce que Lénine commente en parlant de la « fin du pouvoir spécial de répression »). Mais elle est aussi, de plus en plus, et principalement, exercée par un pouvoir « général » : par les masses organisées de travailleurs que dirige le prolétariat. Et de même, sans doute, la centralisation des moyens de production « entre les mains de l¹Etat » ne peut se réduire à la centralisation entre les mains de l¹appareil d¹Etat, même dominé par le prolétariat. En même temps que cette centralisation (qui est d¹abord juridique), et de façon contradictoire, se constitue aussi une centralisation de type nouveau, résultant de l¹organisation des travailleurs eux-mêmes. On comprend ainsi, pour revenir à la question que je posais tout à l¹heure, qu¹un « Etat qui est déjà aussi non-Etat » n¹est pas quelque chose d¹intermédiaire entre l¹existence de l¹Etat et sa disparition, un moment d¹une dégradation simple. C¹est une réalité contradictoire. Et cela, parce que nous n¹y avons pas affaire à un seul terme, mais à deux. Le « non-Etat » n¹est pas simplement le zéro, l¹absence de l¹Etat : c¹est la présence positive d¹un autre terme. Il ne s¹agit pas de décrire l¹involution progressive de l¹Etat, mais bien la lutte (politique) contre l¹Etat et les moyens de cette lutte. En formulant ces conclusions, Marx ne faisait qu¹analyser et énoncer la tendance réelle que révélaient les luttes de la Commune. Il ne construisait aucune « solution » anticipant sur l¹avenir. Mais cela suffisait pour que se trouvent du même coup définies certaines tâches immédiates. Au premier rang desquelles l¹organisation du parti du prolétariat, au sein duquel, avant même la révolution communiste, et pour qu¹elle soit possible, doivent déjà coexister ces deux tendances contradictoires. Ainsi s¹explique la lutte ininterrompue menée par Marx et Engels pour que la social-démocratie ne soit pas seulement une pièce de l¹appareil politique existant (ce qui est inévitable), mais aussi autre chose de tout à fait différent. Cette lutte, qui préfigure celle de Lénine, mériterait évidemment à elle seule une longue analyse. Nous pouvons alors, pour terminer sur une question ouverte, en revenir au problème que j¹indiquais plus haut, celui que pose l¹idée du Manifeste (et celle de l¹Anti-Dühring) concernant la « fin de la politique ». Que peut signifier maintenant cette idée ? Il faut bien voir qu¹elle reste en partie inévitablement obscure, comme tout ce qui touche aux tendances d¹avenir du mouvement historique du prolétariat. En fait, le contenu concret de cette idée n¹est pas ailleurs que dans la reconnaissance de la forme actuelle de ces tendances. Ce n¹est pas une prophétie. Lorsque, pour nous en tenir à lui, Marx nous parle de l¹avenir, il nous parle aussi et avant tout du présent, parfois de 98 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » notre présent le plus immédiat. C¹est pourquoi l¹analyse qu¹il donne de la tendance historique influe elle-même sur la pratique. Mais comment se présente la question de la « fin de la politique », en suivant les analyses de Marx et leur transformation ? En 1847, Marx et Engels expliquent que la fin de l¹Etat (son extinction) implique la fin de la politique. Logiquement si (comme le démontre la Commune) la fin de l¹Etat commence immédiatement, et si cette « fin » n¹est pas une différence de degré, mais la combinaison contradictoire de deux tendances en lutte, alors la « fin de la politique, doit elle aussi « commencer » tout de suite. Cependant, la tendance réelle, qui s¹esquissait déjà dans la Commune, est tout autre chose : c¹est la constitution, d¹abord hésitante et fragile, d¹une autre forme de « politique ». Entendons-nous bien. Il ne s¹agit pas de comprendre ici : la Commune dévoilerait que la pratique politique ne se réduisait pas au fonctionnement de l¹Etat. Au contraire, elle s¹y « réduisait » bel et bien. Il n¹y avait pas d¹existence historique pour la pratique politique hors de ses conditions matérielles déterminées : l¹Etat, les formes de l¹appareil d¹Etat, développées et « perfectionnées » par le capitalisme. C¹est pourquoi le prolétariat, dont l¹action historique conduit à une nouvelle pratique de la politique 12, n¹a pas d¹autre voie pour y parvenir que de pénétrer sur le terrain de l¹Etat et de l¹appareil d¹Etat 13. Mais il y pénètre depuis sa propre base de classe et d¹unité de classe qu¹il ne quitte jamais pour autant (la production matérielle, l¹expérience de la production et l¹organisation dans la production), pour battre la classe dominante à la fois avec ses propres armes (qui « se retournent contre elle ») et avec des armes nouvelles, qui n¹ont rien à voir avec celles de la bourgeoisie. Telle est la nouveauté radicale de cette situation : la politique faite par des producteurs, le pouvoir d¹Etat visé, conquis, puis exercé par des producteurs 14. 12. Je propose cette expression à dessein, pour reprendre la formule qu¹a déjà utilisée Althusser à propos de Lénine, en parlant d¹une « nouvelle pratique de la philosophie » (Lénine et la philosophie, Maspero, 1969). A vrai dire, puisque, comme le montre Althusser, la philosophie n¹est ni plus ni moins que la politique dans la théorie, c¹est bien, sous deux modalités, du même problème qu¹il s¹agit. 13. Plus précisément comme je l¹indiquais ci-dessus, le terrain des appareils, tant répressifs qu¹idéologiques, dont l¹ensemble constitue l¹appareil d¹Etat. 14. L¹actualité immédiate me fournit, au moment où j¹écris une illustration concrète de cette dialectique, exposée par un grand dirigeant révolutionnaire de notre temps, Pham Van Dong : « Il est essentiel, déclare-t-il dans son interview au journal Le Monde du 18 mai 1972, que les Etats-Unis aient enfin reconnu que leurs bombardbments de la piste Ho Chi Minh étaient inefficaces, qu¹ils en tirent les conclusions, tout comme de l¹échec de la « vietnamisation ». Leurs opérations atteignent un coût exorbitant, en pure perte. Ils font pourtant la guerre avec tous les moyens scientifiques dont ils peuvent disposer. Mais 99 Nous pouvons donc dire ceci : la tendance réelle observée par Marx n¹est pas non plus une tendance simple, mais une tendance complexe : ‹ d¹un côté, c¹est la tendance à la destruction de l¹Etat, donc la tendance à la disparition de la politique en tant qu¹elle s¹identifie avec la lutte de classes pour et dans l¹Etat ; ‹ mais c¹est aussi la tendance à la constitution d¹une nouvelle forme de « politique » ou, mieux, d¹une nouvelle pratique de la politique, bien que celle-ci soit nécessairement commandée d¹abord par les impératifs d¹une lutte de classe, donc constituée contre l¹Etat et par rapport à lui. Et cette deuxième tendance est la condition même de réalisation de la première, puisque seule elle représente l¹originalité historique du prolétariat de façon positive, et lui donne les moyens de sa lutte. D¹où la question qui s¹impose pour finir : qu¹est-ce qui prouve que cette seconde tendance est seulement « transitoire », qu¹elle est sans avenir ? Si le communisme n¹est pas un idéal, mais le résultat d¹un mouvement et d¹une pratique actuels, ne faut-il pas dire au contraire que le prolétariat s¹oriente vers une transformation de la nature de la « politique » et de sa pratique ? Non pas, comme on le suggère parfois au bénéfice d¹une trop rapide lecture de ces textes, une « disparition de la politique au profit de l¹économie », de l¹organisation « purement technique » de la production, etc. (ce qui traduit finalement qu¹on en reste à une conception bourgeoise, tant de la politique que de l¹économie), mais au contraire une transformation de l¹économie, de la pratique de production, en tâche directement politique ? A cette question, nous ne pouvons apporter de réponse sur la seule base des textes de Marx, auxquels j¹ai voulu ici me limiter. Mais nous pouvons confirmer le bien-fondé de la question, en faisant simplement la remarque suivante. Que signifie l¹idée de « l¹administration des choses », chargée de rendre compte de la « fin de la politique » ? Cette idée a un contenu positif bien connu : elle désigne la maîtrise, l¹appropriation de la production par les producteurs eux-mêmes, par opposition avec les moyens dont nous disposons, nous faisons scientifiquement la guerre même lorsque notre équipement est modeste. Bien entendu, nous n¹entendons pas nous limiter dans l¹emploi des armes modernes que nous pouvons obtenir mais il ne suffit pas de posséder des moyens technologiques avancés pour que la guerre soit scientifiquement menée. Notre manière de concevoir la guerre est scientifique parce que nous combattons sur notre terrain en vue de nos propres objectifs avec nos propres méthodes. C¹est pourquoi l¹adversaire malgré tout son appareil scientifique, est dérouté. C¹est nous qui gardons l¹initiative. » (Souligné par moi.) 100 LA RECTIFICATION DU « MANIFESTE COMMUNISTE » à la dépossession des producteurs et à « l¹anarchie de la production » qui règne dans la société actuelle 15. Mais, à côté de ce contenu positif, il faut bien convenir qu¹elle nous propose une formulation équivoque, qui peut induire en erreur. Car cette formulation repose tout entière sur l¹antinomie juridique bourgeoise des « personnes » et des « choses », donc sur l¹idéologie même qu¹impliquent la circulation marchande et le fonctionnement de l¹Etat. En opposant le « gouvernement des personnes » à l¹ « administration des choses », cette formule, isolée et prise au pied de la lettre, aboutirait ainsi à un résultat doublement contradictoire avec le matérialisme historique : ‹ elle remplacerait, dans l¹analyse de l¹Etat, son origine réelle dans la lutte des classes, par l¹illusion même qui résulte de son fonctionnement (le rapport exclusif aux individus, aux personnes) ; ‹ elle suggérerait que la production communiste est une production hors de tous rapports sociaux de production, une production qui se « réduit, à l¹activité de travail, à l¹action sur la nature d¹individus librement associés. A l¹idée de suppression de l¹exploitation (et des classes), elle substituerait ainsi involontairement l¹idée de suppression des rapports sociaux de production en général, ce qui nous conduirait à retrouver le vieux rêve d¹un retour à l¹état de nature. C¹est le vide même d¹une telle représentation qui peut nous confirmer le bien-fondé de notre question, en nous contraignant de porter jusque-là la rectification du Manifeste, et nous suggérer de nous retourner vers l¹expérience des révolutions socialistes d¹aujourd¹hui et de demain, pour y découvrir les formes concrètes à travers lesquelles la constitution des rapports de production communistes utilise et développe la politique prolétarienne. 15. Cela suffit, bien entendu, à interdire définitivement la confusion du marxisme avec l¹idée petite-bourgeoise de l¹ « autogestion ». Il peut être utile de le rappeler dans la mesure où cette confusion, qui remonte à une tradition proudhonienne vivace, n¹a cessé de resurgir chez nous, parfois au sein même du mouvement ouvrier. 101 III PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES Contribution à la critique de l¹économie politique Introduction La théorie scientifique marxiste (matérialisme historique) est-elle une économie politique ? Inclut-elle, comme une de ses parties, une économie politique ? A ces questions, il me paraît nécessaire, dans la conjoncture actuelle, de répondre clairement : non. On refusera tout autant de parler à son propos d¹une « histoire économique » ou d¹une « sociologie économique » (voire d¹une « anthropologie économique »), car ces disciplines se constituent ‹ en partie d¹ailleurs sous le contrecoup du marxisme, en répliques à son développement ‹ comme des sous-produits, des compléments ou des variantes de l¹économie politique : leur problématique, lorsqu¹elle est explicite, reprend de façon non critique tout ou partie des concepts économiques. Bien entendu, il ne s¹agit pas ici d¹une simple question de mots, de dénomination. L¹important n¹est pas tant de désigner ou de classer le marxisme de telle ou telle façon, c¹est de le pratiquer, de l¹appliquer, de le faire progresser. Dans l¹espace théorique préexistant, lui-même déterminé par les conditions de l¹histoire politique et sociale, et en raison de la part directe qu¹il prenait aux luttes économiques de classes, le marxisme s¹est d¹emblée défini comme « économie politique » (bien que, notons-le, jamais exclusivement). Ainsi, Marx, dans l¹Adresse inaugurale de l¹Internationale (1864), rattachant la lutte théorique aux politiques des classes adverses 1, oppose « l¹économie politique du travail » à « l¹économie politique du capital ». Annonçant la préparation du livre I du Capital, il écrivait encore : « Ce volume 1. A propos de l¹obtention de la loi de dix heures, limitant la journée de travail, et du développement des coopératives ouvrières en Angleterre. 105 contient ce que les Anglais appellent ³ The Principles of Political Economy 2 ² [...]. » De telles citations pourraient sans aucun doute être multipliées, chez Marx lui-même comme chez ses successeurs. Elles désignent en tout état de cause le rapport (historique et théorique) à l¹économie politique (ou du moins à l¹économie politique « classique ») comme un aspect constitutif de la théorie scientifique marxiste. N¹en retenons qu¹une de plus, car elle a fixé toute une terminologie, reprise jusqu¹à nos jours. Intitulant la seconde partie de l¹Anti- Dühring : « Economie politique », Engels en définissait ainsi l¹objet et la méthode : « L¹économie politique, au sens le plus étendu, est la science des lois qui régissent la production et l¹échange des moyens matériels de subsistance dans la société humaine [...]. L¹économie politique, en tant que science des conditions et des formes dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé, et dans lesquelles, en conséquence, les produits se sont chaque fois répartis, l¹économie politique avec cette extension reste pourtant à créer [...]. » Tel serait donc l¹objectif du marxisme dépassant les limites de l¹économie politique existante (bourgeoise) et montrant le caractère historiquement déterminé, relatif (et non universellement rationnel, humain ou social) des formes de la production capitaliste et de l¹échange marchand. Mais la référence à l¹économie politique est, dans la tradition marxiste, inséparable de l¹idée d¹une critique de l¹économie politique (sous-titre du Capital), elle-même rattachée à la lutte que, d¹un point de vue de classe nouveau, le mouvement ouvrier mène contre la bourgeoisie aussi bien sur le terrain idéologique et théorique que sur le terrain social et politique, pour le renversement du pouvoir d¹Etat et l¹abolition des conditions matérielles de l¹exploitation. Le problème se pose donc maintenant de savoir ce que signifie une « critique de l¹économie politique ». Est-ce la destruction d¹une économie politique particulière et son remplacement par une autre économie, dont il reste alors à expliquer ce qui lui confère un caractère révolutionnaire ? ou bien est-ce, dans le principe, la rupture avec toute économie politique et la constitution progressive, sur un autre terrain, d¹une autre discipline, qui lui soit irréductible, et qui ait affaire à un tout autre objet, qu¹elle appréhende selon d¹autres formes de conceptualisation et d¹explication, radicalement nouvelles ? Pour que cette question ait un sens, il ne suffit pas d¹examiner des définitions générales ou des désignations traditionnelles. Il faut se référer à l¹objet effectivement étudié par Marx et ses successeurs (notamment Lénine), à la nature des problèmes qu¹ils ont posés et 2. Lettre à Kugelmann, 28 décembre 1862. 106 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES résolus, aux concepts qu¹ils ont développés. Bref, il faut comparer la façon dont ils désignent leur pratique théorique et dont ils en prennent « conscience » à cette pratique même et à ses résultats. C¹est là une exigence élémentaire du point de vue matérialiste. Que constatons-nous alors, pour le dire schématiquement ? Que le développement de la théorie marxiste n¹a nullement conduit à une extension de l¹économie politique, même fondée sur une conception rectifiée de son objet. Les marxistes, dans le domaine de l¹économie politique, n¹ont produit, on peut bien le dire, aucun concept économique nouveau. Tout au plus, ce qui est bien différent, ont-ils (avec des succès divers) réédité l¹opération critique de Marx : rechercher, à travers l¹analyse des concepts économiques et de leur fonction historique pratique, les indices du procès social dans lequel ils sont constitués, les indices de ses contradictions, qui s¹y réflètent de façon mystificatrice pour autant qu¹ils tentent d¹en penser la « solution ». Si les marxistes ont joué un rôle dans l¹histoire récente de l¹économie politique, c¹est d¹une tout autre façon, très indirecte : parce que leur seule présence (et derrière elle celle, menaçante, du mouvement ouvrier) a poussé les économistes à « renouveler » leur discipline en la déplaçant indéfiniment, pour éluder la critique marxiste (théories « marginalistes » de la valeur) ou pour lui opposer des réponses conjoncturelles (théories des crises, de l¹emploi, de la croissance, de l¹équilibre, etc.). Marx l¹indiquait déjà (dans la postface de la deuxième édition allemande du Capital, 1883) : le développement même de l¹économie « vulgaire » est désormais déterminé par l¹existence théorique et pratique du socialisme scientifique. Toute économie bourgeoise, après Marx, est en ce sens (par opposition aux « classiques », de Petty à Ricardo) « vulgaire » (et le plus souvent aussi universitaire et académique). Cette constatation n¹est pas infirmée, mais confirmée, par le rôle qu¹ont joué dans le développement de l¹économétrie des théoriciens (comme Kondratieff ou Léontieff) venus du marxisme, qui ont su renverser des fragments de l¹analyse critique du Capital pour « bricoler » de nouvelles techniques économiques. Il faut alors se retourner vers une autre terminologie, beaucoup plus adéquate. Marx le premier introduit dès 1859 (Contribution à la critique de l¹économie politique) le concept d¹analyse des « formations sociales » (avec les variantes de « formation sociale économique », « formation économique de la société »), correspondant à l¹apparition et à la transformation historique de modes de production déterminés. Il présente son objet (cf. la préface du Capital, 1867) comme l¹analyse du processus « naturel » (c¹est-à-dire matériellement nécessaire) de transformation de l¹ensemble des rapports sociaux impliqués par le mode de production capitaliste. Il montre 107 comment les luttes de classes qui en constituent la structure tendent à sa propre destruction, produisent les conditions d¹une révolution sociale et d¹un nouveau mode de production, sans exploitation ni classes. Non seulement, par conséquent, il ne s¹agit pas chez lui de substituer à la théorie économique existante une autre théorie du même objet, ni a fortiori un autre « modèle » des mêmes « mécanismes », mais il ne s¹agit pas non plus d¹une extension. La théorie marxiste n¹a jamais, en pratique, consisté à « plonger » l¹analyse économique de la production capitaliste dans un ensemble plus vaste, une théorie sociologique générale ou une théorie de l¹histoire universelle (perspective que Marx récusait explicitement). Par rapport au programme que traçait Engels, dans un contexte polémique (car Dühring lui, se voulait et se croyait de plein droit « économiste »), la théorie marxiste se définirait plutôt, en pratique, comme une restriction. Entendons par là que ce qu¹elle étudie, ce n¹est pas l¹histoire des formations sociales en général, mais ce sont, jusqu¹à présent, les tendances historiques des seules formations sociales capitalistes. Et plus précisément encore, c¹est la contradiction qui, dès la constitution du mode de production capitaliste en mode de production dominant (dès la « révolution bourgeoise »), produit la nécessité et développe les formes de plus en plus affirmées d¹une autre révolution, la révolution prolétarienne. Ce qu¹elle étudie (et qu¹elle étudiera aussi longtemps que ce problème historique ne sera pas pratiquement « résolu »), c¹est l¹unité de cette contradiction, avec tout l¹ensemble de ses conditions historiques concrètes, proches, lointaines ou même très lointaines. Mais une telle analyse ne pouvait pas (et ne peut toujours pas) être faite du point de vue de la gestion ou de la politique économique dans les rapports sociaux existants, tel qu¹il se réalise dans la problématique et les concepts de l¹économie politique, classique ou néo-classique. Elle doit au contraire les prendre pour objets, en expliquer l¹origine et la fonction dans la lutte de classe de la bourgeoisie. Il faut donc qu¹elle se place, en réalisant progressivement ce point de vue dans le dispositif de ses propres concepts nouveaux, du point de vue de la classe sociale qui lutte elle-même, sous l¹effet de sa place dans la production, pour réaliser la transformation révolutionnaire des rapports sociaux existants : la classe ouvrière moderne (le prolétariat). Ce qui met en évidence l¹unité objective de la rupture théorique (changement d¹objet d¹étude) et de la rupture politique (changement de point de vue de classe) avec l¹économie politique existante. Le changement de point de vue de classe se réalise dans un changement d¹objet d¹étude, dans un changement de terrain théorique ; le changement 108 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES d¹objet se réalise dans un changement de point de vue (théorique) de classe. Voilà pourquoi, très schématiquement, il ne serait pas exact de dire que l¹économie politique en général est une discipline divisée en deux grands camps, où s¹affronteraient pour la solution des mêmes problèmes les théories économiques officielles et la théorie marxiste, l¹économie bourgeoise et « l¹économie » prolétarienne. La différence ne se situe pas au niveau des réponses, mais déjà au niveau des questions, et elle doit devenir d¹autant plus irréductible que ces questions sont mieux comprises. Toute problématique économique est toujours, qu¹elle le veuille ou non, bourgeoise. Toute formulation du point de vue de classe prolétarien dans des concepts théoriques adéquats, bien loin de « résoudre » les difficultés ou les impasses de l¹économie politique, ne peut qu¹y introduire des contradictions insolubles. La théorie marxiste n¹est pas une économie politique. Voilà pourquoi il faut aussi, malheureusement, décevoir les économistes qui, nombreux aujourd¹hui, se tournent vers le marxisme pour résoudre les impasses de leur théorie et de leurs techniques, dans la conjoncture de l¹impérialisme et des luttes de classes acharnées qu¹il suscite. L¹idée que le marxisme pourrait « résoudre » les dlfficultés de la théorie économique est aussi absurde que l¹idée que les capitalistes pourraient utiliser la théorie marxiste pour gérer l¹accumulation du capital. Ou que l¹application du marxisme pourrait permettre d¹apporter une « solution » aux crises de l¹économie capitaliste, dans le cadre des rapports de production existants, comme si ces crises résultaient d¹une « mauvaise » conception économique. La théorie marxiste, pour autant que les organisations de classe (et de lutte de classe) du prolétariat se l¹approprient et la développent, ne peut servir qu¹à aggraver et à utiliser politiquement la crise. Elle montre que la crise n¹a jamais que deux « solutions » historiques possibles, bien différentes : le renforcement de l¹exploitation, qui en reproduit tôt ou tard les conditions, ou bien la transformation révolutionnaire du mode de production. Bien entendu, cette affirmation suppose qu¹on puisse identifier matériellement ce qui, dans la théorie marxiste et dans l¹usage critique qu¹elle fait des catégories d¹origine économique (à commencer par celle même de capital), est incompatible avec une problématique économique. Les économistes ont depuis longtemps reconnu eux-mêmes, sur le mode du rejet et de la dénégation, la source de cette incompatibilité dans le concept de plus-value, tel que Marx l¹a « découvert » et défini. Ce concept est à leurs yeux, par excellence, un concept 109 « antiscientifique », « spéculatif », dénué de toute valeur « opératoiro ». Et, inversement, toute tentative théorique qui, au sein de la tradition marxiste, du fait de la lutte idéologique ininterrompue dont elle est le siège, en revient consciemment ou non à la constitution d¹une économie politique (donc travaille objectivement à annuler la double rupture inaugurée par Marx) se signale toujours par sa méconnaissance du concept de plus-value. Ou bien elle en fait alors un usage éclectique, simplement descriptif, elle s¹avère incapable de le développer, ou bien même elle tend à substituer de nouveau à la théorie de la plus-value et de ses formes (donc de l¹exploitation) une simple théorie du profit, de la réalisation du profit, de la circulation des capitaux, etc. Ou encore, rééditant à sa manière le « cercle » même que Marx avait dénoncé chez Ricardo, elle tente de définir la plus-value (et le processus de capitalisation de plus-value) en termes de profit (et de recherche du profit), ce qui est la négation même du principe d¹analyse de Marx. C¹est là un fait remarquablement constant, dont nous devons tenir le plus grand compte. Il ne s¹agit donc pas d¹une simple question de terminologie. Si abstraites encore soient-elles, ces thèses, que je me suis contenté de rappeler, sont d¹une très grande actualité, car nous observons aujourd¹hui une double tendance opportuniste parmi les théoriciens qui se réclament du marxisme : ‹ d¹un côté, une tendance objectiviste qui s¹efforce, pour expliquer les phénomènes nouveaux du stade actuel du capitalisme (donc les conditions actuelles de la révolution prolétarienne), ou bien pour maîtriser pratiquement les problèmes de la construction du socialisme, de développer, à partir de telle ou telle formulation marxiste isolée, une « économie politique » de l¹impérialisme, du capitalisme monopoliste (ou monopoliste d¹Etat), du socialisme, voire du communisme. Tendance qui peut aller jusqu¹à la reprise pure et simple des techniques (mathématiques) et même des conceptions théoriques de l¹économie bourgeoise chez certains économistes des pays socialistes (à propos de la « croissance », de l¹ « équilibre », de la planification, etc.) ; ‹d¹un autre côté, une tendance subiectiviste qui renonce à l¹idée du marxisme comme théorie scientifique, ou comme théorie scientifique autonome, ayant son objet propre, dont elle développe la connaissance positive, pour lui substituer celle d¹une discipline uniquement négative. La théorie marxiste n¹apparaît plus alors que comme une « critique », chargée de commenter en permanence les développements de l¹économie politique, pour en montrer les contradictions et les limites. Elle n¹a plus ni objet ni histoire propres. Elle 110 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES se réduit à une « économie politique critique », voire à une variante de l¹ « anti-économique ». D¹un côté le sous-titre du Capital, « Critique de l¹économie politique », est en fait oublié. De l¹autre, il est repris sans son contenu, sans le développement historique réel de ce contenu (et inversé). C¹est précisément parce que, sous l¹une ou l¹autre de ces perspectives erronées, se débattent effectivement les problèmes qui ont pour enjeu la connaissance du présent et le développement de la théorie marxiste qu¹il importe d¹adopter une terminologie exacte. Une telle terminologie ne peut se substituer au travail scientifique lui-même, pas plus qu¹elle ne peut en garantir par avance l¹exactitude ; mais elle peut contribuer, dans une conjoncture donnée, à l¹orienter correctement. Pour prendre un terme de comparaison, la situation est aujourd¹hui analogue, sur ce terrain, à celle des années 1914-1918, au moment de la « faillite de la IIe Internationale, et de la révolution soviétique, lorsque Lénine et les bolcheviks durent renoncer à la dénomination de « social-démocrates », sous laquelle ils avaient eux-mêmes, après Marx et Engels, combattu, pour adopter celle, scientifiquement correcte et politiquement dénuée d¹ambiguïté, de « communistes ». Toute proportion gardée, c¹est la même ligne de démarcation qu¹il s¹agit aujourd¹hui de tracer sur le terrain de la théorie. Dans l¹exposé qui suit, nous tenterons de faire ressortir ce qui fait l¹originalité de la théorie marxiste sur deux points essentiels : 1. La définition théorique du mode de production capitaliste, qui permet d¹analyser l¹histoire des formations sociales capitalistes passées et actuelles ; 2. La définition théorique des classes sociales antagonistes, prolétariat et bourgeoisie, telle qu¹elle résulte de l¹analyse de leur lutte. 1. Mode de production capitaliste et théorie de la plus-value L¹impossible histoire économique du capitalisme Rappelons d¹abord brièvement quelques difficultés permanentes des conceptions courantes de « l¹histoire économique ». Le libéralisme économique classique (d¹Adam Smith à John Stuart Mill), aussi bien que l¹économie « néo-classique » (issue du margi- 111 nalisme), se représentaient un système économique autonome, fonctionnant en vertu de ses propres lois « naturelles », fondamentalement indépendantes de l¹intervention des facteurs « extérieurs », d¹ordre social, institutionnel, politique, idéologique (laissés au compte de diverses « sciences humaines », qui se constituent de ce partage même, pour expliquer « l¹irrationalité » résiduelle de la « rationalité » économique). Dans les années 30 du XXe siècle, chez Keynes par exemple, cette représentation naturaliste et optimiste est remplacée par une autre, qui suppose au contraire l¹intervention de l¹Etat (pensé comme un « agent économique » indépendant), pour « arbitrer » les tendances inverses au chômage et à l¹inflation. Une telle représentation était évidemment liée aux conditions nouvelles dues à la concentration industrielle et financière, à la concurrence internationale, aux effets de la guerre de 1914-1918 et de la crise économique mondiale de 1929 et des années suivantes. Cependant, pour ce qui nous intéresse, une telle représentation n¹est pas fondamentalement différente de la précédente. A la place d¹un système déterminé, naturellement équilibré par la convergence des courbes d¹offre et de demande, des mouvements spontanés des prix, de la production et de la main-d¹oeuvre, elle nous décrit un système relativement indéterminé, avec deux issues possibles au moins des fluctuations, et qu¹il faut par conséquent équilibrer par une politique économique adaptée 3. Mais les deux issues restent « naturellement » inscrites dans la structure du système, prédéterminées par elle. Il ne peut donc y avoir d¹histoire économique véritable, au sens d¹un processus de transformation du système lui-même, au sens de faits manifestant des tendances nouvelles, ni dans l¹une ni dans l¹autre de ces deux représentations. Il ne peut y avoir qu¹une histoire anecdotique des « faits économiques », illustrant l¹alternance des phases d¹équilibre et de déséquilibre, les cycles d¹expansion et de récession des « affaires », les effets conjoncturels de telle ou telle politique économique sur l¹état du système 4. C¹est ce qu¹indique parfaitement Suzanne de Brunhoff à propos des comparaisons récentes entre « cycles » économiques successifs : « Dans ces analyses comparatives, que le passé soit la norme du 3. Pour la critique de la notion de « politique économique », on trouvera de très intéressantes indications dans le livre de S. DE BRUNHOFF, La Politique monétaire, un essai d¹interprétation marxiste, P.U.F., Paris, 1973. 4. Pour un exposé d¹ensemble de l¹histoire économique entendue de cette façon, cf. Maurice NIVEAU, Histoire des faits économiques contemporains, P.U.F., Paris, 1966. Pour l¹énoncé des critiques et des corrections qu¹elle suscite chez les historiens professionnels, cf. Jean BOUVIER, article « Crises économiques », dans l¹Encyclopaedia Universalis, vol. V. 112 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES présent ou l¹inverse, la notion même de cycle se trouve conservée et désigne une fluctuation inhérente aux processus économiques dans un système capitaliste. Les caractères particuliers de cette fluctuation, sa périodicité, le fait que chaque phase est induite par les conditions de la précédente, relèvent du mouvement de la seule économie. C¹est dans une seconde étape que l¹on cherche à compléter la compréhension des causes économiques par celle des ³ facteurs externes ² qui affectent le déroulement du cycle. Tâche paradoxale, puisque chaque phase dépend nécessairement du déroulement de la précédente quelles que soient les péripéties, ou puisqu¹il faut compléter une explication économique déjà complète à son propre niveau par l¹introduction de variables historiques permettant de décrire toute une constellation de causes occasionnelles. Ce paradoxe est la rançon de la manière dont la notion de cycle a succédé à celle de crise. Si la crise est longtemps apparue comme une sorte de produit de ³ l¹invasion du non-économique dans l¹économique ², selon l¹expression de Labriola, la notion de cycle ne pouvait se dégager pleinement qu¹en suivant l¹idée de Juglar selon laquelle ³ la seule cause de la dépression c¹est l¹essor ². Les comparaisons entre cycles d¹avant et d¹après-guerre restent fidèles à l¹explication économique, le jeu des mécanismes endogènes étant seulement mis en branle ou infléchi par le choc des événements ou les modifications des structures institutionnelles, sociales, etc. 5. » Mais allons plus loin : cette représentation de la réalité « économique » en termes de systèmes autonomes, qui ne peut fournir une explication du processus historique, mais seulement une représentation empirique abstraite (un modèle) de certains de ses effets apparents, a été et reste paradoxalement partagée par de très nombreux marxistes, quoique dans des termes à première vue très différents. A la représentation d¹un système économique régissant seulement la sphère du marché (des produits, des capitaux et du travail), ils ont simplement substitué celle de systèmes de production (féodalisme, capitalisme, socialisme). A l¹idée de lois d¹équilibre, de variation ou de croissance économique, ils ont substitué celle de lois d¹évolution économique (chaque système ayant sa propre « loi d¹évolution fondamentale » : dans le cas du capitalisme par exemple, la loi de baisse tendancielle du taux de profit), permettant d¹ordonner a priori les « étapes » du développement des systèmes de production, et de justifier finalement le remplacement d¹un système par un autre, sous l¹effet d¹une tendance naturelle au développement des forces productives et de la productivité du 5. S. DE BRUNHOFF, « Conjoncture et histoire économique », Critique, n° 250, mars 1968 (souligné par moi, E. B.). 113 travail 6. Les transformations historiques et sociales apparaissent dès lors comme autant de « réponses » politiques et institutionnelles du système, qui auraient pour fonction de l¹adapter aux contradictions caractéristiques de chaque degré d¹évolution. Qu¹ils le voulussent ou non, ces économistes marxistes devaient ainsi attribuer à la lutte historique des classes une fonction dérivée et secondaire dans l¹explication. Cette interprétation du marxisme, déjà dominante chez certains dirigeants socialistes de la IIe Internationale (comme Kautsky ou Plékhanov), a été reprise et clairement formulée par Staline en plusieurs occasions. Ainsi, traitant du mouvement stakhanoviste, « exemple de la haute productivité du travail que, seul, peut donner le socialisme et que ne saurait donner le capitalisme », Staline écrit : « Pourquoi le capitalisme a-t-il battu et vaincu le féodalisme ? Parce qu¹il a créé des normes de productivité du travail plus élevées, parce qu¹il a donné à la société la possibilité de recevoir infiniment plus de produits qu¹elle n¹en recevait en régime féodal. Parce qu¹il a fait la société plus riche. Pourquoi le socialisme peut-il, doit-il vaincre et vaincra-t-il nécessairement le système d¹économie capitaliste ? Parce qu¹il peut fournir des exemples de travail supérieurs, un rendement plus élevé que le système d¹économie capitaliste. Parce qu¹il peut rendre la société plus riche que ne peut le faire le système capitaliste d¹économie 7. » On voit au passage que, du fait même de sa représentation de l¹économie, Staline devait être le premier théoricien de la « coexistence pacifique », entendue non comme une caractéristique relative des antagonismes de l¹époque impérialiste, mais comme une compétition générale entre systèmes productifs. Ce qui était se placer, théoriquement sinon pratiquement, sur le terrain même de la théorie économique bourgeoise 8. A vrai dire, malgré les apparences d¹une terminologie tout à fait différente (et malgré l¹opinion générale), une telle représentation 6. Un exemple classique : le Manuel d¹économie politique de l¹Académie des sciences de l¹U.R.S.S., 1re édition, 1954, plusieurs fois réédité (en dernier lieu : Editions Norman-Béthune, Paris, 1969). Notons-le comme un indice important, c¹est au moment où l¹économie bourgeoise officielle remplace la notion de « crise » par celle de « cycle », que l¹économie marxiste introduit de son côté celle de « crise générale », c¹est-à-dire continue (et définitive), du capitalisme. 7. J. STALINE, Questions du léninisme, tome II, p. 199, Editions sociales, Paris, 1946. 8. L¹histoire réelle de l¹U.R.S.S. est encore fort mal connue. Suggérons simplement que le stakhanovisme, phénomène profondément contradictoire, comporte aussi un tout autre aspect, absent de cette formulation : une certaine forme historiquement révolutionnaire, d¹entrée de la pratique politique dans l¹usiné (mais qui n¹a pu se matérialiser dans de nouvelles formes d¹organisation du travail). 114 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES n¹est pas encore fondamentalement différente des précédentes : toute définition du capitalisme, du socialisme (voire, par analogie, du féodalisme et d¹autres modes de production précapitalistes) en termes de simples systèmes de production conserve l¹idée de lois « purement » économiques, tandis que le développement des forces productives (cause ou effet de leur substitution) apparaît comme une tendance universelle, naturelle, située en deçà ou au-delà des conjonctures historiques concrètes, et elle-même inexplicable. Il ne s¹agit donc toujours pas d¹histoire réelle, mais d¹un schéma théorique d¹évolution, qui doit être illustré approximativement par la succession des faits 9. A moins que, malheureusement, la pratique se charge (comme dans les cinquante dernières années) de créer pour un tel schéma toutes sortes de difficultés « imprévues » (depuis le déclenchement de révolutions socialistes dans les pays « arriérés », incomplètement soumis au mode de production capitaliste, jusqu¹aux périodes récentes de développement accéléré de la productivité du travail dans certains pays capitalistes, « impensable » en théorie). Il faut donc reprendre l¹analyse des problèmes évoqués par l¹histoire économique sur de tout autres bases : celles que procurent le concept des modes de production, tel que le définit Marx, et l¹analyse (dialectique) de ses transformations tendancielles. Problématique des modes de production historiques Les difficultés qu¹on vient d¹évoquer schématiquement conduisent à remplacer l¹étude des propriétés d¹un schéma pur d¹accumulation du capital par l¹étude des conditions historiques singulières, et de ce fait même nécessaires (puisque toute causalité historique réelle est déterminée, donc singulière, et non pas universelle-formelle), qui commandent la constitution des rapports sociaux capitalistes et leurs effets économiques (à commencer par la révolution industrielle, la formation du marché mondial, l¹accumulation ininterrompue du capital malgré les crises ou récessions temporaires, le développement 9. Notons-le, ce qui est ici en cause, ce n¹est pas le fait de privilégier tel ou tel modèle, tel ou tel « schéma d¹évolution des sociétés » (unilinéaire ou pluri-linéaire) : c¹est cette notion théorique elle-même. Ou bien, en effet, elle ne constitue qu¹un résumé a posteriori de quelques caractéristiques très générales de l¹évolution historique : elle ne vaut alors que par ses « exceptions » d¹autant plus abondantes qu¹on s¹intéresse à des procès plus déterminés. Ou bien elle prétend déterminer par avance, sur le mode de la « prévision », la transformation historique : elle est alors, tôt ou tard, démentie par les faits. Dans les deux cas, elle fait obstacle à l¹explication scientifique. D¹un point de vue matérialiste, l¹histoire universelle est un résultat, non une donnée. Il n¹y a pas de ligne(s) d¹évolution. 115 inégal des formations sociales capitalistes, les unes « dominantes », les autres « dominées »). Ceci (les rapports sociaux, qui constituent la structure de formations sociales déterminées) explique cela (les effets économiques d¹accumulation, de croissance, etc.), et non l¹inverse. Mais, pour pouvoir mettre en oeuvre ce nouveau point de vue, il faut introduire un concept qui soit déjà le concept d¹une variation, le concept d¹un procès de transformation historique matérielle. Il faut introduire non pas dans « l¹analyse économique », mais (en en bouleversant l¹objet et la définition) dans la position même des problèmes qu¹elle reconnaît-méconnaît, la transformation des conditions historiques et les caractéristiques du capital comme rapport social. Il faut donc étudier l¹innovation technologique en rapport avec le nombre, la qualification, les conditions de travail, les formes d¹organisation et de lutte de la classe ouvrière, étude qui débouche elle-même sur la reconnaissance des luttes de classes sociales comme moteur de l¹évolution économique. Mais surtout, il faut étudier théoriquement le rapport organique du capital au travail salarié, la forme spécifique sous laquelle il développe, concentre et accumule le surtravail. Bref, il faut aller au-delà des définitions « économiques » courantes du capital, soit comme quantité de moyens de production matériels (de « ressources », disponibles, selon la terminologie néo-marginaliste), soit comme quantité simplement monétaire, et définir le capital comme procès social de production des marchandises, dans lequel, à l¹échelle de la formation sociale entière, le travail salarié, qui apparaissait d¹abord « en face » du capital, comme un « facteur de production » parmi d¹autres, s¹avère constituer la détermination interne essentielle du capital. En sorte que le développement du capital est commandé par le développement du travail salarié, l¹histoire du capital commandée par celle des formes et des conditions du travail salarié, le processus de disparition du capital commandé par le processus de disparition du travail salarié. En pratique, ce qui peut conduire ainsi de plus en plus, malgré les difficultés d¹une telle entreprise, à abandonner un point de vue « economiste » sur les effets économiques, voire une simple projection des catégories économiques sur l¹histoire, et à transformer toute problématique économiste en une autre problématique (celle des formes et des effets historiques de la lutte des classes), à « changer de terrain » théorique, ce sont surtout les phénomènes de rupture par rapport aux régularités apparentes de l¹économie capitaliste (même ces régularités inquiétantes que sont les crises ou les cycles) : « sous-développement » ou « construction du socialisme ». Mais ce changement de point de vue est tout aussi 116 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES nécessaire en ce qui concerne l¹histoire économique du capitalisme lui-même, dès lors que ces processus ne lui sont pas extérieurs, mais intrinsèquement liés 10. Ce « changement de terrain » suppose qu¹on ne se contente pas de juxtaposer une analyse économique « abstraite » à une histoire économique « concrète », mais qu¹on parvienne à lutter radicalement contre la représentation inculquée par l¹économie « classique » dès les XVIIIe et XIXe siècles (et qui résultait de sa propre rupture théorique avec le mercantilisme), la représentation selon laquelle tout facteur « extra-économique » (au sens de : extérieur aux effets de la concurrence des producteurs-échangistes de marchandises sur la production elle-même) serait un effet « subjectif » (par opposition à l¹objectivité des lois économiques naturelles). Lutter contre cette représentation ne signifie pas revenir en deçà de sa rigueur relative (vers une conception « institutionnelle », une sociologie, voire une psychologie économiques), mais aller au-delà : penser les formes spécifiques (selon les périodes) de combinaison des rapports économiques, politiques, idéologiques, comme des combinaisons de processus objectifs. Penser la détermination de tous ces rapports ou, plutôt, de leurs transformations tendancielles, par la lutte de classes matérielle, dans la production et la reproduction des conditions de la production. Ce qui est évidemment lié de façon directe à la possibilité de dépasser les limites à l¹intérieur desquelles l¹économie classique reconnaît et cantonne le concept de classes sociales, de formuler un tout autre concept des classes sociales. Le concept théorique (abstrait) dont il faut user pour effectuer une telle analyse historique est, on le sait, celui de mode de production. Une précision est ici immédiatement nécessaire, faute de laquelle on retombera dans un autre type de formalisme. Il n¹y a pas et il ne peut y avoir de théorie générale des modes de production, au sens fort du terme théorie : on en reviendrait inévitablement à une théorie du mode de production « en général », une théorie idéale de l¹histoire universelle. Par définition, chaque mode de production relève d¹une théorie spécifique, à la fois en ce qui concerne sa forme de procès social, ses contradictions, ses lois tendancielles et en ce qui concerne les conditions historiques dans lesquelles il se constitue, se reproduit et se transforme. Mais une telle théorie spécifique implique toujours une problématique scientifique géné- 10. Etudier le capitalisme « dominant », c¹est étudier le procès de domination du capital : c¹est donc aussi étudier le capitalisme « dominé ». 117 rale des modes de production, et d¹abord quelques définitions générales 11. Disons donc schématiquement ceci : tout mode de production se caractérise fondamentalement par la nature des rapports de production qu¹il présuppose et reproduit entre producteurs directs (travailleurs productifs), non-producteurs et moyens de production matériels. Tout mode de production qui implique, comme une condition organique (nécessaire) de son fonctionnement (donc de la production sociale), la présence et l¹activité d¹une classe de non-producteurs s¹appropriant les moyens de production est de ce fait même un mode d¹exploitation du travail social. Jusqu¹à présent (si nous laissons de côté les difficiles problèmes posés par les sociétés « primitives »), tous les modes de production historiques ont été soit des modes d¹exploitation directe, soit des modes de production dominés, dépendant de modes d¹exploitation (par exemple, la petite production marchande individuelle). C¹est pourquoi la problématique des modes de production est fondamentalement une problématique des formes historiques de l¹exploitation. C¹est pourquoi aussi la problématique des modes de production est une problématique de la résistance à l¹exploitation. Avec le développement du mode de production capitaliste (et, de façon manifeste, depuis les premières révolutions socialistes victorieuses et l¹apparition de formations sociales qui tendent à l¹abolition des classes), la problématique des modes de production devient également une problématique de l¹abolition de l¹exploitation sous toutes ses formes 12. En second lieu, tout mode de production se caractérise (de façon dérivée) par la nature des forces productives matérielles qui sont combinées dans le travail social (instruments de travail et formes corrélatives de la coopération, immédiate ou indirecte, des travailleurs), précisément dans des rapports de production déterminés, et qui constituent donc la base de leur existence. Mais cette formulation, prise isolément, risque de suggérer soit que rapports de production et forces productives existent indépendamment les uns des autres (extérieurement les uns aux autres), soit que chaque mode de production correspond à un type invariable de forces productives, voire à une liste finie de techniques, ce que dément absolument l¹histoire, notamment celle du mode 11. Cette distinction terminologique est due à Yves Duroux (cf. Problèmes de planification, Ecole pratique des hautes études, Paris, n° 14, s.d.). Sur ce point, voir aussi la discussion de l¹étude suivante, « Sur la dialectique historique », § 2. 12. Thèse fondamentale de Marx : le mode de production capitaliste est la dernière forme possible d¹exploitation de classe, ce qui signifie corrélativement que le mode de production capitaliste ne peut pas disparaître sans abolition de toutes les formes de division de classes. 118 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES de production capitaliste. Précisons donc : tout mode de production se caractérise par les transformations tendancielles que subissent les forces productives existantes sous l¹effet de rapports de production déterminés. L¹indice essentiel de cette tendance, qui représente l¹unité historique des rapports de production et des forces productives, est constitué, dans le mode de production capitaliste, par la nature de la division socio-technique du travail dans le procès de production immédiat. En troisième lieu, tout mode de production se caractérise par les formes « superstructurelles » nécessaires à la reproduction permanente des rapports de production (qui n¹est jamais totalement assurée par la procès de production lui-même), ou plutôt par les limites entre lesquelles ces formes varient historiquement sans que soit transformée la forme sociale du procès de production (c¹est-àdire la nature des rapports de production). Pour expliquer ces formes (juridiques, politiques, idéologiques), il faut cependant analyser d¹abord la forme sociale sous laquelle, du fait de rapports de production déterminés, s¹effectuent la circulation et la distribution des facteurs de la production (les moyens de production et les travailleurs), donc également, secondairement, la circulation et la distribution des moyens de consommation, qui généralement en dépend directement. Le mode de production capitaliste : la plus-value Les concepts généraux sont investis par Marx avant tout dans l¹analyse d¹un mode de production particulier, dont ils sont chez lui indissociables : le mode de production capitaliste. Ce qui le caractérise fondamentalement, ce sont les rapports de production qui opposent le capital aux travailleurs salariés dans un procès de production de plus-value. L¹existence de la plus-value (ses différentes formes successives ou simultanées) distingue le mode de production capitaliste de tous les autres. Mais qu¹est-ce que la plus-value ? Aux yeux des économistes qui tentent d¹en reformuler le concept dans leur problématique, la plusvalue doit être définie de façon purement quantitative13 : c¹est sim- 13. Disons même plus précisément : de façon purement comptable. Car on pourrait croire, selon la pente invétérée des traditions philosophigues, que nous partons ici en guerre contre la « quantité », à la recherche de la « qualité », d¹une définition « qualitative » de la plus-vslue. Il n¹y a pas de « science de la qualité ». Aussi, si l¹économie politique, en tant que discipline et technique comptable de la quantité ‹ valeur d¹échange ‹ n¹est pas comme telle scientifique, la solution que nous propose sa critique n¹est pas dans une « science » de la qualité ‹ par exemple de la valeur d¹usage, donc des « besoins ». 119 plement l¹excédent de la valeur nouvelle ajoutée par le travail social sur la valeur des moyens de consommation nécessaires à la reproduction de la force de travail. Cette définition courante est bien l¹indice d¹un phénomène important : toute production de plus-value suppose la comptabilisation de valeurs et de différences de valeurs. Mais elle est insuffisante et masque l¹essentiel, car, d¹une part, un excédent existe (bien que sous une autre forme) dans tout mode de production qui comporte une productivité du travail suffisante, et, d¹autre part, une telle définition est circulaire ‹ elle suppose résolu le problème fondamental : pourquoi, dans le mode de production capitaliste, les produits du travail (incluant un excédent croissant sur la quantité nécessaire à la reproduction immédiate de la force de travail) prennent-ils nécessairement la forme de valeur ? De même, le fait que cet excédent serve à l¹accumulation des moyens de production sur une échelle élargie apparaît surtout avec le capitalisme, mais caractériserait tout aussi bien un mode de production communiste. Enfin, le fait que cet excédent soit approprié par une classe de nonproducteurs directs qui en déterminent l¹emploi appartient à tous les modes de production de classes. Pour définir correctement la plus-value, il ne faut donc pas la définir seulement comme une quantité (de produit ou de valeur), mais comme la forme d¹un procès social. Le fait que la valeur de la force de travail (correspondant à la part « nécessaire » du travail) et le surproduit (correspondant au « surtravail ») prennent d¹emblée l¹un et l¹autre une forme monétaire (forme développée de la valeur) est une conséquence, en même temps qu¹un moyen nécessaire à la reproduction du rapport de production capitaliste 14. Ce qui est vraiment caractéristique de la plus-value, c¹est donc le mode selon lequel cet excédent est produit. C¹est seulement comme effet de ce mode que nous devons retrouver des déterminations quantitatives. Le mode de production capitaliste n¹assure pas un excédent en exercant une contrainte sur le travail et la consommation des travailleurs de l¹extérieur, en dehors du procès de production immé- Tout cela, c¹est toujours le cercle de l¹économie politique (et de son renversement). Dans son livre La Conception marxiste du capital (S.E.D.E.S, Paris, 1952) Jean Benard avait souligné d¹emblée, à juste titre, que la conception économique bourgeoise du « capital » est une élaboration des catégories et des problèmes de la comptabilité d¹entreprise (en attendant la comptabilité nationale) 14. Sur les contradictions propres à la forme monétaire, cf. les recherches de Suzanne DE BRUNHOFF, La Politique monétaire, op. cit., et, du même auteur, La Monnaie chez Marx, Editions sociales. 120 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES diat (comme dans le tribut, la rente foncière ou l¹impôt précaptalistes), mais dans le procès de production immédiat, en incorporant directement la force de travail, à titre de marchandise, au procès de production dont les moyens matériels sont toujours déjà réunis en dehors d¹elle. Comment se pose alors le problème de la forme sociale? Au départ, pour chaque procès de production capitaliste, les facteurs de la production sont toujours déjà donnés sous forme de valeur (donc ayant un prix). A l¹arrivée, le produit (marchandise) est lui aussi donné sous forme de valeur (qui « apparaîtra » quand elle sera réalisée : dans la vente du produit ; mais le capitaliste anticipe cette réalisation dans sa prévision, et l¹inscrit comme telle à son bilan). La valeur des marchandises produites par le capital peut être décomposée en trois fractions : 1.celle qui correspond aux moyens de production ; 2.celle qui correspond à la valeur de la force de travail ; 3.celle qui représente un excédent. Mais ces trois fractions ont un statut tout à fait différent, dissymétrique. La valeur des moyens de production est conservée dans le procès de travail qui les transforme, et transférée aux produits. Mais la valeur des moyens de production n¹est ainsi conservée que dans la mesure où une valeur nouvelle est produite : pas de « conservation » de la valeur des moyens de production sans consommation productive matérielle des moyens de production par la force de travail, dans le procès de travail ; donc sans consommation de la force de travail, consommation elle aussi « productive » (de valeur et de plus-value). Tous les économistes, en tant que comptables, sont spontanément métaphysiciens ‹ et pas seulement « fétichistes » : ils trouvent tout naturel que la valeur d¹un objet survive à sa destruction « physique », comme l¹âme survit au corps, puisqu¹elle est inscrite dans les colonnes des livres de comptes. Le capitaliste, lui, sait bien qu¹en pratique la valeur des moyens de production ne se consene pas « toute seule ». La valeur conservée est, elle aussi, en fait, reproduite comme quantité de valeur déterminée. La valeur de la force de travail, elle, est consommée (anéantie) dans le procès de travail. Les moyens de production réunis sous la forme du capital sont les moyens de cette consommation, du « pompage » de la force de travail. Mais celui-ci, dans le même temps, crée une valeur nouvelle, proportionnelle à la durée et à 121 l¹intensité du travail dépensé 15. Alors seulement cette valeur nouvelle, qui provient de ce que la force de travail a été dépensée sous la forme capitaliste, c¹est-à-dire comme consommation productive de moyens de production déjà capitalisés 16, peut être subdivisée en deux fractions, dont l¹une remplace la valeur de la force de travail, et dont l¹autre constitue la plus-value. La division de la valeur nouvelle en valeur de la force de travail (« capital variable ») et plus-value n¹intervient donc qu¹après coup, comme une conséquence du contrat de travail salarié et de l¹organisation capitaliste du procès de production 17. Si donc il y a toujours une différence essentielle, dans le capital initial, entre la part qui s¹investit en moyens de production, quelle que soit la durée de leur immobilisation (capital « constant »), et la part qui s¹investit en achat de forces de travail (capital « variable », essentiellement, sinon exclusivement, sous la forme du salaire individuel des travailleurs 18), cette différence n¹est pas donnée au départ, et donc elle n¹est pas directement observable. Cette 15. Nota bene : ne jamais oublier l¹intensité du travail ! L¹identification de la quantité de travail, qui détermine la valeur, au temps de travail mesurable, n¹est valable que pour un degré déterminé d¹intensité du travail. C¹est la clé de la production de « plus-value relative ». 16. La consommation productive de moyens de production qui ne sont pas capitalisés, réunis sous forme de capital ne crée aucune valeur. Si le travail du petit producteur individuel se cristallise lui aussi sous forme de valeur c¹est, comme l¹a montré Marx à propos du petit paysan, qu¹il est lui aussi soumis aux conditions de la production capitaliste, par l¹intermédiaire du procès d¹ensemble de la reproduction du capital : il doit donc, pour survivre, employer ses moyens de production comme une fraction de capital, de façon à pomper sa propre force de travail, à s¹extraire lui-même du surtravail (Marx note que, dans ces conditions, et compte tenu de la moindre productivité du travail individuel, non seulement le petit producteur ne réalise aucun profit, mais il ne peut même pas s¹allouer l¹équivalent d¹un « salaire » moyen normal). 17. C¹est pourquoi on ne peut rien comprendre au mécanisme de production et de reproduction de la valeur si on isole au départ le « capital variable » comme une fraction déterminée qui aurait par elle-même la vertu de s¹accroître, de s¹adjoindre une valeur nouvelle. Si le rapport arithmétique de la plus-value au capital variable exprime le « taux de plus-value », c¹est-à-dire le taux d¹exploitation du travail, dans la forme de la valeur, c¹est qu¹il exprime le résultat du procès d¹exploitation de la force de travail, non ses conditions initiales. Mais bien entendu, dans le cours continu de la production capitaliste, et pour autant qu¹on fait abstraction de ses variations d¹échelle (embauche de nouvelles forces de travail, et variations dans la valeur de la force de travail), on peut toujours prévoir quelle fraction du capital-argent dont dispose le capitaliste devra être dépensée en salaires. 18. Avec le développement du mode de production capitaliste, et sous l¹effet conjugué de la socialisation de la production et des luttes de classe revendicatives, le salaire individuel, immédiatement rattaché au « prix du travail », se modifie : tout en restant la base de la rémunération, il est en partie suppléé par différentes formes de « salaire indirect » (congés payés, allocations familiales, sécurité sociale). Mais ce qui reste absolument inchangé, c¹est la forme individuelle de la reproduction de la force de travail, qui permet de la vendre et de l¹acheter sur le-marché, et que le droit définit comme « liberté » individuelle. 122 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES différence ou, mieux, cette différenciation est « effacée » périodiquement dans la forme de marchandise du produit matériel comme dans son expression monétaire (forme-valeur sous laquelle le produit circule) : cette différenciation n¹existe que dans le procès de production où le capital s¹investit, qui est son procès de valorisation (Verwertung, dit Marx), et qui donc le définit comme tel (la somme des valeurs n¹est le capital que dans la mesure où elle s¹accroît indéfiniment, où elle est prise dans un procès d¹accumulation). Cette différenciation n¹est intelligible que si l¹on prend pour objet d¹analyse la continuité, à l¹échelle sociale, du procès de production dans lequel elle s¹opère, et dont la circulation des capitaux-argent et des marchandises ne constitue qu¹un moment intermédiaire. Surtout, elle n¹est intelligible que si on considère les capitaux individuels, formellement autonomes, comme des fractions du capital social, dont elles remplissent simultanément ou successivement les différentes fonctions. Nous n¹avons donc pas affaire à deux procès sociaux distincts, qui seraient, d¹une part, la constitution de la valeur (Wertbildung) et, d¹autre part, la production de plus-value (Verwertung). Si les facteurs initiaux de la production, moyens de production et force de travail, ont toujours déjà la forme de marchandises (et en tant que tels « ont une valeur », représentée ‹ exactement ou non ‹ par leur prix), c¹est que le procès de production capitaliste reproduit la valeur, et détermine le développement de sa forme dans la circulation. La production de plus-value est en même temps constitution de valeur. Mais la consommation de la force de travail, incorporée au capital dans un double processus de conservation du capital constant (conservation de valeur, première forme de sa reproduction) et de reproduction « élargie » du capital variable (création de valeur, deuxième forme de sa reproduction, déterminant la précédente), c¹est le mécanisme spécifiquement capitaliste de développement du surtravail. En d¹autres termes, tout le « secret » de la production capitaliste, dont la résolution permet d¹expliquer son histoire, tient dans l¹unité contradictoire du processus qui fait en permanence du surtravail (et même du surtravail maximum : pas d¹exploitation capitaliste sans tendance permanente à la surexploitation) la condition nécessaire du travail en général. L¹analyse de la plus-value, élément caractéristique du rapport de production capitaliste (précisément le rapport, parce que le procès, qui le constitue), c¹est donc finalement l¹analyse des formes sous lesquelles est organisé et transformé le procès de production immédiat, de façon à y limiter au maximum la part du « travail nécessaire », et à y étendre à l¹opposé la part du « surtravail » dans le travail nécessaire lui-même. Ce sont les capitaux (et leurs « représentants » capitalistes) particuliers qui 123 en tant que fractions concurrentes du capital social tout entier, réalisent cette transformation et cette organisation : allongement de la durée du travail pour un même salaire réel, intensification du travail et de ses « cadences », élévation de sa productivité par la mécanisation et la division du travail. Autrement dit, l¹analyse de la plus-value, c¹est l¹analyse d¹une combinaison interne de formes déterminées de lutte de classes, spécifiques, constamment contraintes de surmonter la résistance de la classe ouvrière qui réagit sur leur développement même. Formes caractéristiques de la société moderne et inéluctables aussi longtemps que le travail productif reste un travail salarié, la force de travail une marchandise. On le voit, la plus-value n¹est ni une forme de l¹exploitation capitaliste parmi d¹autres (même la plus importante) ni le « fondement » économique des différentes formes d¹exploitation (dont la description relèverait alors d¹une enquête sociologique, complétant la définition économique 19). La plus-value, c¹est l¹unité organique de ces formes d¹exploitation dans un même procès, c¹est déjà la lutte de classes dans le procès de production. Ce qui permet d¹échapper aussi bien à l¹économisme dans la définition de la plus-value (comme mécanisme économique d¹où dériverait la lutte de classes) qu¹à l¹éclectisme dans la définition de l¹exploitation (comme énumération empirique de diverses formes d¹inégalité, d¹oppression, d¹aliénation). Avant de poursuivre cette analyse schématique des caractéristiques du mode de production capitaliste, j¹ouvrirai ici une parenthèse, pour essayer de désigner, à la lumière de la définition precédente, ce qui constituait, même dans sa forme « classique » (non « vulgaire »), la limite infranchissable, parce que limite interne, de l¹économie politique. Nous pouvons du même coup tenter d¹éclairer déjà ce qui fait de l¹analyse marxiste du mode de production capitaliste autre chose qu¹une économie politique en général. Pour l¹économie politique, la forme valeur des produits du travail (moyens de production, moyens de consommation), « forme générale » de tous les produits, que matérialise dans l¹échange leur équivalence avec la monnaie, est un donné initial indépassable. Si 19. Faute de surmonter cette fausse alternative, on retombe inévitablement dans le dilemme absurde qui oppose les « revendications quantitatives » (économiques) aux revendications « qualitatives » (sociales) ; la lutte syndicale montre pourtant sans cesse que toutes les revendications « qualitatives » (conditions de travail, formes de la division du travail, etc.) sont « quantitatives » (car elles mettent en cause le degré de l¹exploitation, le taux de plus-value), et que de même toutes les revendications « quantitatives » (niveau des salaires réels) sont « qualitatives » (car les salaires sont déterminés à l¹intérieur de l¹organisation de la dinsion du travail, compte tenu des conditions de travail et des inégalités de « qualifications »). 124 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES l¹économie politique s¹interroge sur « l¹origine » de cétte forme, c¹est d¹une façon nécessairement fictive, « métaphysique », en en développant la genèse idéale (par exemple, à partir de l¹utilité réciproque des propriétaires) dans la sphère même de l¹échange. Le plus souvent, de nos jours, dans une perspective positiviste, les économistes ne se posent plus ouvertement ce problème. De toute façon, le problème constitutif de l¹économie politique, c¹est le problème des variations quantitatives de la valeur (taux d¹accroissement, niveau relatif des valeurs), cette forme une fois donnée. Pour le matérialisme historique, le premier problème est au contraire d¹expliquer la constitution même de cette forme, résultat d¹un procès social et historique, non seulement passé (à travers toute l¹histoire du développement de la monnaie et du capital commercial), mais surtout actuel (dans des conditions nouvelles, que crée le capitalisme lui-même 20), Marx le dit constamment : tous les économistes, y compris et surtout Ricardo, sont obnubilés « en tant que bourgeois » (parce que seul ce point de vue a un sens par rapport à la pratique comptable du capitaliste) par le problème de la détermination quantitative, de la variation quantitative de la valeur et de ses différentes fractions. Cette caractéristique apparaît nettement dans l¹énoncé que les économistes classiques (les seuls à rechercher une explication théorique, à ne pas se contenter de « modèles » empiriques) donnent de la « loi de la valeur », point extrême de leur développement théorique : « La valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à leur production. » Pour les économistes, cet énoncé (qui conduit d¹ailleurs à des difficultés immédiates dans son application) définit une relation quantitative entre deux grandeurs variables : la valeur (d¹échange) et le temps de travail. Il signifie que (théoriquement du moins) la valeur relative de différentes marchandises varie proportionnellement aux temps de travail qui ont été respectivement nécessaires à leur production. Mais il n¹explique ni dans quelles conditions le « travail » 20. J¹entends d¹ici l¹objection des économistes : n¹est-il pas évident que la forme-valeur précède historiquement le capital ? (Evidence qui généralement suffit aux économistes, sans qu¹il soit question d¹étudier l¹histoire effective de la constitution de la forme-valeur et ses rapports avec les « formes antédiluviennes » du capital. D¹où le mythe de la « production marchande simple ».) Mais cette objection repose sur une confusion complète : analyser la formevaleur, ce n¹est pas renvoyer à une origine historique, c¹est rendre compte du procès actuel de sa constitution, donc de sa reproduction. L¹histoire de sa formation progressive dans d¹autres conditions sociales est un problème distinct, et n¹a pas à jouer le rôle d¹une origine toujours et encore présente. Les philosophes savent (ou devraient savoir) que cette confusion a été mise en évidence, voilà déjà trois siècles, par un certain Spinoza. 125 (ou le « temps de travail ») devient une grandeur « mesurable » (sinon par une tautologie : le travail est mesuré lorsque ses produits circulent universellement et s¹échangent uniformément les uns contre les autres sur le marché) ; ni comment s¹effectue la détermination d¹une grandeur par une autre (et détermination n¹a plus ici qu¹un sens arithmétique, fonctionnel) ; ni pourquoi la quantité de travail s¹exprime « indirectement » sous la forme, elle-même quantitative, de cette représentation qu¹est la valeur (d¹échange). Comme le montre Marx, le point de vue constitutif de l¹économie politique élude, et élimine, toujours deux questions fondamentales, qui sont liées l¹une et l¹autre à la structure historique d¹exploitation, à la nature du rapport de production capitaliste : 1. Il élimine la question : qu¹est-ce que le « travail social » qui détermine la valeur ? Quelle est la structure du procès social qui implique une détermination quantitative des produits sous forme de valeur ? La seule « réponse » que fournisse l¹économie politique à cette question (réponse sans question explicite) consiste à invoquer la division du travail en général, indépendamment de la forme sociale sous laquelle elle s¹effectue. 2. Il élimine la question : quelles sont les conditions qui font de la force de travail elle-même (l¹économie politique dit : « du travail ») une marchandise, ayant une valeur déterminée, et qui permettent ainsi de la comptabiliser dans l¹évaluation du produit ? L¹économie politique peut seulement poser comme un fait, totalement énigmatique, l¹équivalence moyenne entre la valeur des moyens de consommation nécessaires aux travailleurs et la valeur de la force de travail elle-même. Ce sont ces deux questions éliminées par l¹économie politique (car elles n¹ont pas de formulation possible dans l¹espace théorique d¹une problématique comptable, où tous les concepts sont déjà des déterminations quantitatives particulières de la valeur, des quantités de valeur particulières) que pose, au contraire, au départ, l¹analyse du Capital de Marx, et qui ouvrent un champ de problèmes nouveaux. Mais ces deux questions ne peuvent être traitées indépendamment l¹une de l¹autre, ni indépendamment de l¹existence de l¹exploitation, dont elles obligent à étudier les formes historiques. L¹équivalence entre valeur des moyens de consommation et valeur de la force de travail (donc la détermination de la valeur de la force de travail dans le procès de reproduction de la force de travail comme marchandise) repose sur les formes de lutte de classe qui réduisent la consommation des travailleurs à la simple reproduction de leur force (et de leur qualification) : elle repose donc sur l¹expropriation des travailleurs, puis sur le maintien de leur concurrence permanente, qu¹assure sous des formes propres à chaque phase du 126 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES capitalisme le développement d¹une « armée industrielle de réserve ». Plus fondamentalement encore, l¹analyse du « travail social » comme source de la valeur renvoie directement à l¹exploitation. Comme le montre Marx dès le début du Capital, le développement de la forme valeur suppose lui-même le « double caractère du travail », à la fois (selon la terminologie originelle de Marx) travail « concret », différencié selon les branches d¹une division sociale du travail (que le capitalisme approfondit et modifie sans cesse), et travail « abstrait », incorporé aux moyens de production, travail existant matériellement à titre de « simple dépense de force humaine ». Analyser la « source » de la valeur, on l¹oublie trop souvent, c¹est donc étudier le procès dans lequel ces deux aspects apparaissent et se conditionnent réciproquement. Or seul le mode de production capitaliste lui donne une forme développée et universelle, à l¹échelle de la société tout entière : car seul il transforme universellement les moyens de production en « monopole » d¹une classe particulière, séparés de la force de travail, ce qui permet de les utiliser comme moyens de « pomper » du travail humain indépendamment de toute utilité immédiate de ce travail (pour le producteur, mais aussi pour le propriétaire des moyens de production). L¹analyse de Marx aboutit ainsi à un « renversement » tout à fait paradoxal aux yeux des économistes : au lieu de développer les conséquences d¹une définition générale de la valeur ou les conséquences d¹un principe quantitatif de détermination des valeurs (ou des prix), l¹un et l¹autre abstraits de la pratique du capitaliste, il expose une forme particulière d¹organisation sociale du travail, qui confère universellement aux produits la forme de valeurs (de marchandises à la fois objets d¹usage et quantités de valeur), une forme particulière d¹organisation du travail social impliquant un antagonisme permanent, inconciliable. Il en déduit les conditions historiques auxquelles se trouvent soumises l¹accumulation, la circulation et la répartition du capital social (subdivisé en capitaux particuliers et concurrents). Il ouvre du même coup le problème de la transformation historique de ces conditions. Aux yeux de Marx, on l¹a vu, c¹est le procès même de production de « plus-value » (donc d¹accumulation du capital, de concentration et de monopolisation des moyens de production) qui reproduit en permanence la forme de valeur de tous les produits et de la force de travail (non sans qu¹intervienne parfois, brutalement ou progressivement, une « dévalorisation » quantitative plus ou moins importante : mais cette dévalorisation signifie précisément que la forme générale est maintenue). Au lieu de définir l¹exploitation comme la conséquence d¹un 127 mécanisme économique (et d¹entrer, comme le socialisme utopique et réformiste, dans le débat pour savoir si les mécanismes économiques entraînent ou non d¹inévitables antagonismes de classes), Marx définit au contraire les formes économiques comme des moments et des effets de l¹exploitation, dont il donne pour la première fois un concept objectif (au lieu de se contenter d¹en décrire les aspects empiriques divers et de réclamer sur le mode utopique leur abolition). On peut comprendre alors pourquoi la catégorie de valeur est d¹emblée (et reste tout au long de l¹histoire du capitalisme) la catégorie théorique névralgique, discriminante. Elle est le point de « rencontre », c¹est-à-dire le point de divergence permanente, inconciliable, entre l¹économie politique et le matérialisme historique. Selon que le point de cette divergence est ou non clairement aperçu, l¹objet même de la critique de Marx est ou non reconnu. Le terme de « valeur » recouvre en effet pour nous à la fois une catégorie économique, qui figure explicitement ou implicitement à la base du raisonnement économique, et d¹autre part (matérialisme historique) une détermination de forme du procès social de production de plus-value, du procès social d¹exploitation. C¹est pourquoi se pose toujours à nouveau à son propos le problème de la « critique de l¹économie politique ». L¹économie politique ne peut rendre compte du matérialisme historique. Mais le matérialisme historique peut rendre compte de l¹économie politique et l¹expliquer, comme système de représentations idéologiques impliquées dans les techniques objectives de l¹exploitation capitaliste. Cette situation a bien entendu été aperçue et reconnue dans la tradition théorique marxiste. Mais trop souvent ‹ dans un contexte académique, aux fins de présenter le marxisme dans le cours d¹une « histoire des doctrines économiques » ‹ elle a été déplacée sur un autre terrain, qui est encore un terrain économique : l¹opposition des « théories objectives » et des « théories subjectives » de la valeur (les premières incluant à la fois Marx et les économistes classiques, Smith, Ricardo). Mais cette opposition est secondaire, et, prise au pied de la lettre, elle est fausse. Marx ne fait pas une « théorie de la valeur », au sens des économistes. C¹est précisément pourquoi il peut faire une théorie objective, historique, de la formevaleur comme effet et moment d¹un procès social réel. 128 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES Le mode de production capitatiste : base et superstructure Nous pouvons maintenant revenir à l¹énoncé des caractéristiques générales du mode de production capitaliste, telles qu¹elles résultent de son histoire. De façon dérivée (mais bien entendu absolument nécessaire), avonsnous dit, le mode de production capitaliste implique un processus de révolution industrielle ininterrompue des forces productives, incorporant la force de travail à un système de machines en partie automatisé et approfondissant la division du travail manuel et du travail intellectuel dans la production. La division du travail manuel et du travail intellectuel, nous allons y revenir, c¹est en effet l¹unité réelle, complexe, du développement de la productivité du travail (par la mécanisation) et du développement de l¹intensité du travail qui, dans le mode de production capitaliste, n¹ont aucune existence indépendante l¹un de l¹autre. Notons-le au passage, ce que les historiens appellent d¹ordinaire « révolution industrielle » (quittes à découvrir ensuite des « deuxième » et « troisième » révolutions industrielles), c¹est seulement un aspect de la première phase de ce processus, dans lequel se trouve détruite (non sans violentes résistances) la structure artisanale du procès de travail (habileté de métier, correspondant à la mise en oeuvre d¹outils individuels spécialisés), et dans lequel se créent pour la première fois les conditions matérielles d¹un procès de travail collectif et continu (fabrique). Mais cette base technique est à son tour révolutionnée tout au long de l¹histoire du capitalisme, aussi bien en ce qui concerne la nature des moyens de travail qu¹en ce qui concerne les qualités correspondantes de la force de travail et la division du travail. Enfin, le mode de production capitaliste se caractérise par un marché, d¹abord « concurrentiel », ensuite relativement « planifié » (grâce à la concentration du capital financier), où les moyens de production comme la force de travail doivent s¹échanger contre l¹argent à titre de marchandises, afin d¹être concentrés dans des entreprises (unités de production typiques du capitalisme). Mais, en reprenant ces termes, qui sont courants dans l¹usage des économistes et même des historiens, il faut prendre garde que l¹époque « concurrentielle » de l¹histoire du capitalisme est en fait celle dans laquelle la concurrence est encore le moins intense, le plus inégalement développée : ‹ du fait de la survivance prolongée des modes de production précapitalistes, à la fois dans la « périphérie » dominée et dans les « centres » dominants du marché mondial ; 129 ‹ du fait que la concurrence entre les capitaux est géographiquement limitée et ralentie par le faible développement relatif du capital financier ; ‹ du fait enfin que le marché mondial est alors dominé par la puissance industrielle, commerciale et financière d¹un seul pays capitaliste (l¹Angleterre), réussissant pendant un demi-siècle (1820- 1870) à imposer à tous les autres une relative « liberté » des échanges internationaux, c¹est-à-dire le libre écoulement de ses propres produits 21. Corrélativement, l¹époque souvent appelée « monopoliste » est en fait celle dans laquelle la concurrence est la plus intense, les « entraves » nationales qu¹elle connaît alors résultant précisément de ce degré de développement extrême. Le monopolisme, nous y reviendrons, n¹est pas l¹abolition de la concurrence, mais son exacerbation. Nous pouvons alors introduire ici une précision théorique et terminologique. Le procès social d¹exploitation de la force de travail salariée, le procès de production de plus-value, constitue l¹élément fondamental des rapports de production capitalistes : ce que nous pouvons appeler le rapport de production capitaliste fondamental. Le mouvement des capitaux, sur le marché financier du capitalargent et sur celui des marchandises, donc le mouvement de leur concurrence et de leur concentration, avec ses contradictions propres, dépend de cet aspect fondamental. C¹est ce que nous pouvons appeler l¹élément secondaire des rapports de production capitalistes, néces- 21. Voir l¹excellent exposé de E. J. HOBSBAWM, Industry and Empire, Pelican Economic History of Britain, 1968. La forme fondamentale de la concurrence, comme le montre Marx, c¹est la concurrence des capitaux qui cherchent à s¹investir dans les branches de production où le taux de profit est le plus élevé (cf. Le Capital, livre III, sect. 1). Mais la concurrence des capitaux ne peut être finalement sanctionnée que par la vente de leurs produits : elle implique donc la concurrence des marchandises sur le marché. Au XIXe siècle, si l¹exportation des marchandises s¹étend au monde entier, l¹exportation des capitaux (argent, porteur d¹intérêt) est faible, donc également la tendance à l¹établissement d¹un taux général de profit. Bien entendu, l¹exportation des capitaux, qui caractérise la phase actuelle (et que favorise la concentration des sociétés multinationales et des banques) ne supprime pas l¹exportation des marchandises : elle l¹intensifie, au contraire, surtout en ce qui concerne les moyens de production. On sait que le volume du commerce extérieur est plus important entre les pays « développés » eux-mêmes qu¹entre ceux-ci et les pays « sous-développés » : cela tient non seulement à l¹inégalité des marchés de consommation solvables, mais surtout aux possibilités très inégales qu¹ils offrent pour l¹exportation des moyens de production. Plus l¹exportation des capitaux est forte, plus est forte l¹exportation des moyens de production. Déjà au XIXe siècle, l¹Angleterre a commencé d¹exporter simultanément (notamment aux U.S.A.) à la fois le matériel ferroviaire et les capitausx investis dans la construction des chemins de fer. De nos jours, les U.S.A. sont simultanément le principal exportateur de capitaux (les grands monopoles américains possèdent des unités de production dans le monde entier) et le principal exportateur de moyens de production. 130 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES sairement impliqué dans leur reproduction d¹ensemble. Lorsque nous parlons des rapports de production capitalistes, nous désignons toujours l¹unité de ces deux éléments, inégalement déterminants. C¹est la forme de circulation et de distribution résultant historiquement du développement des rapports de production capitalistes, qui implique à son tour la généralisation de la propriété juridique individuelle (« privée ») comme condition de la disposition des biens matériels quels qu¹ils soient (y compris et avant tout ceux qui n¹entrent pas dans une consommation individuelle, les moyens de production). Il en résulte tendanciellement que, si la possession de l¹argent devient le seul moyen d¹accéder à la propriété, la propriété juridique devient essentiellement, de son côté, le moyen de disposer de l¹argent, « équivalent général » des marchandises. C¹est enfin la forme même du rapport de production fondamental qui implique le développement tendanciel de la liberté individuelle (au moins civile) des producteurs et des non-producteurs, sur un pied d¹égalité formelle. C¹est donc sur l¹ensemble de cette base qu¹il est possible d¹articuler aux rapports de production les formes « superstructurelles » développées par le mode de production capitaliste, en particulier les formes politiques et idéologiques de l¹Etat capitaliste (qui se présente, pour la première fois dans l¹histoire, comme un Etat de « tout le peuple », c¹est-à-dire de tous les individus, dont il doit apparaître comme le « représentant »). La théorie du mode de production capitaliste, c¹est la théorie du processus dans lequel ces différents aspects sont combinés et « agissént » les uns sur les autres, à travers des luttes de classes de forme déterminée. Mais, pour développer cette théorie, il ne suffit pas de considérer le concept (abstrait) du mode de production luimême, il faut analyser le mode de production dans des formations sociales (concrètes) : d¹où la nécessité de faire un pas de plus, et d¹introduire de nouveaux concepts. Formation sociale Qu¹est-ce donc qu¹analyser une formation sociale ? question qui en enveloppe une autre : comment faut-il définir une formation sociale, par exemple la formation sociale française actuelle ? Abstraitement, on peut proposer plusieurs éléments de définition, qui correspondent à des problèmes différents apparaissant dans l¹analyse : 1. C¹est l¹ensemble des classes sociales, historiquement constituées. Ou, plus rigoureusement, c¹est l¹ensemble des rapports des classes entre elles, qui constituent la structure de la lutte de classes historique. 131 2. Ces rapports de classes ne se situent pas tous au même plan, bien qu¹ils soient tous matériels (pratiques). Ils sont inégalement déterminants en dernière analyse : c¹est pourquoi nous disons schématiquement qu¹une formation sociale est l¹ensemble d¹une base matérielle de rapports de production et de circulation des produits (rapports qui ne sont pas en eux-mêmes « économiques » mais qui produisent des effets économiques), et d¹une superstructure de rapports juridiques, politiques et idéologiques. 3. Mais que signifie, en l¹occurrence, « ensemble » de rapports de classes ? En dernière analyse, cela signifie que l¹unité contradictoire des rapports sociaux dans une formation sociale nous renvoie au processus d¹ensemble de la reproduction 22 des rapports de production eux-mêmes, qui est la clé de la « correspondance » historique entre base et superstructure sociale, et qui traduit le rôle déterminant des rapports de production. Cependant, une telle unité n¹existe historiquement que sous une forme concrète, qui résulte du développement, au sein de la formation sociale, d¹un mode de production particulier, historiquement dominant, et des luttes de classes qu¹il implique. En ce qui concerne les formations sociales dominées par le mode de production capitaliste, cette forme concrète est tendanciellement la forme nationale. Arrêtons-nous ici un instant. Chacune de ces formulations approchées reste abstraite, et contient des termes qui ont eux-mêmes besoin d¹être définis. Ne cherchons pas, cependant, à construire formellement, à l¹aide de ces éléments de définition, une formulation unique (une définition « générale » de « la formation sociale »), ni à en éclairer les obscurités au même niveau d¹abstraction. C¹est seulement dans la mesure où ils s¹investissent dans des analyses effectives que l¹on peut préciser la définition de tels concepts scientifiques abstraits du matérialisme historique. Les formulations précédentes devraient seulement nous aider à orienter correctement l¹analyse. Il est évident que nous n¹allons pas cependant produire ici l¹analyse complète d¹une formation sociale, même schématiquement. Faute de place, sans doute. Mais il y a une raison plus fondamentale : c¹est que l¹analyse d¹une formation sociale (telle que l¹ont effectivement pratiquée les meilleurs théoriciens du marxisme) n¹est jamais la représentation d¹une totalité, ce n¹est pas la prise en compte de « tous » les aspects de la pratique sociale « sans exception » dans la définition d¹un processus (ou du modèle d¹un processus) unique, 22. Le concept du procès d¹ensemble de la reproduction des rapports de production et, d¹abord, du rapport de production fondamental (capital/travailleurs salariés) a été pour la première fois énoncé par Marx dans Le Capital, livre II (1885), Editions sociales, Paris, 1960. 132 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES comme s¹il fallait attendre la réalisation mythique de cette connaissance totale pour connaître la « véritable » structure de la formation sociale et les causes « dernières » de sa transformation historique. Une telle ambition de totalité unifiée est un fantasme théorique (qui n¹est d¹ailleurs pas propre aux sciences sociales), qui peut obnubiler l¹économiste insatisfait de « l¹abstraction » de sa discipline, mais qui ne correspond ni aux normes de l¹objectivité scientifique ni aux exigences de la pratique 23. En fait, l¹objectif d¹une analyse scientifique, c¹est pour chaque processus, aspect particulier de la lutte des classes, de pouvoir le déterminer dans ses rapports inégalement agissants avec tous les autres. Ce qui importe alors, ce n¹est pas de représenter (ou de figurer) la totalité, mais de saisir la détermination tendancielle, l¹inégalité (c¹est-à-dire la complexité) des déterminations, donc aussi la forme concrète sous laquelle, dans une conjoncture donnée, elles se combinent. Dans la théorie marxiste, la « formation sociale » est, de ce fait, l¹objectif par excellence de la pratique politique, qui suppose pour le prolétariat la définition et la rectification permanente d¹une tacti- 23. Ajoutons ceci, à l¹intention des « philosophes » : Dans son article « Sur la dialectique matérialiste » (Pour Marx, Maspero, Paris, 1965), Althusser a, semble-t-il, développé une théorie de la totalité ; en particulier une théorie du « tout social », tel que le conçoit le marxisme. Il a opposé la catégorie marxiste du tout à celle du tout hégélien. Mais il faut, suivant Althusser dans le détail de son argumentation, prendre bien garde à ceci que, du point de vue marxiste, la dialectique ne se définit ni par la totalité ni par la totalisation. C¹est précisément ce que démontre Althusser : non seulement la dialectique marxiste (matérialiste) implique une autre conception du tout et une autre conception de la contradiction que la dialectique hégélienne (idéaliste), mais, du fait même de cette transformation interne, elle déplace le rapport des deux catégories. La dialectique marxiste ne se définit pas par la totalité, mais par la contradiction, et même par une contradiction qui, dans son principe, n¹est absolument pas totalisable (puisqu¹elle est irréductible à l¹unité simple). Et cela non pas par un défaut de totalisation (une contradiction qui ne serait jamais encore totalisée, toujours en voie de totalisation : conception avancée par Sartre, qui fait régresser de l¹idéalisme hégélien vers l¹idéalisme transcendantal), mais au contraire parce qu¹elle comporte toujours déjà un « excès » de détermination (qu¹Althusser appelle surdétermination). La contradiction de la dialectique matérialiste est, si l¹on peut dire, plus qu¹une totalité (plus complexe qu¹une totalité). Dans la conception idéaliste (hégélienne) de la dialectique, la contradiction est toujours pensée dans et sous la catégorie de totalité (de même que le réel est pensé dans et sous la pensée, la représentation). Disons les choses autrement : ce qui distingue la dialectique matérialiste, c¹est qu¹elle exclut toute possibilité de faire de la totalité le concept (c¹est-à-dire l¹explication scientifique) d¹un tout concret et de son histoire. La totalité n¹est pas le concept du tout réel, elle n¹en est que l¹image (l¹imitation). Le concept du tout, c¹est le concept de ses contradictions et de leurs déterminations. Ainsi les formations sociales capitalistes (et aussi socialistes) de l¹époque actuelle, celle de l¹impérialisme, réfléchissent dans leurs contradictions internes l¹ensemble des contradictions du systèma mondial de l¹impérialisme et la place qu¹elles y occupent : mais il n¹y a pas de « formation sociale mondiale » dans laquelle ces déterminations puissent apparaître comme les aspects complémentaires d¹une même totalité. 133 que et d¹une stratégie unifiées de lutte révolutionnaire, aboutissant à la prise du pouvoir d¹Etat. C¹est en ce sens que Lénine définissait « la politique » comme « le concentré de l¹économie ». Elle suppose donc la possibilité de « situer » par rapport au prolétariat lui-même, et d¹abord du point de vue de leurs intérêts matériels et de leurs rapports de force dans une conjoncture particulière, toutes les classes sociales en lutte. Donc la nécessité de hiérarchiser et d¹articuler différentes formes d¹antagonismes de classes, pour montrer comment l¹antagonisme fondamental (capital/prolétariat) est « surdéterminé » par tous les autres et les détermine en retour. Dans la suite de cet exposé, nous aborderons seulement un premier aspect de ce problème : nous envisagerons de plus près (en empruntant quelques illustrations à la formation sociale française) le concept d¹antagonisme de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Enonçons tout de suite, sous une forme abstraite, les quelques thèses qu¹il nous semblera nécessaire d¹avancer : En premier lieu, l¹analyse marxiste des classes n¹est pas une simple description historique, statistique, sociologique des classes. Elle est une explication du processus permanent de leur division, et de ses formes successives. Elle est donc fondée sur l¹analyse du rapport social capitaliste lui-même, du « capital » au sens rigoureux du terme : elle doit constamment en partir et y retourner. En second lieu, l¹analyse marxiste des classes met en évidence leur essentielle dissymétrie, à l¹intérieur même du rapport qui les unit, c¹est-à-dire les oppose. Le rapport du prolétariat à la bourgeoisie n¹est donc représentable ni comme une hiérarchie dans une échelle continue ni même comme un couple de termes semblables, se faisant vis-à-vis. Une classe, dans le processus de sa constitution, n¹est pas l¹image inversée de l¹autre. Rapport d¹antagonisme n¹est pas correspondance terme à terme. En conséquence (troisième caractéristique), il convient de distinguer soigneusement le concept de classes (c¹est-à-dire d¹antagonisme de classes) du concept sociologique de groupe social, dont on est amené à faire usage à des fins descriptives. Non seulement tout groupe social, distingué par ses fonctions dans la production, la circulation, l¹Etat, n¹est pas en lui-même une classe, mais surtout les classes elles-mêmes (prolétariat, bourgeoisie) ne se définissent pas comme de simples groupes, même dominants ou principaux. Tout groupe social n¹est pas une classe. Dans toutes les formations sociales capitalistes actuelles (celles de l¹impérialisme), il n¹y a tendanciellement que deux classes réelles, le prolétariat et la bourgeoisie, même lorsque subsistent, à côté de la production capitaliste dominante, d¹autres formes d¹exploitation, donc d¹autres modes d¹organisation de la production, donc d¹autres contradictions que l¹anta- 134 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES gonisme fondamental. Car ces formes d¹exploitation sont dominées par le capital, qui détruit tendanciellement les classes antérieures comme classes autonomes, et « simplifie », c¹est-à-dire radicalise, les antagonismes de classes légués par l¹histoire. Le développement du capitalisme crée lui-même des fonctions sociales nouvelles, qui font apparaître des groupes sociologiques nouveaux (les fameuses « couches intermédiaires »). Mais ces groupes ne constituent pas des classes : bien loin de modifier la forme de l¹antagonisme fondamental, ils sont les effets de son développement, et sont pris dans le processus de sa reproduction. Si donc tout groupe social n¹est pas une classe (si, en ce sens, il est absurde de vouloir répartir exhaustivement les individus et les groupes da ns une classification sociale), aucun n¹est situé en dehors de l¹antagonisme de classes et de ses effets. C¹est donc celui-ci qu¹il faut étudier d¹abord. Enfin, les classes elles-mêmes, dans leur existence historique, réunissent ou disjoignent toujours des groupes sociologiques divers, qui ne subsistent pas inchangés. L¹histoire d¹une classe sociale (prolériat, bourgeoisie) n¹est pas l¹histoire d¹un seul groupe social et de sa transformation interne, continue : c¹est l¹histoire de sa reproduction sous des formes nouvelles, à partir de l¹ensemble des conditions créées par le développement de l¹exploitation. Nous examinerons donc successivement le problème que pose la définition du prolétariat, et celui que pose la définition de la bourgeoisie à partir de leur rapport au capital, tel qu¹il vient d¹être défini. Chacune de ces définitions apparaîtra d¹abord comme un développement différent du concept du capital. Si l¹idée d¹une dissymétrie que nous avancions à l¹instant est juste, nous devons pouvoir la fonder dans l¹analyse du capital lui-même comme rapport social : de fait, nous verrons qu¹il faut envisager deux aspects pratiquement inséparables mais théoriquement différents dans le développement du capital : l¹organisation de l¹exploitation dans la production même, qui est à la base du prolétariat comme classe ; le procès de circulation et d¹accumulation de capitaux individuels, avec ses contradictions spécifiques, qui est à la base de la bourgeoisie comme classe. 2. Le premier aspect de l¹antagonisme de classes : prolétariat et capital Il est remarquable que les grands théoriciens du marxisme ne se soient pratiquement pas préoccupés, à la différence des sociologues, 135 de présenter des tableaux de classes sociales 24, bien que les commentateurs se soient souvent employés à le faire pour eux en rassemblant des indications dispersées dans leurs analyses. Le Capital lui-même, qui repose tout entier sur l¹analyse du mécanisme de production et de répartition de la plus-value, opposant classe ouvrière et capital, ne semble y parvenir qu¹en conclusion (dans un chapitre inachevé). De ce fait, on entend fréquemment soutenir que l¹analyse des classes serait pratiquement « absente » du Capital. En réalité, dans ce chapitre, il ne s¹agit que d¹une analyse de la distribution sociale des revenus. Or cette distribution, comme le montre Marx, est seulement une conséquence du rapport de classes dans la production de la plus-value 25. On cite aussi toujours la définition suivante de Lénine (dont il est nécessaire de rappeler le contexte : elle est formulée pour éclairer la nature du processus de suppression des classes après la révolution socialiste) : « On appelle classes de vastes groupes d¹hommes qui se distinguent par la place qu¹ils occupent dans un système de production sociale historiquement défini, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par des lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l¹organisaticn sociale du travail ; donc, par les modes d¹obtention et l¹importance de la richesse sociale dont ils disposent. Les classes sont des groupes d¹hommes dont l¹un peut s¹approprier la richesse de l¹autre, à cause de la place différente qu¹il occupe dans une structure déterminée, l¹économie sociale 26. » Ici, l¹ordre est apparemment inversé : on a l¹air de présupposer un tableau, donc une classification statistique, d¹après des critères économiques et sociologiques, et d¹aboutir à la structure de la lutte des classes. En fait, le contenu de la « définition » de Lénine confirme bien notre constatation initiale : ce qui constitue l¹objet de l¹analyse marxiste des rapports de classes, c¹est directement leur structure d¹antagonisme et son procès de transformation, et non pas une classification préalable. D¹où l¹absence de tableaux, qui n¹est paradoxale qu¹en apparence : ce qui permet en effet de constituer des tableaux de classes sociales, aujourd¹hui du moins, ce sont essentiellement des critères juridiques ou sociologiques et des échelles (linéaires) de 24. L¹une des principales exceptions est constituée par le célèbre texte de jeunesse de Mao Tsé-toung, Analyse des classes de la société chinoise (1926) OEuvres choisies, en français, Pékin, s.d., tome I. Le texte de Marx, souvent cité à ce titre, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, n¹est pas un tableau des classes sociales. 25. MARX, Le Capital, op. cit., livre III, tome VIII. 26. LÉNINE, La Grande Initiative (1919), OEuvres complètes, tome XXIX. 136 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES revenus. Mais ce qui est déterminant : le rapport aux moyens de production, le rôle dans l¹organisation sociale du travail, le mécanisme d¹appropriation du surtravail par une classe de non-producteurs, ne possède généralement pas une forme aussi simple. Pour éclairer ces difficultés, empruntons quelques éléments à l¹analyse de la formation sociale française actuelle. Et pour simplifier encore, faisons abstraction, ici, de l¹analyse des rapports de production dans l¹agriculture et de l¹ensemble des rapports sociaux à la campagne. Nous omettons ainsi des problèmes importants, comme celui du prolétariat agricole, celui de la « prolétarisation » des paysans pauvres, celui des liens de dépendance qui rattachaient encore récemment à la campagne une fraction non négligeable du prolétariat industriel, ou même l¹y rattachent encore aujourd¹hui. Notre aperçu concerne donc seulement, et de façon incomplète, le prolétariat industriel : la classe ouvrière en tant que prolétariat. Dans la littérature actuelle, analyser la classe ouvrière, c¹est d¹abord en donner un recensement statistique. Or, dès qu¹on cherche à évaluer l¹importance numérique de la classe ouvrière actuelle, on rencontre une série de difficultés dues à la signification restrictive du terme « ouvrier » dans la statistique courante, à l¹imprécision des statistiques de chômage, etc. Les statistiques nous fournissent néanmoins l¹indice de trois faits essentiels, qu¹il faut poser au départ : ‹ Premier fait : la part sans cesse croissante des salariés dans la « population active », où l¹on peut voir l¹indice d¹une tendance à la salarisation généralisée (au sens purement juridique du terme). ‹ Second fait : l¹importance numérique absolue de la classe ouvrière, incluant tous les travailleurs directement employés dans la production de biens et services matériels : ceux qui, à l¹échelle de la société tout entière, produisent les marchandises porteuses de la plus-value, en ajoutant une valeur nouvelle à celle que représentent déjà les moyens de production (dans lesquels il faut naturellement compter ceux des transports, des télécommunications, voire de certains établissements de la recherche scientifique organisés à l¹échelle industrielle). Mais cette tendance est moins accentuée, relativement, que celle de la salarisation en général 27. ‹ Troisième fait : l¹augmentation de la productivité du travail, beaucoup plus rapide que celle de la classe ouvrière elle-même. Ces trois faits sont corrélatifs. Ils expriment tous le développement 27. Selon les recensements de l¹I.N.S.E.E., les salariés étaient, en 1954 62 % de la population active totale, ils sont, en 1968, 76 %. D¹après le recensement de 1968, ouvriers (y compris les manoeuvres et les mineurs) contremaîtres et techniciens constituent 40,3 % de la population active. 137 du mode de production capitaliste dans la formation sociale française. Avec le développement du mode de production capitaliste, l¹activité sociale, productive ou non, tend à se présenter comme « travail » en général, sous la forme juridique du salariat, y compris dans le service de l¹Etat ou la direction des entreprises 28. A cette tendance concourent évidemment la concentration de la production et de la distribution, l¹élimination des producteurs et commerçants individuels. La grande industrie capitaliste soustrait sans cesse (malgré des inégalités et des exceptions) des travailleurs immédiats aux modes de production « traditionnels ». Mais le mode de production spécifiquement capitaliste est aussi, historiquement, celui dans lequel le nombre des producteurs directs est proportionnellement le plus faible 29, parce que l¹intensité et la productivité de leur travail est sans cesse accrue. C¹est celui dans lequel on observe à la fois la plus forte concentration de travailleurs productifs et la plus forte proportion de population improductive, la plus forte productivité et la plus grande improductivité de l¹histoire. Contrairement à une opinion répandue, le rôle historique grandissant (donc le rôle politique grandissant) des travailleurs exploités dans les formations sociales capitalistes ne repose pas sur leur nombre grandissant, mais sur leur concentration accrue et sur la forme radicale de leur exploitation. L¹importance numérique de la classe ouvrière doit donc toujours être appréciée compte tenu des effets conjugués de la concentration industrielle et de l¹élévation continue de la productivité du travail. « Fractions » et division tendancielle de la classe ouvrière Faisons maintenant un pas de plus. Ces précisions données n¹ont de sens, on le sait, que si on les complète par l¹analyse des « fractions » de la classe ouvrière, qui est l¹objet privilégié de la « sociologie du travail ». Et si on analyse le rapport nécessaire de ces fractions, qui est la condition de l¹usage des moyens de production existants, en même temps que de leur transformation historique. C¹est ici que commencent les difficultés. Car, d¹un côté, la classe ouvrière ne se définit pas comme classe sociale (nous dirons comme prolétariat) par son importance numérique globale, c¹est-à-dire comme une simple population homogène par rapport à un ou plusieurs critères de classification (pour énoncer de tels critères, il faut se limiter à des 28. Voir à ce sujet les développements de Marx concernant le « salaire de direction » du capitaliste à propos de la distinction entre capital porteur d¹intérêt et capital industriél (profit d¹entreprise) : Le Capital, op. cit., livre III, tome VII, chap. 27. 29. Tendance déjà relevée et analysée par Marx, notamment d¹après le recensement de 1861 en Angleterre : Le Capital, op. cit., livre I, p. 320-321. 138 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES abstractions très générales). Et, d¹un autre côté, les analyses traditionnelles de « fractions » reposent toujours sur des différences de « qualification professionnelle » et de statut dans les entreprises, qui sont censées recouper la différence des conditions de travail, des rémunérations, des conditions d¹existence. Mais ces caractéristiques concrètes sont mouvantes par définition, et surtout elles ne peuvent jamais être saisies à travers les classements officiels sans déformation ni mystification, car ces classements, qui ont pour objectif essentiel l¹établissement d¹une hiérarchie de salaires, avec la pression permanente qu¹elle implique, ne correspondent jamais exactement aux différences objectives dans la nature des travaux effectués et dans les conditions d¹existence. En pratique, d¹ailleurs, la possession individuelle d¹une qualification n¹implique nullement l¹occupation d¹un poste correspondant dans la production (en particulier pour les travailleurs « trop jeunes » ou « trop vieux », c¹est-à-dire des masses considérables). En pratique donc, il ne faut utiliser les fractionnements reçus que comme autant d¹indices, indirects, de la forme sociale, historiquement transformée, de la division du travail, d¹abord dans le procès de production immédiat, puis, sur cette base, dans le processus d¹ensemble de la reproduction de la force de travail. Mais il faut aller plus loin : il faut définir la classe ouvrière, en tant que prolétariat, par son unité historique. Or celle-ci n¹est jamais donnée une fois pour toutes : elle n¹est, à chaque époque, que le résultat d¹un processus tendanciel. Le prolétariat se définit d¹emblée par les divisions, voire les contradictions, qui reflètent dans son unité même le développement des formes de l¹exploitation. Il se constitue par le jeu de ces divisions en tant qu¹unité tendancielle dans le processus de production immédiat et dans le processus de reproduction de la force de travail. Soulignons tout de suite la nécessité de ne pas se limiter au procès de production immédiat (même si c¹est la base de notre analyse), car cette limitation conduit directement au « technologisme », qui affecte profondément la sociologie du travail actuelle. Entre les tendances du procès de production immédiat et les conditions de reproduction de la force de travail, il peut y avoir non seulement décalage, inadaptation, mais des contradictions, qui doivent être mises au centre de l¹analyse de la classe ouvrière (et qui permettent de comprendre pourquoi les problèmes de la scolarisation, de la formation professionnelle, de l¹immigration, sont aujourd¹hui, dans un pays comme la France, des points théoriquement et pratiquement névralgiques). Revenons alors, pour les examiner de façon critique, à quelques 139 données bien connues concernant le fractionnement de la classe ouvrière, dans la répartition courante. La masse de la classe ouvrière est aujourd¹hui constituée de travailleurs officiellement classés comme travailleurs non qualifiés (manoeuvres et « O.S. », ouvriers spécialisés) et de travailleurs déqualifiés. Cette fraction de la classe ouvrière est la plus nombreuse. Mais surtout, on le sait, elle est en augmentation régulière, sous l¹effet des transformations technologiques de la production, essentiellement par l¹augmentation du nombre des O.S., qui en constituent l¹élément nouveau et caractéristique (au contraire, la manutention tend à se mécaniser en partie). En 1968 (chiffres de l¹I.N.S.E.E.), les O.S. sont 2 650 380, soit 39,5 % de la population « ouvrière » active. Cette proportion varie considérablement d¹une branche à l¹autre : supérieure à 50 % dans le textile, dans la construction électrique ; 34 % dans l¹industrie pétrolière ; 28,3 % dans l¹industrie polygraphique. A la même date, les manoeuvres sont 1 489 140, soit 22,4 % de la population « ouvrière ». Les variations sont également fortes : 33,7 % dans l¹industrie du verre, 11 % dans les constructions électriques et mécaniques. Le total de la main-d¹oeuvre non qualifiée s¹établit ainsi à 62,3 % des « ouvriers » (51,1 % en 1954). Elle comporte une « mobilité » c¹est-à-dire une instabilité d¹emploi maximum, donc une concurrence directe elle aussi maximum entre les travailleurs, devenus pratiquement interchangeables. C¹est par rapport à cette fraction surtout que le marché de la force de travail apparaît clairement pour ce qu¹il est : un « marché d¹acheteurs », un monopole d¹achat dominant des vendeurs individuels 30. Notons-le déjà, les conditions de reproduction de cette fraction de la classe ouvrière sont très particulières, et caractéristiques de la phase historique actuelle : on y trouve une importante proportion de jeunes travailleurs (car le travail d¹O.S. « use » très vite la force de travail). Surtout (nous reviendrons sur ce point), cette fraction comprend la majorité des travailleurs immigrés (plus de deux millions en tout en 1971) dont le nombre s¹est fortement accru dans la dernière période. Il est essentiel de ne pas confondre cette fraction de la classe ouvrière (y compris les travailleurs immigrés) avec un « sous-prolétariat », même si, par ses conditions de vie, par le chômage périodique relativement important (même en période d¹ « expansion » et de « plein emploi », car il s¹agit pour le capital de maintenir une rotation rapide du personnel, à la fois à cause de l¹usure de la 30. Cf. Sur ce point J. BENARD, La Conception marxiste du capital, op. cit., p. 72 et s. 140 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES force de travail, et comme moyen de lutte contre le syndicalisme), elle a un pied dans le paupérisme proprement dit 31. Parler de « fraction inférieure » de la classe ouvrière (à cause de la position de ces travailleurs au bas de l¹échelle des salaires) a même pour résultat d¹induire en erreur : car, par leur rôle entièrement intégré au système de machines et subordonné à lui, à la pointe de la division du travail, les O.S. de la grande industrie sont de plus en plus au centre du procès de production de forme capitaliste. La grande production industrielle repose de plus en plus sur les qualités nouvelles de la force de travail qu¹ils ont peu à peu développées (pour compenser la déqualification et soutenir l¹intensité du travail). Premier point très important. Cependant, une fraction importante de la classe ouvrière est toujours constituée de travailleurs « qualifiés » (« professionnels »). Moins nombreuse que la précédente, elle constitue cependant presque le tiers des effectifs d¹ensemble des travailleurs industriels. Issue du processus de révolution industrielle qui, sur la durée d¹un siècle, a mécanisé sous une première forme toutes les branches de production importantes, elle a formé la base historique des organisations syndicales et politiques de la classe ouvrière (grâce à sa relative stabilité d¹emploi). Il est essentiel de ne pas confondre cette fraction avec une « aristocratie ouvrière », au sens de certains métiers du XIXe siècle 32 : 31. Un auteur universitaire le soulignait récemment, « ce phénomène de paupérisation, qui n¹est pas particulier à la France, est en général mal connu [...] les statistiques sont étrangement pudiques. Il faut remonter à une étude de 1962 pour obtenir des renseignements indiscutables. Elle révèle que 27 % des ménages disposaient alors d¹un revenu annuel inférieur à 4 000 francs, c¹est-à-dire permettant difficilement, même en y ajoutant les prestations familiales, de couvrir les besoins élémentaires de nourriture, de logement, d¹habillement [...]. Combien sont-ils aujourd¹hui ? Diverses évaluations ont pu être faites, fort différentes dans la mesure où elles ne retiennent pas les mêmes critères de pauvreté. On peut avancer à coup sûr le chiffre minimal de 5 millions de pauvres « primaires », c¹est-à-dire qui se trouvent en deçà ou tout juste au niveau du standard de vie minimal. Mais la ³ plage de pauvreté ² s¹étendant jusqu¹à 20 ou 30 % au-dessus du ³ palier minimum vital ² regrouperait très probablement jusqu¹à 10 millions de personnes, c¹est-à-dire 20 % de la population ». (Maurice PARODI, « Histoire récente de l¹économie et de la société française [1945-1970] », Histoire de la France, dir. G. Duby, Paris, Larousse, 1972, tome III, p. 359-360.) On le voit, la « théorie de la paupérisation », naguère soutenue par certains marxistes, avait du moins l¹avantage de mettre en relief un fait fondamental. Bien entendu, les estimations ci-dessus concernent à la fois la classe ouvrière (y compris les chômeurs, personnes âgées, malades, dont la statistique bourgeoise se débarrasse sous le nom d¹inactifs) et de très importantes couches de petits exploitants agricoles, petits commerçants, employés, domestiques, salariés agricoles, etc. En ce qui concerne la classe ouvrière, la réalité et l¹ampleur du phénomène de paupérisation ont été portées au grand jour en 1972 par la campagne des syndicats C.G.T. et C.F.D.T contre l¹existence de 6 500 000 travailleurs ayant un salaire inférieur à 1 000 francs par mois (cf. Documents du 38e Congrès national de la C.G.T., Le Peuple, n° du 1er-31 mai 1972). 141 il ne s¹agit pas en effet de travailleurs industriels appartenant à des corps de métiers placés au-dessus du travail standardisé, mais, surtout dans la grande industrie, de travailleurs eux-mêmes spécialisés, intégrés dans la parcellisation des tâches. Il s¹agit de travailleurs dont le travail, extérieurement, à un moment donné, semble « complet », mais se trouve en fait pris tendanciellement dans l¹entre-deux des tendances à la déqualification et à la surqualification du travail. Leur répartition est inégale : nombreux aujourd¹hui dans les industries métallurgiques et mécaniques, ou encore dans l¹habillement ; de moins en moins nombreux dans l¹automobile, l¹industrie pétrolière, la chimie, la construction électrique, etc. 33. Cette fraction de la classe ouvrière n¹est donc ni stable ni isolée : le développement de la révolution industrielle, inégale selon les secteurs, crée des « qualifications » nouvelles, mais en fait disparaître d¹existantes, ou rapproche les conditions de rémunération et de travail de celles des O.S. : dans bien des cas, que seule une enquête détaillée peut mettre en évidence, la distinction nominale est artificielle. S¹il y a dans la grande industrie des formes différentes de (La hausse des prix est tellement rapide que, pour un même pouvroir d¹achat, ce chiffre repère a dû être porté au début de 1974 à 1 500 francs par mois). 32. Cf. ENGELS, La Question du logement (1872) : « [...] un ouvrier constructeur de machines ou tout autre travailleur appartenant à l¹aristocratie de sa classe [...] », Editions sociales, Paris, 1957, p. 68. (Engels décrit cette « aristocratie » ouvrière associée à la petite bourgeoisie dans certaines opérations d¹épargne et de placement ; mais il indique un peu plus loin, toujours à propos du petit nombre des « ouvriers mieux payés que la généralité » et des « contremaîtres », la différence qui sépare, au XIXe siècle, l¹ouvrier, dont les revenus, dans le meilleur des cas, restent identiques ou baissent en proportion de l¹augmentation de sa famille et de ses besoins, du petit-bourgeois ou de l¹employé dont les revenus croissent en général progressivement.) Le problème de l¹ « aristocratie ouvrière » est à la fois un des plus importants et, il faut bien le dire, un des moins bien connus de la théorie marxiste du prolétariat : chez Engels (qui en traite longuement dans la préface à l¹édition allemande de 1892 de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre), puis chez Lénine (qui y fait référence systématiquement dans tous les textes traitant, à partir de 1914, de la « faillite de la IIe Internationale » et de l¹impérialisme) l¹expression ne désigne pas toujours la même fraction de la classe ouvrière des pays capitalistes « avancés », tantôt elle vise une « minorité » relativement privilégiée, tantôt elle vise un « grand nombre » de travailleurs. Elle est toujours pensée de façon surdéterminée, à la fois par rapport aux transformations de la division du travail, au rôle des syndicats (avant tout les « trade unions » anglaises) et aux effets sur la classe ouvrière d¹une position dominante du capital nationai sur le marché mondial (« monopole industriel »). En fait, c¹est l¹indice d¹un problème essentiel et ouvert : l¹effet de l¹histoire des formations sociales capitalistes (et impérialistes) sur la structure du prolétariat, donc sur la forme du rapport de production et d¹exploitation fondamental. 33. Sur la répartition des différentes catégories de travailleurs (d¹après la classification officielle) dans les branches d¹industrie, cf. M. M. KRUST et J. BEGUE, Structure des emplois au 1er janvier 1968 (Collections de l¹I.N.S.E.E.). Ce qui fait malheureusement défaut, c¹est une « ventilation » des différentes catégories de travailleurs en fonction de l¹organisation « technique » des procès de travail. Utiles analyses, mais qui restent marquées par une approche « technologique », dans les travaux de Touraine, do Naville et de leurs équipes. 142 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES l¹organisation du travail et de l¹exploitation, il n¹y a pas pour autant, dans la majorité des cas, des degrés inégaux d¹exploitation. Surtout, il y a passage permanent d¹une forme à l¹autre et apparition de formes nouvelles, aspects complémentaires d¹un même processus 34. Mais l¹énumération peut-elle s¹arrêter là ? Ne faut-il pas tenir compte également d¹une « fraction supérieure » de la classe ouvrière, constituée par les travailleurs hautement qualifiés et par différentes catégories de techniciens travaillant dans la production, son contrôle ou sa préparation ? Ne s¹agirait-il pas de cette « aristocratie ouvrière » d¹un type nouveau (ou de cette « nouvelle classe ouvrière », selon l¹expression équivoque d¹une certaine sociologie du travail, impatiente d¹enterrer, avec l¹ « ancienne » classe ouvrière, l¹expérience et les traditions de lutte qu¹elle a accumulées), caractéristique de l¹époque impérialiste et de ses tendances au sein du procès de production lui-même ? Notons-le d¹emblée, cette couche de travailleurs reste au total très minoritaire. Elle va actuellement (dans une formation sociale comme la nôtre) croissant en nombre. Mais (point décisif), dans certaines branches de production seulement : elle peut alors représenter (comme dans le pétrole, l¹électronique, l¹aéronautique, l¹énergie atomique) plus de 10 % de l¹effectif salarié total des entreprises. Rien ne serait plus faux cependant que de procéder à partir de ces exemples à une projection futuriste, en y voyant l¹avenir du travail productif dans son ensemble (soit dans le cadre des rapports de production capitalistes, soit au-delà de leur transformation révolutionnaire, une fois levées les « entraves » qu¹ils apporteraient au progrès des forces productives, le facteur d¹arriération relative qu¹ils constitueraient). La tendance historique ne peut être dessinée aussi simplement. Car son aspect fondamental, c¹est le développement inégal à l¹intérieur de l¹ensemble de la production sociale, dont les différentes branches sont de plus en plus étroitement dépendantes, en particulier sous l¹influence de la préfabrication (qui, on l¹a bien vu depuis vingt ans, est, beaucoup plus que l¹automation, le grand moyen de parvenir à la continuité du procès de travail, de faire coïncider « période de production » et « période de travail » effectif, pour utiliser au maximum la force de travail 35). L¹intellectualisation relative de certaines branches ou de certains 34. Cf. l¹ouvrage simplement descriptif, mais riche de documentauon (une bonne description vaut des dizaines de mauvaises théories), de J. FRÉMONTIER, La Forteresse ouvrière, Renault, Fayard, Paris, 1971. On le comparera au témoignage passionnant de Louis OURY, Les Prolos, Denoël, Paris, 1973. Et aux enquêtes publiées dans L¹Humanité en octobre 1970, novembre 1971, juin 1972, octobre 1972, avril-mai 1973. 35. Sur ces concepts, cf. MARX, Le Capital, livre II, chap. 12-13. 143 stades de fabrication implique directement la simplification et la déqualification dans certains autres qui les complètent ou en utilisent les produits. Soit un exemple schématique, mais particulièrement significatif : l¹industrie électronique a connu une révolution technologique au cours de la dernière période de vingt ans (avec les transistors, puis les circuits intégrés). Or, dans la branche des « matériels professionnels » la proportion des « cadres et employés » (incluant une forte proportion de cadres purement techniques, techniciens, dessinateurs) par rapport à l¹ensemble des salariés, est de 62 %, chiffre considérable. Mais, dans la branche des « matériels grand public », où la production est pour une part importante effectuée en amont par les fabricants de composants, cette proportion retombe en dessous de 30 %, tandis que celle des ouvriers (dont une forte proportion d¹O.S., main-d¹oeuvre surtout féminine) s¹élève à 70 % 36. On retrouverait cette complémentarité caractéristique sur d¹autres exemples (le bâtiment, couplé aux matériels de travaux publics). Que nous montrent donc ces analyses, même très sommaires ? Que les divisions socio-techniques de la classe ouvrière sont une réalité qui change, mais qui ne s¹atténue pas. Et surtout qu¹elles ne sont pas indépendantes les unes des autres, car chaque « fraction » est soumise aux effets des mêmes tendances de la division du travail, dans sa forme capitaliste. Il en est ainsi pour les travailleurs « non qualifiés » ; il en est de même pour les travailleurs « qualifiés ». Il en est ainsi même pour la couche « supérieure » des travailleurs « hautement qualifiés ». Constituer une catégorie autonome des « ingénieurs, cadres et techniciens » n¹a pas de signification historique réelle, et ne peut que brouiller l¹analyse de la classe ouvrière. S¹il est vrai que tous subissent les effets (très inégaux) du salariat en général (écart des prix et des salaires réels, concurrence entre les salariés, qui implique le risque du chômage et du déclassement), tous n¹occupent pas la même position dans le procès d¹exploitation et de reproduction de la force de travail. Les uns sont toujours situés en dehors du processus de prolétarisation, à la fois parce que le niveau de leurs revenus dépasse la moyenne de reproduction de la force de travail simple ou complexe, et parce qu¹ils combinent à leur fonction productive une fonction d¹organisation, de direction du travail. Nous en reparlerons à propos de la bourgeoisie. Les autres n¹y échappent que tendanciellement, dans des conditions historiques transitoires (qui peuvent avoir d¹importants effets idéologiques et 36. Chiffres de 1964 d¹après KUHN DE CHIZELLE, « Situation de l¹industrie électronique francaise », Rapport au Conseil économique et social, Journal officiel, avril 1966. 144 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES politiques), parce qu¹ils ne figurent pas dans le procès de travail comme simple force de travail (même qualifiée), incorporée au système de machines, et parce que la reproduction de leur force de travail (donc sa circulation sur le « marché du travail ») relève toujours d¹un processus séparé, distinct de celui de la grande masse du prolétariat. Mais il ne faut jamais oublier que cette situation « supérieure » est par définition instable, menacée par le développement et l¹extension des limites de la mécanisation (voir l¹exemple récent de l¹informatique). Procès de reproduction et histoire du prolétariat Nous pouvons maintenant comprendre comment se pose, en général, le problème de la constitution du prolétariat. Au-delà des classifications, au-delà d¹une simple description technologique, il faut d¹abord souligner que la classe ouvrière ne peut être définie comme classe indépendamment de sa propre transformation historique. Le « prolétariat en soi » n¹existe pas. Ce que l¹on retient surtout, d¹ordinaire, dans cette transformation, c¹est la constitution du mode de production spécifiquement capitaliste aux dépens des modes de production antérieurs. Ainsi, dans la formation sociale française des années 1860-1870, après les premières phases de la révolution industrielle et de la concentration des moyens de production, on trouve, selon les branches de production, au moins quatre formes de production et d¹exploitation du travail nettement différentes, dont les deux dernières seulement relèvent du mode de production spécifiquement capitaliste (et reposent sur le travail salarié), bien qu¹elles dépendent déjà toutes de sa domination d¹ensemble : la production familiale combinée au travail agricole, l¹artisanat, le travail à domicile (dans les villes ou dans les campagnes) pour le compte d¹un négociant fournisseur de matières premières, les fabriques et les usines proprement dites 37. Mais ce processus historique ne comporte pas seulement le développement d¹un nouveau mode de production, qui « crée » la classe ouvrière moderne, et la disparition plus ou moins rapide des anciens, ainsi que les formes de transition que suscite cette transformation. Il comporte surtout, au sein même du mode de production capitaliste, l¹histoire de la division socio-technique du travail, qui est le premier 37. Cf. J. BOUVIER, « Le mouvement d¹une civilisation nouvelle », Histoire de la France, op. cit., p. 13-14. Cf. également les quelques Histoires du travail en France, dont celle de BOUVIER-AJAM, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1969. 145 élément conférant à la classe ouvrière son unité et, corrélativement, ses divisions actuelles. Dans les branches typiques de la grande industrie du XIXe siècle (le textile, plus tard la métallurgie), la classe ouvrière était encore telle que la décrivait Marx pour illustrer les effets du développement de la « plus-value relative » : « La classification fondamentale devient celle de travailleurs aux machines-outils (y compris quelques ouvriers chargés de chauffer la machine à vapeur) et de manoeuvres, presque tous des enfants, subordonnés aux premiers. Parmi ces manoeuvres se rangent plus ou moins tous les feeders (alimenteurs), qui fournissent aux machines leur matière première. A côté de ces classes principales prend place un personnel numériquement insignifiant d¹ingénieurs, de mécaniciens, de menuisiers, etc., qui surveillent le mécanisme général et pourvoient aux réparations nécessaires. C¹est une classe supérieure de travailleurs, les uns formés scientifiquement, les autres ayant un métier placé en dehors du cercle des ouvriers de fabrique auxquels ils ne sont qu¹agrégés 38. » La division socio-technique du travail a donc une forme typique pour chaque phase de l¹histoire du mode de production capitaliste, tout en incluant toujours des survivances des formes antérieures. On constate aujourd¹hui que le développement historique, tout en détruisant pratiquement la distinction entre le secteur proprement capitaliste (la grande industrie) et le secteur artisanal et manufacturier, a en même temps déplacé les divisions intérieures à la grande industrie 39. Ce qui constitue, dans le processus même de sa transformation, la classe ouvrière, c¹est donc d¹abord le rapport fonctionnel qui unit, au sein d¹un même « travailleur collectif » à l¹échelle sociale, des fractions dont le rôle technique et la position sociale sont différents, en vue d¹une productivité de plus-value maximale, soit au sein d¹une même entreprise, soit dans des entreprises différentes. C¹est l¹unité fonctionnelle qui fait, sur une base donnée de moyens de travail, du travail de chacun le moyen d¹exploiter au maximum le travail, de tous les autres 40. C¹est donc l¹unité contradictoire des tendances qui correspondent à la constitution de ces fractions, et qui ne sont intelligibles que prises ensemble. C¹est plus précisément l¹unité contradictoire de la tendance à la parcellisation, à la déqualification, 38. Le Capital, livre I, éd. Garnier-Flammarion, p. 303. 39. L¹ouvrage fondamental sur l¹histoire de la classe ouvrière, d¹une ampleur inégalée, reste celui de Jürgen KUCZINSKY, Die Geschichte der Lage der Arbeiter unter dem Kapitalismus, Berlin, Dietz Verlag, nouvelle édition, 1961 et s., d¹où procède le remarquable petit ouvrage de vulgarisation sur Les Origines de la classe ouvrière, trad. francaise, Hachette, Paris, 1967. 40. Cf l¹analyse par Marx des premières formes du « management » industriel (Babbage) : Le Capital, livre I, chap. 15, p. 271 et s. 146 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES à la simplification maximum du travail (dont les O.S. actuels sont le résultat), et de la tendance à la « surqualification » (par rapport à la moyenne, bien entendu) qui constitue, à l¹autre extrémité du travailleur collectif, et de l¹autre côté par rapport aux moyens de travail, une fraction relativement nombreuse de travailleurs techniciens, contrôlant le système de machines au lieu d¹être subordonnés à son fonctionnement. Le ressort de cette unité contradictoire, c¹est donc avant tout la division du travail manuel et du travail intellectuel, et ses formes successives 41. De fait, cette division est la forme historique sous laquelle s¹est effectuée la « croissance » économique, croissance de la production et surtout de la productivité, qu¹elle explique directement (n¹oublions pas que « productif », dans le mode de production capitaliste, signifie toujours : productif de plus-value). Elle permet en effet d¹en comprendre les deux aspects significatifs et inséparables : d¹un côté l¹application des connaissances scientifiques, la « révolution scientifique et technique », ininterrompue depuis la constitution du mode de production capitaliste, de l¹autre l¹intensification elle aussi ininterrompue du travail d¹exécution. Loin qu¹il s¹agisse d¹un simple effet du développement naturel des techniques, les transformations de la production matérielle dépendent ainsi des conditions dans lesquelles le capital trouve et concentre la force de travail qui lui est nécessaire. Ou, en termes plus abstraits : à l¹intérieur même de la « base économique », le développement des forces productives est commandé, dominé par l¹histoire du rapport social de production dont elles permettent la réalisation. Mais ce premier élément, à lui seul, ne suffit pas. L¹analyse de 41. Le problème de la division du travail manuel et du travail intellectuel est un problème historique et politique fondamental de l¹analyse du mode de production capitaliste. Nous l¹étudierons ailleurs pour lui-même. Il y a plusieurs formes historiques de la division du travail manuel et du travail intellectuel, qui ne peuvent être confondues, même lorsqu¹elles « fusionnent » dans le capitalisme, en particulier à cause du rôle que celui-ci confère à la scolarisation. Jusqu¹au mode de production capitaliste, la division du travail manuel et du travail intellectuel, qui joue toujours un rôle fondamental dans la reproduction des conditions de l¹exploitation, ne passe pas essentiellement dans l¹organisation de la production, ou du moins elle n¹y joue qu¹un rôle secondaire ; elle passe essentiellement entre la production (qui ne comporte pas encore de séparation radicale des travailleurs et de leurs moyens de production) et d¹autres pratiques sociales (que nous pouvons reférer à la « superstructure »). Avec le mode de production capitaliste, la division du travail manuel et du travail intellectuel commence à passer aussi et avant tout dans le procès de production. Elle y revêt, comme le souligne Marx plusieurs formes, donnant lieu à des combinaisons complexes : celle de la division entre travail d¹exécution et fonctions d¹organisation, entre études technologiques et fabrication, mais aussi celle de la division entre plusieurs types d¹ « exécution ». Il n¹y a donc pas de procès d¹exploitation sans division du travail manuel et intellectuel croissante, mais il n¹y a pas, cela va sans dire, de correspondance mécanique entre division de classes et division du travail. 147 la classe ouvrière dans le procès de production immédiat doit se combiner avec l¹analyse historique du procès de reproduction de la force de travail. La domination des rapports de production sur les forces productives ne peut s¹exercer, dans des conditions historiques données, et se perpétuer, elle ne peut, au sens fort, se réaliser, que si la reproduction de la force de travail possède elle-même une forme sociale déterminée (et pour autant qu¹elle n¹est pas bouleversée de façon révolutionnaire). Les caractéristiques de la division du travail (qui sont observables dans le procès de production immédiat) sont indissociables des caractéristiques du marché de la force de travail. La base matérielle de l¹existence d¹un prolétariat n¹est pas seulement l¹incorporation des travailleurs au système de machines et la « consommation productive » de leur force de travail, c¹est aussi l¹ensemble des conditions qui assurent la concurrence entre les travailleurs. Or la concurrence directe entre des travailleurs semblables, substituables les uns aux autres, non seulement ne disparaît pas avec la phase actuelle de la révolution industrielle 42, mais elle s¹insère dans une concurrence généralisée, plus étendue et plus complexe : une concurrence entre des travailleurs de qualification différente, qui occupent des postes différents par rapport aux moyens de production. Plutôt que d¹une « concurrence entre les travailleurs et la machine », il faut parler ici d¹une concurrence entre les techniques de production, selon le type de main-d¹oeuvre qu¹elles obligent à utiliser (et à former), et d¹une concurrence entre les travailleurs, selon le type de mécanisation qu¹ils servent 43. Choisir, en fonction des conditions existantes, la combinaison qui maximise la production de plus-value, tel est l¹objet principal de la gestion des facteurs de production, du « management » capitaliste. Un phénomène historique comme l¹emploi croissant et la répartition sélective de la main-d¹oeuvre « immigrée » (avant tout dans la fraction « inférieure » de la classe ouvrière, évoquée ci-dessus) prend ici tout son sens : la structure actuelle de la classe ouvrière, dans la formation sociale française, ne porte pas simplement la marque d¹une nouvelle phase d¹industrialisation, elle résulte aussi d¹un stade nouveau dans l¹histoire du capitalisme : le stade de l¹impérialisme, c¹est-à-dire le stade du partage économique du monde 42. On peut considérer qu¹une nouvelle phase historique de la révolution industrielle s¹est ouverte au début du XXe siècle avec le « fordisme » (la production de masse, le travail à la chaîne « standardisé »), les techniques tayloriennes ou post-tayloriennes de l¹organisation « scientifique » du travail l¹automation : phénomènes à étudier ensemble. 43. Une telle concurrence est à la concurrence simple, immédiate, ce que, sur l¹autre versant du rapport social de production, l¹exportation des capitaux est à la simple concurrence des marchandises. 148 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES entre les capitaux d¹un petit nombre de nations « avancées ». Les deux phénomènes : exportation de capitaux, importation de maind¹oeuvre, sont corrélatifs 44. Car, comme l¹a montré l¹un des premiers Lénine, « ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c¹est l¹exportation des capitaux ». Cela signifie que, au stade de l¹impérialisme, la domination des pays capitalistes les plus puissants sur le marché mondial n¹aboutit pas seulement à la ruine de l¹industrie artisanale dans la « périphérie », de façon à ouvrir un débouché à la production de marchandises industrielles (l¹exemple classique, dès le début du XIXe siècle, étant celui de la concurrence entre l¹artisanat indien et la grande industrie textile anglaise) ; mais cette domination développe maintenant le capitalisme lui-même dans les régions de la « périphérie », de façon inégale selon les résistances qu¹elle rencontre et les conditions de rentabilité. Or, dans le processus de ce développement, la ruine des modes de production « traditionnels » est toujours beaucoup plus rapide que les investissements eux-mêmes : il se crée une forte surpopulation relative, « armée industrielle de réserve » dans laquelle les pays impérialistes peuvent puiser (et qu¹ils se disputent). Déjà, en 1916, Lénine concluait ainsi son analyse de l¹impérialisme : « Parmi les caractéristiques de l¹impérialisme qui se rattachent [à l¹exportation des capitaux], il faut mentionner la diminution de l¹émigration en provenance des pays impérialistes et l¹accroissement de l¹immigration, vers ces pays, d¹ouvriers venus des pays les plus arriérés, où les salaires sont plus bas [...]. En France, les travailleurs de l¹industrie minière sont en grande partie des étrangers : Polonais, Italiens, Espagnols. Aux Etats-Unis, les immigrants de l¹Europe orientale et méridionale occupent les emplois les plus mal payés, tandis que les ouvriers américains fournissent la proportion la plus forte de contremaîtres et d¹ouvriers exécutant les travaux les mieux rétribués. L¹impérialisme tend à créer, également parmi les ouvriers, des catégories privilégiées et à les détacher de la grande masse du prolétariat 45. » Après cinquante ans d¹histoire de l¹impérialisme, nous sommes en mesure non seulement d¹apprécier le développement de cette tendance, mais d¹engager l¹analyse de son rôle fondamental dans les transformations du procès de production lui-même, qui aboutissent à 44. En attendant des études plus complètes, on consultera avec profit l¹article de E. PLETNTEV, « Migrations de travailleurs en Europe », Recherches internationales, n° 52, mars-avril 1966, p. 64-72, qui met l¹accent sur la lutte acharnée des monopoles pour le « repartage » des marchés de la maind¹oeuvre. 45. LÉNINE, L¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme, OEuvres complètes, tome XXII. 149 ce que, « dans l¹ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu¹auparavant, mais ce dévdoppement devient généralement plus inégal 46 ». Dans chaque formation sociale impérialiste, le procès de reproduction permanente de la classe ouvrière est devenu à son tour tendanciellement un procès mondial. Pour la première fois, avec l¹impérialisme, un marché mondial (sinon homogène) de la force de travail commence à exister réellement 47. Mais le fait d¹ajouter à l¹analyse du procès de production immédiat celle du procès de reproduction de la force de travail comporte une conséquence supplémentaire, de nature à éclaircir une série de débats actuels, souvent confus, concernant la définition du prolétariat : c¹est précisément l¹analyse de ce procès de reproduction qui permet de comprendre la place qu¹occupent, par rapport à la classe ouvrière, d¹autres catégories de travailleurs, également constituées et transformées par le développement du capitalisme. On peut alors définir non seulement le « prolétariat » d¹une période donnée, mais l¹ensemble du procès de prolétarisation que comportent les formations sociales capitalistes. La prolétarisation concerne avant tout les travailleurs classés aux recensements comme « employés », soit du capital commercial et financier, soit de l¹Etat, et dont la force de travail peut être exploitée, non pas dans le procès immédiat de production de plus-value, mais en tant que leur travail permet au capital commercial, et au capital financier (« privé » ou « public »), de s¹en réapproprier une fraction 48. Contrairement à la classe ouvrière, donc, ces travailleurs ne trouvent pas dans leur propre fonction productive le principe de leur unité (ou d¹une unité) de classe, réunissant tendanciellement des fractions inégales par leurs revenus ou leur position hiérarchique. En fait cette tendance, pour toute une partie d¹entre eux, provient historiquement de leur rapport à la classe ouvrière : la concentration du capital, suivant celle du capital industriel, s¹étend au capital commercial et bancaire, et permet d¹introduire dans les opérations de la circulation marchande les formes de coopération, de division du travail, voire de mécanisation, qui caractérisent déjà le procès de production ; en conséquence, une fraction importante des employés tend à se présenter sur un marché du travail unique, commun aux ouvriers et aux employés, de même que s¹identifient en partie les 46. Ibid. 47. Et ce processus donne, en retour, une puissante impulsion à la tendance à l¹égalisation des taux de plus-value nationaux, donc des taux de profit nationaux, donc à la concurrence des capitaux. 48. Sur le mécanisme du profit commercial et bancaire, et l¹exploitation des travailleurs « improductifs » dans la sphère de la circulation, cf. MARX, Le Capital, livre III, tome VI. 150 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES conditions de reproduction de la force de travail (il convient de souligner ici le role décisif de la scolarisation généralisée, dans les formations sociales du « centre » impérialiste 49). C¹est l¹existence objective de ce processus qui permet d¹affirmer que la classe ouvrière constitue le noyau historique du travail exploité tout entier, et d¹en analyser les formes nouvelles. Pour le dire abstraitement, il n¹y a donc de prolétariat historique que sous l¹effet d¹un processus inégal de prolétarisation, et la structure du prolétariat n¹est jamais que l¹indice des tendances de la prolétarisation, dans les conditions historiquement déterminées d¹une formation sociale donnée (on ne peut pas transposer mécaniquement l¹analyse d¹une formation sociale à l¹autre, sans référer les catégories formelles à ces tendances et à leur histoire). Voilà pourquoi il est essentiel de faire intervenir ici le point de vue et l¹analyse de la reproduction de la force de travail. Le prolétariat ne se reproduit pas à partir de lui-même, par une descendance directe, continue. Il se reproduit à partir de l¹ensemble des conditions sociales (scolarisation et formation professionnelle, organisation de la famille, concurrence et migrations de travailleurs) que détermine un état donné du procès de production, mais qui peuvent aussi entrer en contradiction avec lui, comme c¹est le cas aujourd¹hui dans la plupart des pays capitalistes (crises de l¹école, crises de la famille, crises de la « jeunesse », autant de symptômes de la crise généralisée de la reproduction de la force de travail). En quoi ces éléments d¹analyse de la classe ouvrière peuvent-ils éclairer le problème général de la « définition » des classes sociales, et d¹abord du prolétariat ? Ils nous permettent de comprendre comment se résout le « cercle » théorique de ce concept dans le traitement historique de chaque cas concret. Il faut bien en effet, pour parler de classes, observer la façon dont elles se manifestent, en quelque sorte « à la surface » du processus social, comme population, groupement d¹individus plus ou moins « semblables », comme classification. Mais une telle observation ne peut être purement empirique : dans aucune période historique les classes sociales ne 49. Il ne faut pas oublier que le marché de la force de travaul est un « marché d¹acheteurs » : ce qui le règle n¹est pas la qualification individuelle des travailleurs, même socialement reconnue, mais la demande des employeurs. L¹idéologie dominante renverse cette détermination en parlant toujours de « population à la recherche d¹un emploi », et non d¹employeurs capitalistes à la recherche d¹une main-d¹oeuvre. Elle tend ainsi à renforcer le mythe selon lequel le capitaliste « fait vivre ses ouvriers », en leur « donnant du travail ». Marx a démontré dans le livre I du Capital que ce n¹est pas le capital qui fait au travailbur l¹avance de son salaire, mais bien le travaileur qui fait en permanence au capital l¹avance de son travail, dont il ne lui revient qu¹une partie. C¹est le fond de la question. Cf. aussi ENGELS, préface à la troisième édition allemande du Capital (1883), Editions sociales, tome I, p. 32. 151 se présentent en quelque sorte d¹elles-mêmes, portant leur nom écrit sur le front, ou déclinant leur identité dans leur « conscience de classe » unifiée. Ce qui permet de les identifier, c¹est la façon dont elles agissent les unes sur les autres dans des conditions matérielles données, ce sont les rapports qui s¹établissent entre elles. Or de ces rapports résulte précisément leur transformation : il n¹y a donc ni composition ni place déterminée une fois pour toutes des classes sociales. Disons en d¹autres termes qu¹il faut renverser l¹ordre qui semblerait naturel (et n¹est que mécanique) : les classes sociales ne précèdent pas leur rapport, mais plutôt en résultent. La division de la société en classes sociales n¹est pas antérieure à leur lutte historique, mais l¹effet de la lutte des classes. Ce « renversement » est nécessaire si l¹on veut passer d¹une simple description économique ou sociologique des classes sociales à une théorie matérialiste de leur histoire. Aujourd¹hui cependant, la plupart des sociologues qui emploient le concept de classes sociales s¹efforcent encore seulement, cent ans après Marx, de définir les critères économiques, juridiques, culturels, à l¹aide desquels classer, répartir exhaustivement les individus entre différentes divisions ; autrement dit, ils ne pensent toujours les classes sociales que comme des collections d¹individus rassemblés en fonction de leurs « propriétés sociales » communes, comme des groupes sociologiques. Or tel est justement l¹obstacle principal qu¹il faut lever pour constituer une théorie scientifique des classes sociales, donc de l¹histoire des formations sociales : il faut réussir à dépasser l¹idée de classification, bien qu¹il soit, en pratique, inévitable de commencer par là. Les économistes (et les sociologues) ont repris le concept de « classe » à la tradition logique de l¹empirisme philosophique : il désigne chez eux une représentation abstraite, celle des « traits communs » ou de l¹ « essence commune » à un ensemble d¹individus. La théorie marxiste lui fait subir une profonde mutation. Chez elle, il ne désigne pas la ressemblance des éléments d¹un ensemble, mais un système de différences ou de divisions : différences qui se développent et se transforment sous l¹effet d¹un antagonisme fondamental, matériellement déterminé. Cette révolution théorique réfute d¹avance les conclusions superficielles que la sociologie entend tirer des « ressemblances » qu¹elle observe entre les conditions de vie, les comportements, les formes de consommation ou les attitudes idéologiques d¹une partie de la classe ouvrière et celles de la bourgeoisie, ou de la « petite bourgeoisie » (il n¹y a d¹ailleurs pas de convergence de ces différents critères). Surtout, cette révolution théorique explique et soutient la théorie politique développée par Marx et Lénine : les luttes revendicatives que mènent les différentes 152 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES fractions de la classe ouvrière contre l¹exploitation ne débouchent pas « spontanément » sur une pratique révolutionnaire unique, mais elles exigent le passage à une autre forme de lutte, dont l¹instrument est le parti prolétarien, et la condition une « solution » des contradictions au sein du prolétariat. C¹est aussi ce qui a conduit depuis longtemps une organisation syndicale comme la C.G.T. à répudier le mythe de l¹ « apolitisme », dans la mesure même où elle a pour objectif l¹unité des travailleurs dans leur lutte de classe économique 50. C¹est pourquoi nous dirons, sous forme d¹une thèse : L¹analyse marxiste des classes sociales n¹est pas une classification. L¹analyse des classes sociales, c¹est en fait l¹analyse des luttes de classes. L¹analyse marxiste a pour véritable objet les rapports sociaux qui opposent les classes entre elles, et de ce fait les produisent et les reproduisent sous des formes contradictoires, évolutives. Dans les formations sociales capitalistes actuelles, pour pouvoir étudier la structure et les transformations du prolétariat, et en comprendre la portée historique, il faut tenir compte de deux processus, qui dérivent l¹un et l¹autre du rapport d¹exploitation fondamental, mais ne peuvent être purement et simplement confondus : le développement tendanciel de la division du travail dans la production, et le développement des contradictions dans la reproduction de la force de travail sociale, comme marchandise. Essayons de compléter et de vérifier ces indications en examinant brièvement quelques problèmes de définition de la bourgeoisie, la classe qui se situe par rapport au prolétariat dans un antagonisme direct. Ici encore, c¹est de rapports sociaux, donc de formes et d¹effets de la lutte de classes, qu¹il doit s¹agir, et il est nécessaire de prendre en considération la « résultante » de plusieurs tendances qui ne se confondent pas. Mais elles nous renvoient à un autre aspect des rapports de production : d¹une part aux formes de la concentration et de la répartition du capital, en tant qu¹elles reproduisent les conditions de l¹exploitation ; d¹autre part, au développement de 50. Comme l¹a montré Lénine à plusieurs reprises, l¹empirisme de la sociologie a un lien historique direct, tant avec l¹économisme anarcho-syndicaliste qu¹avec l¹électoralisme politique. Tenter de répartir exhaustivement les individus entre des classes (ou des catégories) sans recouvrements ni restes, et qui ne sont pas affectées de l¹inférieur par leur différence, c¹est l¹exact pendant théorique du décompte des « électorats », des « voix » qui, sociologiquement, c¹est-à-dire naturellement, vont ou devraient aller aux partis de la gauche, de la droite, du centre etc. Problématique qu¹affectionnent à l¹occasion les politiciens réactionnaires : « Quel que soit le talent de l¹autre candidat [Giscard], il ne peut rien contre la sociologie [...] il y a des pesanteurs sociologiques, des viscosités sociologiques qui font que l¹électorat résiste [...]. » (Le ministre U.D.R. Peyrefitte, dans un débat radiodiffusé du 26 avril 1974. Quelques jours plus tard, les « pesanteurs sociologiques » jouaient dans l¹autre sens.) 153 l¹appareil d¹Etat et de son articulation avec le procès de production social, en tant qu¹il reproduit les conditions de la domination politique de classe, au service de l¹exploitation. 3. Le second aspect de l¹antagonisme : capital et bourgeoisie Qu¹est-ce que la bourgeoisie ? On ne peut répondre à cette question directement, par une description des niveaux ou des genres de vie, ni même par la définition d¹une fonction sociale unique, mais seulement par le détour d¹une autre question : quelles sont les formes de division et de concentration du capital dans une formation sociale déterminée (comme la formation sociale française actuelle) ? Pourquoi ce détour nécessaire ? Parce que prolétariat et bourgeoisie n¹occupent pas des positions symétriques dans le procès d¹ensemble de la production sociale. La classe ouvrière, en tant que force de travail, est incorporée matériellement, de façon périodique, au procès de production : ce qui lui fait face dans le procès de production n¹est pas d¹abord le capitaliste, mais le capital, dont elle devient elle-même une partie (à titre de « capital variable »), et qui est alors matérialisé en face d¹elle par les moyens de production qu¹elle me t en oeuvre. C¹est pourquoi la définition de la classe ouvrière doit s¹appuyer sur la description des différentes catégories de travailleurs salariés dans le procès de production immédiat : le travail n¹est pas autre chose que l¹activité directe des travailleurs. Le rapport de la bourgeoisie au capital et à sa propriété juridique ne se laisse pas définir de la même façon. Ce qui est ici premier, c¹est le processus de circulation et d¹accumulation du capital social divisé en capitaux distincts et plus ou moins indépendants (production et commercialisation de marchandises, financement de la production, et les activités annexes qui se développent sur cette base), et le « capitaliste » existe parce que les rapports sociaux commandant ce processus doivent être réalisés à travers des pratiques économiques et sociales déterminées : fondamentalement, et dès l¹origine, le capitaliste n¹est que l¹agent, mais l¹agent nécessaire, de ces pratiques, le « représentant » du capital, sous des formes qui évoluent historiquement avec les rapports sociaux eux-mêmes (tandis qu¹on ne peut pas dire symétriquement que le travailleur soit « le représentant du travail » !). En d¹autres termes, la classe bourgeoise ne conserve 154 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES ou, plutôt, ne reproduit son droit de propriété sur les revenus du capital que dans la mesure où elle exerce simultanément (ou délègue à l¹une de ses fractions) les fonctions d¹organisation, de gestion, de contrôle de la reproduction du capital qui réalisent son « monopole » social des moyens de production. C¹est ce qui la distingue fondamentalement, aussi longtemps qu¹elle existe, de toutes les classes possédantes antérieures : le seigneur féodal peut avoir des intendants (plus tard des fermiers), il n¹est lui-même que le bénéficiaire d¹un tribut ou d¹une rente, dont la permanence est assurée par des moyens de contrainte extérieurs au procès de production (à l¹organisation duquel il n¹a aucune part). Le capitaliste, au contraire, est d¹abord en tant que tel organisateur (« manager ») de la production et de la circulation dans une forme déterminée, à laquelle il doit se soumettre, pour assurer au capital lui-même le profit maximum et, donc, l¹accumulation 51. De plus, la bourgeoisie comme classe ne se constitue jamais sur la seule base de sa position « économique » (ou de sa position juridique dans la production et la circulation). Comme le notait déjà Marx dans le Manifeste, elle se constitue en classe (dominante) par l¹intermédiaire de l¹Etat. L¹analyse des fonctions de propriété, d¹organisation, de représentation impliquées par la reproduction du capital et évoluant avec elle n¹est donc jamais qu¹une partie (la première, il est vrai) d¹une analyse de la bourgeoisie comme classe. Car, dès les commencements de la constitution du mode de production capitaliste, l¹Etat (c¹est-à-dire les différents appareils de l¹Etat) remplit une fonction nécessaire dans le processus de reproduction du capital. Les modalités de cette fonction se transforment historiquement, avec l¹ensemble des conditions de la reproduction, mais, en général, elle n¹est nullement une caractéristique récente (il n¹y a jamais eu d¹ « Etat-gendarme », au sens que les économistes ont donné à ce terme). Nous reviendrons sur ce point plus loin. 51. Si comme l¹affirme Marx dès le Manifeste, le capitalisme est la dernière forme d¹exploitation de classe, à laquelle ne peut succéder aucune forme nouvelle, ce n¹est pas parce que le rôle du capitaliste dans la production sociale deviendrait un jour inévitablement superflu, comme l¹est devenu celui du propriétaire d¹esclaves ou du seigneur bénéficiaire de corvée et de rente ; c¹est au contraire parce que, à la différence de tous les exploiteurs antérieurs, il ne devient jamais spontanément superflu, « extérieur » à la production. C¹est précisément ce qui oblige le prolétariat à porter immédiatement la révolution dans les rapports de production, et dans l¹organisation des forces productives qu¹ils commandent. Que le capitaliste qui litait Marx ne se rassure donc pas trop vite sur sa pérennité : dire que son rôle ne s¹évanouit pas avec le développement du capitalisme, ce n¹est pas atténuer les contradictions qui l¹emporteront ; c¹est au contraire en souligner le caractère inéluctable et radical. Mais qu¹a-t-il besoin de lire Marx ? Il suffit qu¹il prête un peu l¹oreille au murmure qui monte de us chaînes, puis au chant de lutte qui retentit dans son usine occupée. Les serfs en révolte « n¹occupaient » pas le château du Seigneur : ils y mettaient le feu. 155 C¹est pourquoi la séparation juridique relative des fonctions de direction et de la propriété des titres, si caractéristique soit-elle d¹une période historique nouvelle (et il faudrait préciser soigneusement jusqu¹à quel point elle s¹étend), reste secondaire par rapport à la permanence de cet aspect fondamental du rapport de production que, bien loin de l¹abolir, elle assure et reconduit. C¹est aussi, notons-le tout de suite, ce qui fait la complexité historique du processus de « construction du socialisme » là où, depuis 1917, il s¹est engagé. Dans ce processus, long, contradictoire et inégal, la classe « bourgeoise » ne disparaît pas d¹emblée : pas plus que le rapport de production capitaliste ne peut être « aboli » d¹emblée, par un décret. L¹un et l¹autre doivent passer par des formes nouvelles et contradictoires, dans lesquelles les différents aspects trouvent des rapports nouveaux, quoique instables 52. Et notamment, au lieu que la propriété juridique du capital précède et commande la fonction pratique d¹organisation de la production, c¹est celle-ci qui doit d¹abord passer ouvertement au premier plan, et commander la propriété juridique (dès lors transformée principalement en propriété d¹Etat). Pour dire les choses autrement, toutes les révolutions prolétariennes jusqu¹à présent ont dû plus ou moins rapidement et complètement éliminer la bourgeoisie, en tant que « groupe » social hérité du passé, à cause des formes mêmes prises par la lutte révolutionnaire, historiquement inéluctables. Mais elles n¹ont évidemment pas pu pour autant éliminer du même coup la fonction sociale que ce « groupe » remplissait dans la production et la reproduction, et qui le définit comme classe, au sens marxiste du terme. On s¹est donc trouvé devant une situation paradoxale : c¹est le prolétariat ‹ une partie du prolétariat ‹ qui a dû assumer cette fonction à la place de la bourgeoisie, en même temps qu¹il menait la lutte pour sa transformation et son abolition. On voit les « avantages » de cette situation : puisqu¹elle permet au prolétariat d¹agir directement sur l¹ensemble des conditions d¹existence du rapport de production capitaliste. Mais on en voit aussi les « inconvénients » : puisqu¹elle installe, sous une forme nouvelle, l¹antagonisme à résoudre au sein même de la pratique du prolétariat, où se développent dès lors de nouvelles et redoutables contradictions. C¹est tout le problème de la phase historique de « dictature du prolétariat », dont l¹enjeu est la suppression effective et complète des conditions de l¹exploitation, et que s¹efforce de maîtriser une politique révolutionnaire correcte. 52. Sur la persistance des classes, dont chacune se transforme, et dont les rapports se transforment dans le processus du socialisme, cf. LÉNINE, L¹Economic et la Politique à l¹époque de la dictature du prolétariat (1919) OEuvres complètes, tome XXX. 156 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES Dans la plupart des pays socialistes, notamment en U.R.S.S., le travail salarié a subi une profonde transformation révolutionnaire, qui a touché avant tout les conditions de reproduction de la force de travail : notamment par la généralisation effective et la démocratisation d¹une scolarisation de longue durée et par la disparition du chômage, même temporaire et marginal, ce qui modifie directement les conditions de l¹exploitation du travail. L¹importance de cette transformation est attestée par les luttes mêmes qu¹elle suscite : interdiction légale des licenciements (sous le contrôle des syndicats) et, inversement, tentatives des entreprises pour supprimer le « chômage caché », c¹est-à-dire en fait le « surnombre » des travailleurs salariés, qui fait obstacle à l¹intensification du travail 53. La transformation des classes, c¹est aussi la transformation des formes de lutte des classes. Il nous faut donc examiner successivement trois points : ‹ Les transformations historiques du capital et des rapports de propriété ; en d¹autres termes, les formes sous lesquelles, à travers l¹utilisation de la propriété juridique, se réalise le monopole de classe des moyens de production sociaux ; ‹ La nature de la fraction du capital dominante à l¹époque de l¹impérialisme ; ‹ La nature des contradictions internes et les formes d¹unité tendancielle de la bourgeoisie comme classe, impliquant le rôle de l¹Etat dans sa constitution. Transformations historiques de la propriété capitaliste Le développement historique du capitalisme conduit inéluctablement (mais non pas uniformément) à un résultat fondamental : la concentration des capitaux 54. La concentration du capital, en augmentant l¹échelle de la production, assure la domination des marchés et donc la rationalisation de la production (la production de masse), l¹élévation de la plusvalue par la mise en oeuvre de techniques nouvelles. La concentration du capital commande, en dernière analyse, le mouvement historique complexe qui, tantôt divise et répartit entre des capitaux individuels différents, tantôt rassemble à l¹intérieur des mêmes groupes industriels et financiers les différentes « fonctions » 53. Cf. les précisions révélatrices de Francis COHEN, « L¹entreprise en U.R.S.S. », La Nouvelle Critique, n° 71, février 1914. 54. MARX, Le Capital, livre I, chap. 24 ; livre III, tomes VI et VII. LÉNINE, L¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme, chapitres 1 et 2, OEuvres complètes, tome XXII. 157 de la reproduction du capital : production matérielle, circulation de marchandises (donc commercialisation), circulation d¹argent (donc crédit). Dans tous les cas, il s¹agit d¹accélérer la rotation du capital, compte tenu du degré de développement des forces productives, pour augmenter le taux de profit 55, ouvrir les possibilités du crédit, sans lequel le financement de la production sur une grande échelle et la concurrence des capitaux sont impossibles. Dans l¹histoire de la concentration, il faut tenir compte à la fois, comme le fait Marx, de la concentration proprement dite ‹ accumulation de nouveaux moyens de production par capitalisation de plus-value ‹ et de la simple « centralisation » ‹ réunion juridique sous une même propriété de capitaux individuels distincts (absorptions de firmes, fusions, etc.). Le développement de la concentration, entendu en ce sens 56, produit à son tour des transformations fondamentales dans les formes de la propriété du capital, transformations que signalait déjà Engels à la fin du XIXe siècle, en critiquant l¹idée confuse selon laquelle la « production capitaliste privée » serait incompatible avec toute organisation de la production et de la circulation, avec toute « planification » : « Je connais, écrivait-il, une production capitaliste comme forme de société, comme phase économique, et une production capitaliste privée comme phénomène qui se présente de manière ou d¹autre pendant la durée de cette phase. Que signifie donc ³ production capitaliste privée ² ? Production par l¹entrepreneur particulier, isolé ? Et une telle production ne devient-elle pas de plus en plus une exception ? La production capitaliste des sociétés par actions n¹est déjà plus une production privée, mais une production pour le compte d¹un grand nombre d¹associés. Et si nous passons des sociétés par actions aux trusts qui se soumettent et monopolisent des branches 55. Le taux de profit, considéré à l¹échelle de l¹ensemble de la production sociale, est le rapport de la plus-value capitalisable à l¹ensemble du capital (capital constant et capital variable). Il exprime la rentabilité capitaliste. Le taux de la plus-value, défini comme son rapport au seul capital variable, nous fournit après coup ‹ cf. ci-dessus ‹ une « mesure » économique du degré d¹exploitation, qui est la source de toute rentabilité capitaliste. 56. Dans un intéressant passage de son étude sur La Politique monétaire (P.U.F., Paris, 1973), Suzanne de Brunhoff note qu¹il ne faut pas identifier la constitution du « capital financier », concentrant la propriété des capitaux bancaires et industriels dans des groupes monopolistes, par la création de holdings, les contrôles et participations réciproques, etc., avec la confusion et l¹absence de contradictions entre les différentes « fonctions » de la reproduction du capital (et les mouvements de capitaux correspondants) : « Il se produit ainsi, lors de ce que Lénine appelle le stade impérialiste du capitalisme, à la fois une « fusion » du capital bancaire et du capital industriel, et une « séparation » du capital-argent et du capital productif, séparation contemporaine du capitalisme mais ici beaucoup plus grande » (op. cit., p. 103). 158 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES entières de l¹industrie, alors ce n¹est pas seulement la fin de la production privée, mais encore la cessation de l¹absence de plan 57. » Et Lénine ajoutait, dans L¹Impérialisme : « Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production ; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu¹il tire du capital-argent, de l¹industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux. L¹impérialisme, ou la domination du capital financier, est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions 58. » En somme, le mode de production capitaliste implique nécessairement que le capital soit concentré en face du travailleur salarié dans la forme juridique de la propriété. Mais nullement, sauf à certaines périodes de son histoire, que la bourgeoisie qui le représente en organisant pratiquement sa reproduction et son accumulation apparaisse uniformément comme une classe de propriétaires privés, sans autres liens entre eux que la concurrence qui les oppose, et s¹appropriant individuellement une part du capital social. Fondamentalement, cette situation n¹a que la fonction historique (transitoire, mais décisive) d¹assurer la destruction des formes précapitalistes de l¹appropriation des moyens de production. De ce fait, l¹histoire de la bourgeoisie comme classe, c¹est l¹apparition successive de nouvelles fractions bourgeoises, qui « représentent » les formes successives du capital dominant, et supplantent les précédentes ou s¹ajoutent à elles, voire fusionnent avec elles 59. Schématiquement, les formes de la propriété du capital qui constituent la base de l¹existence de la bourgeoisie actuelle peuvent être ainsi classées, malgré l¹imprécision des catégories juridiques : 1. Le (petit) capital privé individuel. 2. Le capital des sociétés anonymes ou des sociétés par actions ayant un autre statut. En France, ces deux formes de propriété du capital sont généralement purement « nationales » (par la localisation des capitaux et l¹extension de leur marché). 3. Le capital monopoliste des plus grandes entreprises industrielles, commerciales et bancaires, qui sont elles-mêmes étroitement liées entre elles (par des participations réciproques de capital). 4. Le capital d¹Etat constitué par les entreprises nationalisées et l¹ensemble du « secteur public », y compris les organismes bancaires, d¹épargne et de crédit de l¹Etat. 57. ENGELS, Critique du Programme d¹Erfurt (1891), op. cit., p. 81-82. 58. OEuvres complètes, tome XXII, p. 250. 59. Excellences indications sur les premières étapes de ce processus dans l¹ouvrage déjà cité de Hobsbawm, Industry and Empire. 159 Quelques précisions sommaires sur la définition de ces deux dernières formes sont nécessaires. Bien qu¹il n¹y ait, entre le capital monopoliste et celui des autres sociétés par actions aucune différence juridique fondamentale, la distinction entre le capital des simples sociétés par actions et le capital monopoliste n¹en est pas moins essentielle. Le caractère « monopoliste » d¹une entreprise ne se mesure pas au dépassement d¹un seuil prédéterminé dans la part du marché national ou international qu¹elle s¹attribue, ou dans le montant des capitaux propres (ou du chiffre d¹affaires), bien que ces chiffres en soient des indices précieux : il se mesure plutôt à la possibilité pratique de dominer un secteur du marché et de la production, voire plusieurs à la fois, en se subordonnant les entreprises des branches qui fournissent ses moyens de production ou utilisent ses produits (et en s¹appropriant ainsi de façon relativement permanente une partie de la plus-value que produisent les entreprises subordonnées). Surtout, le capitalisme monopoliste, c¹est le système des relations économiques dépendant du capital financier, au sens défini par Hilferding, puis rectifié et développé par Lénine 61 : ‹ la concentration (horizontale et verticale) de la production, et ‹ la fusion du capital bancaire et du capital industriel, selon diverses formes juridiques : la banque n¹est plus alors, comme par rapport au capital des sociétés non monopolistes, un simple « intermédiaire » extérieur, fournissant des prêts à l¹industrie, elle contrôle la répartition des capitaux entre différents secteurs en fonction de leur rentabilité propre, et oriente elle-même la politique industrielle 61. Enfin, l¹existence du capital monopoliste étant essentiellement liée à l¹exportation des capitaux, il faut ajouter que le capital monopoliste n¹est plus, tendanciellement, un capital purement « national » : soit que les monopoles, « français » à l¹origine, aient essaimé à l¹étranger (exemples : Péchiney, Saint-Gobain Pont-à- Mousson, etc.), soit que des sociétés « françaises » relèvent de groupes « étrangers » (exemples : Creusot-Loire, Radio-technique, Le Matériel téléphonique, etc.). Le champ d¹action nécessaire aux monopoles industriels et financiers est « multinational », c¹est le marché mondial des moyens de production, de l¹argent, de la force de travail, de la consommation de masse. Il existe bien entendu de nombreuses formes de transition entre 60. R. HILFERDING, Le Capital financier (paru en 1910), trad. française, Editions de Minuit, Paris, 1970 ; LÉNINE, L¹Impérialisme..., op. cit., chap. III. 61. Sur la concentration industrielle et financière en France, cf. Henri CLAUDE, La Concentration capitaliste en France, Paris, Editions sociales ; F. LAGANDRE, « Problèmes posés par la concentration des entreprises » (Rapport au Conseil économique et social), Journal officiel, janvier 1967. 160 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES ces différents types. Ainsi, en ce qui concerne la participation des capitaux d¹Etat : en France, depuis la Libération, on a assisté à la création de très nombreuses sociétés d¹économie « mixte ». Le capital monopoliste « privé » et le capital d¹Etat sont deux formes distinctes, mais qui interfèrent parfois, qu¹a prises historiquement la concentration du capital. En réalité, l¹analyse des formes du capital qui coexistent dans le capitalisme actuel, ce n¹est pas simplement l¹énumération des différentes catégories d¹entreprises : c¹est l¹étude des conditions sociales de leur fonctionnement. Ainsi, l¹utilisation du crédit et du financement publics, mais tout autant l¹importance des commandes d¹Etat ou l¹existence de la comptabilité nationale et de la planification capitaliste, sont les indices du développement d¹un « capitalisme d¹Etat », qui transforme les conditions de reproduction de tous les capitaux individuels. Les formes que nous énumérons schématiquement sont les formes historiques, inégalement développées dans chaque formation sociale capitaliste, d¹un même rapport social de production : elles ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais constituent un seul système instable, en voie de transformation. Mais il serait tout à fait erroné de se représenter une tendance uniforme à la disparition des formes « inférieures » au profit des formes « supérieures », par exemple du capital privé au capital monopoliste, et de celui-ci au capital d¹Etat : la pratique montre qu¹il n¹en est rien, et ces deux dernières formes sont l¹une et l¹autre « supérieures », selon qu¹on les considère du point de vue de l¹évolution des formes de la propriété juridique ou du point de vue de l¹internationalisation de la production. C¹est ce système d¹ensemble qui relève d¹une analyse historique concrète. Il faut donc, du point de vue du matérialisme historique, à la fois reconnaître toute l¹importance pratique des transformations juridiques de la propriété capitaliste, puisque c¹est le jeu même de ces formes juridiques qui permet la concentration du capital, sans pour autant confondre ces transformations avec l¹ensemble des détermibations du procès d¹accumulation et de monopolisation des moyens de production. Il faut aussi, du même coup, profondément transformer la représentation dominante de l¹Etat, qui est une représentation de l¹idéologie juridique bourgeoise : toutes les définitions de l¹Etat dans l¹idéologie dominante reposent sur la distinction du « public » (intérêts, institutions et propriété publics) et du « privé ». Mais, de même qu¹il faut inclure dans le fonctionnement de l¹Etat, en tant que « superstructure » organisée de la société bourgeoise, des institutions juridiquement « privées » (familiales, religieuses, scolaires, syndicales 62), de même il y a évidemment des aspects du fonctionne- 62. Cf. L. ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d¹Etat », La Pensée, juin 1970. 161 ment des organismes publics qui remplissent une fonction purement « privée » : ils ne relèvent donc pas directement de la théorie marxiste de l¹Etat, en tant que théorie de la superstructure. Ainsi, en tant que fractions du capital social, les capitaux « publics » n¹ont pas un mouvement différent du mouvement des capitaux « privés 63 ». Remarquons-le, lorsque Marx entreprend d¹analyser le fractionnement du capital social dans le procès d¹ensemble de la reproduction, donc les conditions historiques générales du mouvement des capitaux individuels, il n¹étudie jamais une fraction du capital du point de vue de son statut juridique, mais uniquement du point de vue de sa fonction dans la réalisation des métamorphoses successives qu¹implique le cycle d¹ensemble de la reproduction (capital-argent, capital-marchandise, capital productif 64). La propriété publique modifie les conditions particulières, non la fonction d¹un procès économique. C¹est donc être entièrement prisonnier de l¹idéologie juridique que de penser que le capital « public » ne serait pas l¹objet d¹une appropriation (c¹est-à-dire d¹une monopolisation) privée (au sens du matérialisme historique, c¹est-à-dire au sens d¹un monopole de classe). Il n¹y a donc pas de contradiction entre la reproduction des capitaux « privés » et la reproduction des capitaux « publics », du seul fait de leur statut juridique différent. Celle-ci est, à l¹époque de l¹impérialisme, l¹une des formes de l¹appropriation privée, de l¹appropriation des moyens de production par une classe, la bourgeoisie, qui se constitue dans cette appropriation même. C¹est seulement dans le procès d¹ensemble de l¹appropriation qu¹il peut y avoir des contradictions 65. 63. Cf. les remarques de Lénine, dans L¹Impérialisme..., p. 235, à propos de la fonction commune des banques, des caisses d¹épargne, des P.T.T. Et plus loin, à propos des réflexions de la revue Die Bank sur la nationalisation de la production électrique allemande, réplique à la concurrence de la Standard Oil américaine : « Voilà les aveux précieux que sont obligés de faire les économistes bourgeois d¹Allemagne. Ils montrent nettement que les monopoles privés et les monopoles d¹Etat s¹interpenètrent à l¹époque du capitalisme financier, les uns et les autres n¹étant que des chainons de la lutte impérialiste entre les plus grands monopoles pour le partage du monde. » (p. 271.) On n¹a pas toujours assez tenu compte, me semble-t-il, en utilisant les analyses de Lénine, de ce double trait remarquable : d¹un côté Lénine insiste sur le rôle de la propriété d¹Etat et du monopole capitaliste d¹Etat dès les commencements de la période impérialiste ; de l¹autre il ne cesse d¹insister sur le caractère fondamental, dans la théorie marxiste, de la distinction entre base et superstructure, et sur l¹impossibilité de confondre, ou de déduire mécaniquement les unes des autres, les transformations « économiques » de la base et les transformations « politiques » de la superstructure. (Sur ce point Lénine s¹oppose notamment à toute la tendance « de gauche » de « l¹économisme impérialiste », cf. OEuvres complètes, tome XXIII.) 64. Cf. Le Capital, livre III. 65. Il convient ici d¹indiquer au passage pourquoi la distinction entre « propriété juridique » et « propriété économique » ou « possession » (sans 162 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES Impérialisme et domination du capital monopoliste Pour comprendre la configuration actuelle de la classe bourgeoise dans un pays capitaliste comme la France, il faut cependant faire un pas de plus, et poser une question dont l¹importance politique, et non seulement économique, est évidente : quelle forme du capital est actuellement dominante ? On peut se poser la question : est-ce le capitalisme d¹Etat ? est-ce le capital monopoliste ? ou s¹agit-il d¹une forme tendanciellement unique, résultant d¹une fusion des deux précédentes (« capitalisme monopoliste d¹Etat ») ? Cette dernière thèse est, on le sait, celle que développent notamment les auteurs du récent Traité marxiste d¹économie politique 66. Certes, ils précisent que « entre les monopoles et l¹Etat, il n¹y a ni fusion ni séparation, mais étroite interaction, chacun ayant à la fois un rôle propre et un même but ». Mais il semble qu¹il s¹agisse là essentiellement de préserver l¹importance exclusive des différences juridiques dans la forme de propriété. Et en particulier, de présener l¹originalité du capital «public » qui, selon ces auteurs, ne serait déjà plus, par la force des choses, un capital au sens strict, cherchant à se mettre en valeur au taux de profit maximum, d¹où parler de la « propriété idéologique ») introduite par Charles Bettelheim dans ses récents ouvrages (cf. notamment Calcul économique et Formes de propriété, Maspero, 1970), ne me semble pas heureuse. Je vois bien qu¹il s¹agit de rectifier la confusion trop fréquente, en particulier dans l¹étude des révolutions socialistes, entre les rapports de production et les formes juridiques de la propriété. Mais cette terminologie crée une autre confusion, et risque d¹entraîner, par un renversement mécanique, la méconnaissance du role historique et pratique de la propriété juridique. D¹une pan, en effet, l¹expression de « propriété économique » est contradictoire dans les termes ; « propriété » est de toute façon une catégorie juridique qui désigne un droit, « propriété » / « possession » (ou disposition) est un couple de catégories juridiques, qui joue un rôle fondamental dans la mise en pratique du droit de propriété. Il s¹agit en fait du processus d¹appropriation du surtravail et du monopole de classe des moyens de production. D¹autre part, ce dédoublement donne à croire que la forme juridique est, comme telle, inutile au procès d¹appropriation, au fonctionnement des rapports de production, et qu¹elle vient seulement « exprimer » et « sanctionner » après coup l¹appropriation capitaliste. Il n¹en est rien : si le processus d¹appropriation ne doit pas être confondu avec la simple forme juridique, celle-ci n¹en est pas moins un moment indispensable du procès, comme le montre notamment Marx au livre I du Capital, chapitre 24. A partir de ce texte fondamental, on peut comprendre que le développement du mode de production capitaliste, le processus d¹accumulation et de concentration du capital, ne peut s¹accomplir sans une utilisation systématique des ressources du droit de propriété : en particulier de la possibilité de s¹assurer la « possession » du capital-argent de très nombreux « épargnants » et « actionnaires » par l¹institution de la propriété « anonyme ». Comme l¹indique Lénine dans L¹Impérialisme (et Jean Bouvier l¹illustre en détail dans Naissance d¹une banque : le Crédit lyonnais, Flammarion, Paris, 1969), la structure monopoliste du capital financier repose entièrement sur la technique juridique de la comptabitité des sociétés anonymes. 66. Editions sociales, 1971. 163 résulterait une contradiction interne entre les fractions du capital social. Les auteurs n¹en insistent pas moins sur le fait que le « capitalisme monopoliste d¹Etat » constitue un « mécanisme unique », qui fonctionne « en exploiteur collectif », et « en ce sens constitue une phase réellement distincte au sein du stade impérialiste », au-delà du « monopolisme simple ». Donc, qu¹on le veuille ou non, un « néo-impérialisme ». Il n¹est pas question pour nous d¹examiner ici en détail, avec tout le sérieux qu¹elle requiert, la « théorie du capitalisme monopoliste d¹Etat » qui a été élaborée dans les dernières années par ce qu¹on peut appeler « l¹école » de la revue Economie et Politique. Elle a le très grand mérite de décrire en détail les formes institutionnelles de monopolisation du « surprofit » dans un pays comme la France. Elle a aussi, si l¹on peut dire, le mérite de donner une formulation ouverte, rigoureuse, à la conception du marxisme comme économie politique. On y perçoit en effet clairement la tendance que nous avons relevée en introduction : tendance à substituer l¹analyse du profit à celle de la plus-value, au lieu de la fonder sur elle ; tendance à définir le capital non comme rapport social d¹exploitation, mais comme grandeur comptable ; non comme procès de production de plus-value, mais comme source de profit ; tendance à analyser l¹histoire du mode de production capitaliste non comme résultat des luttes de classes qui le déterminent, mais comme résultat d¹une « logique du profit ». Mais, de ce que leur position économique et politique permet aux capitaux monopolistes de drainer en permanence un surprofit, tandis que d¹autres capitaux, soit privés, soit publics, sont contraints de se contenter d¹un taux de profit inférieur, il ne résulte nullement que les seconds soient « dévalorisés », ou ne contribuent plus à l¹accumulation à l¹échelle sociale. Cette différence n¹intervient en effet qu¹au niveau de la répartition de la plus-value socialement produite entre différents capitaux, nullement au niveau de la production de plusvalue. Au contraire, l¹accroissement du surprofit suppose que le taux de plus-value augmente aussi dans les entreprises publiques, ou dans les petites entreprises que domine le capital monopoliste. L¹exploitation du travail y est donc tout aussi intense, sinon plus, que dans les entreprises qui appartiennent directement aux sociétés monopolistes, et la « mise en valeur de la valeur » (Marx) n¹y est pas moindre. C¹est bien ce que montre quotidiennement l¹ampleur des luttes de classe revendicatives qui s¹y déroulent 67. 67. On peut donc supposer que, contrairement à la façon dont elle se présente elle-même, ce n¹est pas ici la théorie économique de la « suraccumulation- dévalorisation » du capital qui fonde et rend nécessaire la périodisation des « stades » du capitalisme (monopoliste, puis monopoliste d¹Etat). C¹est, 164 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES Il nous semble donc préférable, suivant l¹analyse léniniste de l¹impérialisme, de reconnaître à la fois l¹existence d¹un véritable capitalisme d¹Etat, au sens plein, et la domination persistante du capital monopoliste sur toutes les autres formes de capital, y compris le capital d¹Etat lui-même. Certes, cette domination prend des formes différentes, à l¹époque actuelle, dans des formations sociales différentes, et ce sont précisément ces formes, reflétant la place inégale qu¹elles occupent dans le capitalisme mondial, qui les différencient et les singularisent. Seule la domination généralisée du capital monopoliste permet de comprendre aujourd¹hui (à l¹époque de l¹impérialisme) la différenciation des formations sociales capitalistes (dominantes/ dominées), les caractéristiques profondément différentes de leur histoire concrète, commandée pourtant par un même antagonisme de classes fondamental. L¹existence du capitalisme d¹Etat, bien que son importance et ses fonctions soient variables, n¹est ni un phénomène récent ni une caractéristique exclusive des pays capitalistes « avancés », bien au contraire. Ses premiers éléments, qu¹il s¹agisse de propriété d¹Etat (nationalisations), de financement et de marchés publics, ou d¹organisation nationale de la production incluant une certaine planification financière, apparaissent séparément et se développent tout au long du XXe siècle, en revêtant une importance inégale dans les différentes formations sociales du « centre » impérialiste (Etats-Unis, Europe occidentale et centrale, Japon), sous l¹effet des phénomènes caractéristiques de la période impérialiste : économie de guerre, crises monétaires, montée de la lutte syndicale et politique de la classe ouvrière (qui joue un rôle direct dans le développement d¹une politique de l¹emploi, des salaires et de la formation professionnelle). Ils sont aujourd¹hui le plus systématiquement combinés et le plus apparents, d¹une part dans certaines puissances impérialistes : les plus « faibles » relativement ou, plutôt, celles dont le développement intérieur est le plus inégal (France, Italie) ; ce sont aussi, notons-le, celles dans lesquelles les organisations révolutionnaires de la classe ouvrière sont le plus puissantes, où le mouvement ouvrier a le mieux résisté au développement du réformisme. D¹autre part, dans certains pays « sous-développés » : ceux qui, au prix de luttes d¹indépenà la fois dans sa genèse réelle et dans son agencement théorique interne, exactement l¹inverse : la théorie des stades, la théorie d¹un stade nouveau dans l¹impérialisme (néo-impérialisme) est à la base, et c¹est elle qu¹il faut examiner d¹abord du point de vue du matérialisme historique. La théorie économique de la « suraccumulation/dévalorisation » n¹en a été, et n¹en est toujours, qu¹une justification a posteriori. 165 dance prolongées, ont réussi à acquérir une relative autonomie politique et économique (Algérie). L¹analyse léniniste de l impérialisme, on le sait, considère le « capitalisme d¹Etat » comme la conséquence des conditions sociales et économiques dans lesquelles les nations, à l¹époque de l¹impérialisme, ont fait face (et font face) à la concurrence et à la guerre 68. Or les guerres de l¹époque impérialiste, à commencer par celle de 1914, qui l¹inaugure, sont les effets nécessaires du « partage du monde » en sphères de domination économique et politique. La phase impérialiste de l¹histoire du capitalisme commence avec l¹achèvement du premier « partage du monde », dans les premières années du XXe siècle, tandis que la période précédente, d¹expansion et de colonisation proprement dite, apparaît seulement comme une période de transition à l¹impérialisme. Mais le développement inégal des capacités de production dans les différentes puissances industrielles entraîne alors inévitablement la lutte pour la transformation de ce partage (ainsi l¹Allemagne et les Etats-Unis qui ont, au début du XXe siècle, le développement industriel le plus rapide, sont en même temps les moins bien lotis dans le partage colonial). En fait, le capitalisme d¹Etat est donc d¹emblée une caractéristique nécessaire de l¹impérialisme lui-même, et non pas un dépassement du capitalisme monopoliste, qui en est la base. Le déroulement quasi ininterrompu des guerres impérialistes (« locales » ou « mondiales ») depuis 1914 jusqu¹à nos jours est venu confirmer l¹analyse de Lénine. Il est vrai que la formation sociale française présente de ce point de vue des caractéristiques particulières. Une partie de ces caractéristiques remonte à la période historique antérieure (précédant et suivant immédiatement la guerre de 1914-1918) : la France est alors le moins industrialisé des grands pays industriels, le capitalisme français est le plus « usuraire » (celui qui fait la plus grande place relative au simple prêt de capitaux, notamment auprès des gouvernements étrangers), la colonisation française celle qui entretient les modes de production les plus archaïques. Une partie de ces caractéristiques remonte également aux conditions dans lesquelles, après les luttes de classes des années 1936 et suivantes, puis la défaite de 1939- 1944 et la Libération, s¹est posé le problème de la concurrence économique, face aux Etats-Unis, à l¹Allemagne, notamment. Il y a eu pendant très longtemps un « retard » relatif de la concentration monopoliste en France, retard qui n¹a commencé d¹être comblé 68. Lénine emploie concurremment les termes de « capitalisme monopoliste d¹Etat », « monopole capitaliste d¹Etat », « capitalisme d¹Etat » : cf. LÉNINE, OEuvres complètes, tomes XXIV-XXV, passim ; notamment : La Catastrophe imminente (1917), L¹Etat et la Révolution (1917). 166 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES rapidement qu¹après 1945 et, plus encore, après 1958. C¹est ce qui permet de comprendre le rôle décisif joué par l¹Etat français dans le développement du capitalisme monopoliste, le fait que certains éléments du capitalisme d¹Etat se soient développés avant la concentration monopoliste elle-même, et comme sa condition de possibilité. On peut s¹expliquer ainsi en partie la tentation de désigner leur combinaison par un concept nouveau (« capitalisme monopoliste d¹Etat »). Cependant, elle représente plutôt la forme singulière sous laquelle a pu se développer et se maintenir dans la concurrence internationale un capitalisme monopoliste français relativement indépendant 69. Mais, comme on l¹a déjà indiqué, le capital monopoliste est luimême de moins en moins un capital purement « national », il est de plus en plus profondément imbriqué dans l¹internationalisation du capital. La domination du capital monopoliste sur le capital d¹Etat reflète donc également, dans la formation sociale française, la domination tendancielle des rapports économiques « intérieurs » par les rapports économiques internationaux et, en dernière analyse, la domination du capitalisme français par le capitalisme international. Unité et contradictions de la bourgeoisie comme classe Revenons alors au problème de la classe bourgeoise. A la diversité des formes du capital qui coexistent dans une même formation sociale (selon le double point de vue de leur fonction et de leur concentration), et à la complexité de leurs rapports, correspond nécessairement une égale complexité de la bourgeoisie comme classe sociale. Si nous reprenons l¹exemple de la formation sociale française, nous avons à rendre compte de plusieurs faits : En premier lieu, le fait que la bourgeoisie française ait toujours été, et reste, en tant que « groupe » social, relativement nombreuse. Si le mouvement de concentration des capitaux tend à la réduire d¹un côté (du côté des propriétaires nominaux du capital), il tend corrélativement à multiplier les fonctions d¹encadrement, de direction, de circulation, plus ou moins parcellaires. S¹il tend à appau- 69. Sur les caractéristiques historiques de l¹impérialisme français, qui commencent seulement à être étudiées du point de vue du marxisme, cf. J. BOUVIER, Les Origines et les Traits particuliers de l¹impérialisme français, Centre d¹études et de recherches marxistes, Paris, 1970 (distribué par les Editions sociales). Sur le processus de concentration dans l¹économie française après 1945 et le role de l¹Etat, exposé clair et documenté dans Maurice PARODI, « Histoire récente de l¹économie et de la sociéte francaise », Histoire de la France, op. cit., tome III. 167 vrir certaines fractions (y compris celle des « petits porteurs » d¹actions), ces effets sont atténués par les avantages que la bourgeoisie française retire de sa position dans le groupe des puissances impérialistes, préservée tant bien que mal. Cette caractéristique demeure donc, malgré de profondes transformations de structure sociale. En second lieu, le fait que la bourgeoisie est toujours, comme la classe ouvrière, une classe divisée en plusieurs « fractions », dont l¹unité tendancielle est l¹objet même d¹une analyse matérialiste. Mais le principe de cette division est tout à fait différent, ce qui se manifeste par des effets politiques également différents. Les différentes fractions de la bourgeoisie sont en concurrence pour la répartition de la plus-value qui est produite dans la société : chacune tend à augmenter sa part, y compris la fraction des capitalistes industriels eux-mêmes, et c¹est seulement indirectement, dans les formes de leur concurrence acharnée, que les différents représentants du capital travaillent ainsi à un objectif commun : l¹accroissement de la plus-value sociale d¹où proviennent, en dernière analyse, tous leurs revenus et tous les fonds d¹accumulation. En troisième lieu, le fait que l¹évolution même des formes du capital introduit dans la bourgeoisie non seulement une concurrence de fractions, mais une différenciation de statuts juridiques et économiques : toutes les fractions de la bourgeoisie ne « représentent » pas le capital de la même façon. Le développement du capitalisme polarise la classe bourgeoise entre plusieurs types différents d¹activité « professionnelle » (y compris toute une série d¹activités formellement « salariées »), que les recensements inventorient à part, et qui ne correspondent directement ni à la hiérarchie des pouvoirs ni à l¹échelle de la richesse individuelle, depuis les propriétaires des petites entreprises industrielles jusqu¹aux principaux actionnaires et dirigeants des groupes monopolistes, en passant par les « cadres » et les « fonctionnaires » du capitalisme d¹Etat. Non seulement la bourgeoisie comme classe n¹est pas une réunion de propriétaires, mais elle n¹est pas une simple réunion de « capitalistes », bien qu¹elle soit toujours dominée par des capitalistes (par les plus puissants d¹entre eux). La bourgeoisie en tant que classe implique donc l¹unité de groupes entre lesquels les différences juridiques et les inégalités économiques sont considérables. C¹est pourquoi il est impossible de la définir en leur cherchant simplement un caractère descriptif commun. C¹est pourquoi il est indispensable de l¹étudier par rapport aux transformations historiques du capital lui-même. La constitution de la bourgeoisie comme classe est d¹abord un problème. Dans une formation sociale comme la nôtre, la bourgeoisie est 168 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES aujourd¹hui, semble-t-il, à la fois beaucoup plus hétérogène et beaucoup plus centralisée qu¹au XIXe siècle, comme la production capitaliste elle-même. L¹impérialisme, de même qu¹il renforce les inégalités et les contradictions de l¹économie mondiale, renforce aussi les inégalités et les contradictions de la bourgeoisie dans chaque formation sociale capitaliste. Mais en même temps, il renforce la dépendance de toute la bourgeoisie par rapport au capital financier, et donc son « unité » de classe. Arrêtons-nous pour terminer sur ce point, qui est la principale difficulté d¹une analyse de la bourgeoisie comme classe, et qui n¹est pas toujours aperçu correctement. Deux obstacles idéologiques courants doivent ici être levés : d¹une part une représentation mécaniste des contradictions internes de la bourgeoisie, qui en isole un seul aspect tendanciel (l¹opposition des intérêts), sans voir sa liaison interne avec l¹aspect contraire ; d¹autre part, nous le verrons, une représentation également mécaniste du rapport historique entre la constitution de la bourgeoisie comme classe et le développement de l¹Etat. Il convient d¹abord de bien comprendre qu¹il n¹y a pas d¹incompatibilité entre l¹unité de classe de la bourgeoisie et ses contradictions internes. Elles se développent ensemble, car l¹unité de la bourgeoisie n¹est pas (et n¹a jamais été historiquement) une unité d¹intérêts matériels spontanément convergents, mais le résultat d¹une domination (Lénine parle d¹hégémonie) exercée par la « grande bourgeoisie » (qui représente le « grand capital » de l¹époque) sur tous les groupes sociaux qui s¹approprient une part de surtravail (inégalement, et sous des formes différentes). A chaque stade de l¹histoire du capitalisme, une fraction de la bourgeoisie a tendance à dominer toutes les autres, à se les assujettir dans le procès de l¹exploitation et de l¹accumulation : précisément celle qui représente un « progrès » dans les formes de l¹accumulation, un « progrès » dans le développement de l¹exploitation, compte tenu de la résistance de la classe ouvrière et de sa lutte de classe organisée. Cette domination a d¹abord été celle du capital commercial et du capital foncier sur le capital manufacturier et la petite production artisanale et agricole, plus tard celle du capital industriel sur le capital commercial et la propriété foncière (du moins dans les « métropoles » du capital, qui ont été au XIXe siècle les « ateliers » du monde entier) ; elle est devenue, avec l¹impérialisme, celle du capital financier, concentrant et fusionnant le capital industriel et le capital bancaire. L¹unité de classe de la bourgeoisie est inséparable de ses contradictions internes ; elle n¹est jamais, comme tout phénomène historique, qu¹une unité tendancielle, soumise à l¹effet des causes qui la contrecarrent. S¹il en est ainsi, c¹est qu¹il faut faire (contre toute la tradition 169 de l¹économie politique, y compris celle de Ricardo) une distinction fondamentale entre deux types de contradictions sociales : l¹opposition d¹intérêts et l¹antagonisme proprement dit. Entre la bourgeoisie et le prolétariat, il n¹y a pas seulement opposition d¹intérêts (en particulier, dans la détermination du niveau des profits et des salaires), mais un rapport d¹antagonisme, parce qu¹il ne s¹agit pas seulement de « répartition » inégale des revenus, mais d¹exploitation dans la production. Entre les différents groupes qui constituent, à une certaine époque, la bourgeoisie (la classe dominante), il y a opposition réelle d¹intérêts économiques, mais seulement opposition d¹intérêts : répartition inégale et lutte pour la transformation ou l¹accentuation de cette répartition inégale. C¹est pourquoi, d¹une part, il ne faut jamais sous-estimer ces oppositions, s¹imaginer que l¹unité de la classe bourgeoise est une uniformité, un bloc sans failles ; mais, d¹autre part, il ne faut jamais confondre cette opposition avec un antagonisme, une contradiction inconciliable, soit en décrivant l¹antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat comme une simple opposition d¹intérêts économiques et sociaux, soit en présentant la grande bourgeoisie comme « exploitant » la petite bourgeoisie. Dans L¹Impérialisme, Lénine a longuement et à plusieurs reprises insisté sur ce point, en montrant comment « l¹oligarchie financière » se soumet l¹ensemble des capitalistes, des petits patrons, des « rentiers » (actionnaires, souscripteurs d¹obligations et d¹emprunts d¹Etat), des employés, des professions « idéologiques », etc., et peut ainsi « frapper la société tout entière d¹un tribut au profit des monopolistes » (p. 252). Mais ce qui est le plus important dans l¹analyse de Lénine, c¹est qu¹elle mette en évidence le mode selon lequel s¹effectue cette domination, insistant en particulier sur le rôle des banques (qu¹elles soient d¹ailleurs privées ou publiques, qu¹elles prennent la forme de banques de dépôts, d¹affaires, de crédit, de compagnies d¹assurances, de caisses d¹épargne ou d¹administrations de chèques postaux) : les banques sont le grand instrument de cette domination parce qu¹elles centralisent et organisent, à l¹échelle de la société tout entière (et à l¹échelle internationale), la circulation de l¹argent et, à partir de là, les possibilités du crédit, qui devient la condition matérielle de la production et de la consommation dans leur ensemble. « La fonction essentielle et initiale des banques est de servir d¹intermédiaire dans les paiements. Ce faisant, elles transforment le capital-argent inactif en capital actif, c¹est-à-dire générateur de profit, et, réunissant les divers revenus en espèces, elles les mettent à la disposition de la classe des capitalistes. « Au fur et à mesure que les banques se développent et se concentrent dans un petit nombre d¹établissements, elles cessent d¹être de modestes intermédiaires pour devenir de tout puissants 170 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES monopoles disposant de la presque totalité du capital-argent de l¹ensemble des capitalistes et des petits patrons, ainsi que de la plupart des moyens de production et des sources de matières premières d¹un pays donné, ou de toute une série de pays. Cette transformation d¹une masse d¹intermédiaires modestes en une poignée de monopolistes constitue un des processus essentiels de la transformation du capitalisme en impérialisme capitaliste. » (P. 228.) « Les chiffres que nous avons cités sur l¹accroissement du capital bancaire, sur l¹augmentation du nombre des comptoirs et succursales des grosses banques et de leurs comptes courants, etc., nous montrent concrètement cette ³ comptabilité générale ² (Marx) de la classe tout entière des capitalistes et même pas seulement des capitalistes, car les banques réunissent, au moins pour un temps, toutes sortes de revenus en argent provenant de petits patrons, d¹employés et de la mince couche supérieure des ouvriers. La ³ répartition générale des moyens de production ² (Marx), voilà ce qui résulte d¹un point de vue tout formel du développement des banques modernes [...]. Mais quant au contenu, cette répartition des moyens de production n¹a rien de ³ général ² ; elle est privée, c¹est-à-dire conforme aux intérêts du grand capital [...]. » (P. 234-235.) Ainsi, le développement du capital financier, en transformant la fonction des banques, produit simultanément un triple effet : une « socialisation » capitaliste de la production et de la circulation, une domination du grand capital sur toute la société, y compris des travailleurs exploités (car, avec le formidable développernent du « crédit à la consommation » et de la « monnaie de banque », le processus décrit par Lénine n¹a cessé de s¹amplifier), enfin une organisation de la classe capitaliste sous la domination du capital financier (que les idéologues petits-bourgeois dénoncent comme un véritable « terrorisme »). Car, s¹il n¹est pas vrai que le capital « fasse vivre » le prolétariat qu¹il exploite (comme le voudrait l¹apologétique patronale), il est vrai que le capital financier tout à la fois domine, pressure, ruine l¹ensemble de la bourgeoisie, et l¹entretient (à crédit). C¹est pourquoi, conclut Lénine : « La proportion gigantesque du capital financier concentré dans quelques mains et créant un réseau extraordinairement vaste et serré de rapports et de relations, par l¹entremise duquel il soumet à son pouvoir la masse non seulement des moyens et petits, mais même des très petits capitalistes et patrons, ceci d¹une part, et la lutte aiguë contre les autres groupements nationaux de financiers pour le partage du monde et la domination sur les autres pays, d¹autre part ‹ tout cela fait que les classes possédantes passent en bloc dans le camp de l¹impérialisme. » (P. 308.) Il apparaît alors que la domination du capital financier sur toute 171 la bourgeoisie est liée historiquement au contrôle qu¹il exerce sur l¹ensemble du procès de production et de reproduction des conditions de la production. Elle n¹est donc pas un phénomène isolé, interne à la bourgeoisie conçue comme un groupe social fermé, mais elle est l¹effet dans et sur la bourgeoisie elle-même du développement de l¹antagonisme fondamental : la constitution de la bourgeoisie comme classe, sous la forme propre à chaque époque, est bien un aspect (et un effet historique) du rapport de classe opposant le capital au travail productif. Nous allons retrouver dans un instant ce point très important. Il y a donc, tendanciellement, unité de classe de la bourgeoisie dans ses contradictions mêmes. Mais cette situation, dont nous venons d¹indiquer les bases matérielles, n¹est réellement intelligible que si nous tenons compte d¹une autre détermination, non réductible à la précédente : l¹existence et l¹action de l¹Etat bourgeois. Il faut, ici encore, éclaircir sommairement un point d¹obscurité traditionnelle. Souvent les théoriciens marxistes, entendant dans un sens mécaniste la notion de « superstructure », n¹étudient le rapport de l¹Etat et des classes que dans un seul sens : ils décrivent la constitution (la genèse) de l¹Etat à partir des intérêts d¹une classe (ou de plusieurs classes, ou « fractions de classes »), ils décrivent la façon dont une classe dominante utilise la « machine » déjà prête de l¹Etat. Donc ils considèrent la classe dominante comme une donnée préalable à l¹analyse de l¹Etat. Mais il faut poser aussi un autre problème, et, à vrai dire, il faut le poser en même temps : le problème du rôle de l¹Etat (et du développement de l¹Etat) dans la constitution de la classe dominante. Faute de poser ce problème, on ne pourrait articuler effectivement les deux aspects de la question générale de l¹Etat, telle que la présentent toujours Marx et Lénine : d¹une part, sa reproduction et sa permanence historique en tant qu¹appareil de domination spécialisé traduisant le caractère inconciliable de l¹antagonisme de classes, d¹autre part la transformation de sa forme historique en fonction de la transformation des formes de l¹exploitation. La circulation des marchandises, celle des capitaux, l¹organisation pratique du procès d¹exploitation dans la sphère de la production créent les bases matérielles d¹existence d¹une classe bourgeoise. Elles impliquent la formation historique progressive de groupes sociaux tendanciellement distincts des classes dominantes antérieures, et opposés au prolétariat : elles créent donc des « bourgeois » de différentes espèces. Elles ne suffisent pas à créer une classe bourgeoise. Autrement dit, une classe bourgeoise ne peut être le simple produit de l¹existence du marché, de la production capitaliste en tant que production marchande. Le rôle que joue l¹Etat bourgeois 172 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES dans l¹organisation de la classe dominante ne résulte pas seulement, dès lors, du fait que l¹Etat soit un « agent économique », et remplisse des fonctions directement économiques (du fait qu¹il y ait une économie publique). Au contraire, ce rôle résulte du fait que l¹Etat bourgeois est d¹abord autre chose qu¹un organisme « économique », bien qu¹il ait toujours pour base historique l¹existence du capital, de la production et de la circulation capitalistes. Si l¹on reprend ici la thèse de Marx et de Lénine : « l¹existence de l¹Etat prouve que les contradictions de classes (dans toutes les sociétés de classes) ne peuvent pas être conciliées », on voit qu¹il faut la développer en lui ajoutant une précision nouvelle. L¹existence et la forme particulière de l¹Etat bourgeois, le rôle de l¹Etat en tant qu¹organisation de (l¹unité de) la classe dominante (c¹est-à-dire de la domination d¹une fraction bourgeoise sur toutes les autres) prouvent que les contradictions et les oppositions d¹intérêts économiques dans la bourgeoisie peuvent être conciliées. Elles peuvent et elles doivent l¹être, en vue de préserver les conditions de l¹exploitation du prolétariat et de sa soumission politique : mais elles ne peuvent jamais l¹être de façon « purement économique ». Ou, pour mieux dire : le processus historique à travers lequel se développe la domination économique de la grande bourgeoisie sur toute la classe bourgeoise présuppose toujours l¹existence, l¹action et la transformation de l¹appareil d¹Etat (répressif et idéologique). Mais disons les choses autrement. Cette première remarque pourrait nous ramener à une problématique mécaniste, dans laquelle on tenterait de juxtaposer, pour rendre compte du développement de la classe bourgeoise, deux « critères » successifs, formulés dans la terminologie du marxisme : celui de la production (de l¹ « économie », de la « base ») et celui de l¹Etat (de la « politique », de la « superstructure »). Ce qui ne s¹expliquerait pas par l¹économie s¹expliquerait par la politique (voire l¹idéologie) et inversement. Le matérialisme historique met en évidence un processus plus organique : il énonce une thèse plus forte, dont nous trouvons les approches chez Marx lui-même, dès le Manifeste communiste, Les Luttes de classes en France, Le 18 Brurnaire de Louis Bonaparte. Si le développement de l¹Etat commande celui de la bourgeoisie comme classe, si l¹histoire de la bourgeoisie est d¹emblée celle de l¹Etat (et des Etats) bourgeois, c¹est que le fonctionnement et l¹action de l¹Etat sont impliqués dans le procès même de la circulation des capitaux et de l¹organisation de l¹exploitation à l¹échelle sociale, c¹est que l¹un et l¹autre sont impossibles sans cette intervention. C¹est que la représentation d¹un fonctionnement automatique du marché (et d¹abord une fixation automatique de ses limites, de ses frontières), et de l¹ « économie marchande », indé- 173 pendamment de l¹existence de l¹Etat, est fondamentalement erronée et mystifieatrice 70. Pour saisir cette implication, il ne suffit pas de se placer au point de vue descriptif, il faut se placer au point de vue de la reproduction historique des conditions de la production : reproduction des forces productives (moyens de production et forces de travail) sous les rapports de production capitalistes eux-mêmes. Il faut donc se placer au point de vue des contradictions que cette reproduction comporte. Or ces contradictions, pour le dire schématiquement, sont cristallisées en deux points différents, de même que le procès d¹ensemble de la reproduction des conditions de l¹exploitation capitaliste comporte deux mouvements distincts : le procès de circulation et de concurrence des capitaux, sur le marché, et le procès de reproduction de la force de travail, en dehors du marché. Les contradictions du marché, qui prennent une forme différente selon les périodes de l¹histoire du capitalisme, n¹en supposent pas moins toujours l¹ « organisation » du marché par l¹intervention de l¹Etat : définition de l¹équivalent général (toute monnaie est d¹Etat), frontières, tarifs douaniers. Surtout, l¹équilibre relatif entre les différents secteurs de la production, dont dépend la réalisation de la plus-value, donc la reproduction des capitaux par l¹intermédiaire du marché, ne se réalise que par la concurrence des capitaux, donc par la domination de certains capitaux sur d¹autres. Pour chaque époque, c¹est donc la domination de certains secteurs de la circulation sur d¹autres, et la tendance du capital à s¹y accumuler et à s¹y centraliser sous forme de capital commercial, de capital productif, de capital porteur d¹intérêt, qui doit s¹y réaliser. C¹est en même temps, dans la production même, la domination des capitaux investis dans certaines branches (agriculture et manufactures, industrie textile, puis industrie « lourde » de biens de production et mines, industrie d¹armements, etc.), à travers des taux de profits supérieurs maintenus sur de longues périodes (l¹égalisation des taux de profits n¹est que tendancielle, elle doit être sans cesse contrecarrée). Il ne faut donc pas se contenter de rattacher l¹intervention de l¹Etat à la constitution, à la réglementation et à la « protection » du marché intérieur : il faut plus généralement l¹analyser comme le moyen et l¹effet de la domination de certains capitaux sur d¹autres, de certaines formes de l¹accumulation du capital sur d¹autres. La « politique économique » ou, plutôt, la politique tout court (incluant 70. Il n¹est pas difficile de comprendre à quoi tend cette représentation, qui est constitutive de l¹idéologie « libérale » : à renforcer l¹illusion de l¹Etat comme sphère autonome, au-dessus de la production, et des antagonismes inconciliables qui s¹y développent. 174 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES aussi bien la guerre et la colonisation que la législation sociale et la politique des salaires) est donc toujours l¹effet et le moyen d¹un certain rapport de forces entre les capitalistes eux-mêmes, assurant la domination interne de certaines fractions de la bourgeoisie, et leur développement aux dépens des autres. C¹est ici que prend tout son sens la définition du « monopole » développée par Lénine dans L¹Impérialisme, lorsqu¹il écrit que « l¹essence de l¹impérialisme, c¹est le monopole ». Cette définition échappe simultanément aux deux variantes de l¹économisme qui soit ignorent la base économique de l¹impérialisme, et le réduisent à une politique conjoncturelle du grand capital, soit réduisent la transformation des rapports de produetion à l¹un de ses aspects (la concentration de la production ou de la propriété, la suppression de la « libre » concurrence). Pour Lénine, le monopole n¹est pas un phénomène simple : e¹est la combinaison des différentes tendances issues de l¹histoire du capitalisme (concentration de la production, accaparement des sources de matières premières et de maind¹oeuvre, développement du capital financier, politique coloniale ou néo-coloniale et partage du monde) ; c¹est non le simple produit d¹une politique, mais une transformation des rapports sociaux qui inclut nécessairement celle de l¹Etat bourgeois. Mais les contradictions du marché et de la concurrence des capitaux n¹existent pas seules : leurs effets sont surdéterminés par ceux des contradictions qui se développent sur l¹autre versant du rapport de production, dans le procès de reproduction de la force de travail. Dans des conditions historiques propres à chaque période, à chaque formation sociale capitaliste, il s¹agit alors d¹assurer la « liberté » du travailleur tout en l¹assujettissant à l¹exploitation capitaliste, du point de vue de sa « qualification », mais aussi du point de vue de son comportement familial, religieux, politique, bref, de son idéologie. Il s¹agit donc en permanence de lutter contre le développement de l¹organisation et de l¹autonomie idéologique du prolétariat, dans la famille, dans la scolarisation, dans l¹assistance pubique, dans les institutions politiques, à la fois par la répression et par l¹action idéologique continue. Seule une fraction bourgeoise qui peut, pour une période donnée, organiser et maintenir ce rapport de forces en face du prolétariat, peut aussi maintenir sa domination interne au sein de la bourgeoisie. Tout développement de l¹Etat dans l¹histoire du capitalisme tend donc à un double résultat, qu¹il atteint inégalement : reproduire les conditions d¹ensemble de l¹exploitation du prolétariat, en assurer la continuité « normale » ; et reproduire, au prix de « compromis » éventuels, la domination au sein même de la bourgeoisie d¹une fraction dirigeante, une fraction qui représente la forme d¹exploitation 175 et d¹accumulation la plus efficace dans des conditions historiques données. Ce second objectif est toujours poursuivi sous le premier, en sorte que runité de classe de la bourgeoisie, à travers ses propres luttes internes, dépend du maintien et du développement de l¹exploitation. Mais le premier objectif ne peut être atteint que si le second l¹est aussi, en sorte que le développement de l¹exploitation est directement menacé toutes les fois que l¹unité de classe de la bourgeoisie tend à se rompre. Disons les choses autrement : c¹est toujours par l¹intermédiaire de l¹Etat (détention du pouvoir d¹Etat et donc développement des appareils répressifs et idéologiques de l¹Etat) que la bourgeoisie « s¹organise en classe dominante » (Marx). C¹est donc une caractéristique historique de la bourgeoisie comme classe : les moyens de son unité sont les mêmes que ceux de sa domination sur le prolétariat et l¹ensemble des travailleurs exploités, ils reposent sur l¹organisation de la société tout entière dans l¹Etat (l¹Etat apparaît comme une puissance universelle, au-dessus des classes, parce qu¹il recouvre la division du travail tout entière). On peut ainsi comprendre la forme particulière sous laquelle l¹Etat bourgeois assure le maintien de l¹exploitation capitaliste et de ses conditions : la forme de la « participation » du peuple tout entier au fonctionnement de l¹Etat (soit sous les formes de la république démocratique, soit, lorsque c¹est impossible, sous les formes brutales, et moins efficaces, du bonapartisme, du fascisme, etc.). Les classes de travailleurs exploités sont, avec tous les risques et difficultés que cela comporte, la « masse de manoeuvre » de la domination d¹une fraction de la bourgeoisie sur toutes les autres. La grande bourgeoisie domine d¹autant mieux qu¹elle réussit davantage à développer cette hégémonie générale : ainsi, grâce à l¹assise idéologique, politique, militaire que lui ont assurée l¹instruction publique, la colonisation et la politique agricole, la bourgeoisie financiere et industrielle française de la IIIe République a réglé à son profit, pour cinquante ans, la question de l¹unité de la bourgeoisie, de sa hiérarchie d¹intérêts interne. Comme l¹ont sans cesse souligné les classiques du marxisme, la bourgeoisie, comme classe dominante, se distingue essentiellement d¹une caste esclavagiste ou féodale. Nous avancerons donc, à titre provisoire, les deux hypothèses suivantes : 1. L¹Etat n¹est pas une forme historique immobile, que la bourgeoisie reprendrait à son compte, en l¹arrachant telle quelle aux classes dominantes antérieures. Au contraire, le développement du capitalisme transforme la structure de l¹Etat (aussi bien dans le fonctionnement de ses appareils répressifs que dans celui des appareils idéologiques) et cette transformation seule permet à la classe bour- 176 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES geoise de se constituer. En ce sens, il n¹y a historiquement ni antériorité de la bourgeoisie sur l¹Etat ni antériorité de l¹Etat sur la bourgeoisie, dont il est la condition permanente de reproduction : mais histoire de transformations réciproques. 2. On peut dire que toute bourgeoisle en tant que classe est, historiquement, une « bourgeoisie d¹Etat ». Non pas en ce sens qu¹elle aurait pour seule base d¹existence matérielle un capital d¹Etat, un capital « public » : mais en ce sens que l¹existence et l¹action de l¹Etat sont internes au processus de sa domination et de son unité de classe 71. Cette caractéristique, sous des formes nécessairement nouvelles, est toujours valable à l¹époque de l¹impérialisme. Elle entraîne alors une nouvelle contradiction. Car toute bourgeoisie est aussi, pour la même raison, une « bourgeoisie nationale ». Dans l¹histoire du capitalisme, la forme nécessaire de l¹Etat est la forme nationale (seule forme sous laquelle peuvent s¹articuler son aspect répressif et son aspect idéologique, ou si l¹on veut sa « dictature » ‹ Marx ‹ et son « hégémonie » ‹ Gramsci) 72. Mais, à l¹époque de l¹impérialisme, le capital n¹est plus entièrement, il est de moins en moins un capital « national ». Il devient au contraire, en tant que capital financier, un capital multinational, dont la reproduction passe par l¹exportation et la réexportation. L¹histoire de la bourgeoisie devient alors, dans chaque formation sociale capitaliste, celle de la contradiction interne entre les conditions « économiques » et les conditions « politiques » de sa domination. Il n¹y a pas véritablement d¹internationalisme possible pour la bourgeoisie. Il n¹y a que des coalitions nationales, sous l¹hégémonie des impérialismes les plus puissants, qui ne réussiront jamais à abolir leurs contradictions. Il n¹y a pas d¹ultra-impérialisme. Le seul internationalisme que rende possible l¹internationalisation du capital, c¹est l¹internationalisme prolétarien (ce qui ne veut pas dire qu¹elle le produise automatiquement). 71. Cette formulation nous permet de récuser au passage les tentatives d¹expliquer les contradictions sociales dans l¹histoire des pays socialistes par la constitution d¹une « nouvelle classe », qui serait une « bourgeoisie d¹Etat » : non que ces contradictions n¹existent pas, mais, on le voit, cette explication est purement tautologique. Elle masque ainsi le probème de l¹histoire simultanée de la transformation des rapports de production et d¹exploitation, et de la forme de l¹Etat, dans les pays socialistes. 72. Il va de soi, et sans jeu de mots, que la bourgeoisie « nationale » peut être une bourgeoisie antinationale, c¹est-à-dire inféodée aux intérêts d¹une autre bourgeoisie, du capital étranger, dès lors que la reproduction des conditions de l¹exploitation et l¹accumulation des capitaux individuels ne sont possibles qu¹à cette condition : Pétain, Soeharto ou Thieu et Pinochet symbolisent assez bien cette situation historique, généralisée par l¹impérialisme, et la violence des contradictions qu¹elle implique. 177 « ... et pour conclure, la lutte de classes, qui est le mouvement et la résolution de toute cette merde 73 » Dans les pages précédentes, nous avons essayé, en puisant à différentes sources, d¹éclairer quelques problèmes classiques du matérialisme historique. Il ne s¹agit donc pas d¹une théorie nouvelle. Il s¹agit d¹une contribution à l¹étude du matérialisme historique qui doit nécessairement, dans les conditions actuelles, se présenter comme une contribution à la critique du point de vue de l¹économie politique chez les marxistes eux-mêmes. Essayons, sans prétendre conclure, de reprendre ensemble les thèses les plus significatives qui nous sont progressivement apparues. Ces thèses, et c¹est en cela qu¹elles sont incompatibles avec le point de vue de l¹économie politique, ont un même fil conducteur : elles développent et explicitent le caractère fondamental de la lutte des classes dans l¹analyse marxiste. Elles montrent que l¹analyse marxiste n¹a pas d¹autre objet que la lutte des classes, et, corrélativement, que rien, dans l¹histoire de la société capitaliste, n¹échappe à la détermination de la lutte des classes. Il n¹y a pas de processus social qui soit situé en deçà ou au-delà de la lutte des classes. Et par conséquent la lutte des classes ne peut pas s¹expliquer par autre chose qu¹elle-même, par une nécessité naturelle ou idéale préexistante, mais seulement par la dialectique concrète de ses formes diverses et de leur action réciproque. Il convient ici de s¹arrêter un instant, et d¹énoncer une mise en garde. S¹il n¹y a pas de processus social extérieur à la lutte des classes, c¹est donc que la lutte de classes est « partout ». Et l¹on peut voir s¹esquisser ici un danger de formalisme, dont nous savons qu¹il a fait des ravages dans l¹histoire de la pensée marxiste. La lutte des classes en est venue à fonctionner comme une clé universelle, comme une réponse à toutes les questions, comme le premier et le dernier mot de toutes les analyses, c¹est-à-dire comme l¹obstacle majeur à toute analyse réelle. Au lieu de représenter le fil conducteur pour une connaissance effective, progressivement plus objective, elle n¹a plus été alors, pour parler comme Hegel, que « la nuit où toutes les vaches sont noires », ou, pour parler comme Spinoza, que « l¹asile de l¹ignorance ». S¹il a pu en être ainsi, c¹est que dans le même temps la lutte des classes a été érigée en une 73. Lettre de Marx à Engels, 30 avril 1868. 178 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES essence immédiatement donnée, donc absolument simple. Au lieu de chercher à expliquer la lutte de classes, on a voulu expliquer toutes choses par l¹invocation de la lutte de classes, sans se préoccuper d¹en développer le concept, considéré comme évident. Si les thèses que nous avons énoncées ont un sens, c¹est au contraire qu¹elles concernent l¹analyse de la lutte de classes elle-même, dans sa complexité, c¹est qu¹elles tendent à déterminer, et par là à différencier, le concept de la lutte des classes. Autrement dit, le marxisme n¹invoque jamais la lutte des classes comme une réponse, une solution, mais toujours d¹abord comme un problème : faire l¹analyse concrète d¹un processus historique concret, c¹est chercher et trouver les formes, non devinées à l¹avance, de la lutte des classes, dans des conditions données, qui sont elles-mêmes le produit d¹autres moments de la lutte de classes. Il y a plus : si le matérialisme historique affirme que tout procès social est interne à la lutte des classes, en représente un aspect, il montre aussitôt que la lutte des classes se déroule d¹emblée à plusieurs niveaux, sous plusieurs formes, non pas séparées, indépendantes les unes des autres (comme les étages superposés d¹un édifice, métaphore qui a tout au plus une valeur pédagogique), mais pratiquement combinées et, pour cette raison même, distinctes, aucune d¹entre elles ne pouvant se substituer à l¹autre ‹ ce que la tradition marxiste reconnaît en distinguant des luttes de classes « économiques », « politiques », « idéologiques ». Parler de la lutte des classes, ce ne peut donc être que parler des différentes formes de la lutte des classes et de leur articulation dans une conjoncture donnée. C¹est donc étudier leur détermination par l¹une d¹entre elles, de façon à dépasser le simple constat d¹une diversité, à comprendre l¹articulation interne qui explique l¹extrême variété de leurs formes. D¹un point de vue matérialiste, cette détermination, en dernière instance, ne peut être que celle de la lutte des classes dans la production matérielle, sous l¹effet des rapports de production, pour la permanence ou la transformation des rapports de production. La pratique montre d¹ailleurs que c¹est seulement en découvrant et en analysant cette détermination, sous ses formes concrètes, qu¹on peut reconnaître l¹existence de la lutte des classes à d¹autres niveaux, qu¹il s¹agisse de la politique, du droit, de la littérature et de l¹art, de la philosophie, etc. Encore faut-il que le concept de cette détermination soit lui-même clair, et que le processus de production soit déjà correctement analysé du point de vue de la lutte de classes. C¹est ici, on le sait, que se perpétuent, dans la tradition marxiste elle-même, des équivoques et des controverses. Je voudrais y revenir un instant, sur la base des propositions précédentes. 179 Dans le texte qu¹on vient de lire, j¹ai rappelé, comme une position essentielle du matérialisme historique, ce qu¹on peut appeler le « primat » du rapport de production fondamental à l¹intérieur de la combinaison historique des rapports de production et des forces productives. J¹indiquais qu¹il faut caractériser chaque mode de production, d¹abord et essentiellement, par la nature du rapport de production (et d¹exploitation) fondamental, ensuite, de façon dérivée, par la nature et le procès de transformation tendancielle des forces productives. Il résulte d¹une telle définition que l¹analyse du mode de production et l¹analyse des classes (ou leur « définition ») ne sont pas deux problèmes théoriques distincts, mais bien un seul et même problème. L¹analyse des classes, qui est celle du processus historique de leur division, donc de leur rapport, permet seule de comprendre l¹articulation interne et le mouvement historique tendanciel du mode de production. C¹est pourquoi il faut aussi poser que chaque classe ne peut être définie indépendamment du processus historique de sa propre transformation. Qu¹est-ce qui est essentiel, en dernière instance, dans une telle définition ? C¹est le fait qu¹elle inscrive la lutte des classes non pas comme une simple conséquence du mode de production et de l¹exploitation, mais dans la définition même du mode de production. Autrement dit, non seulement le mode de production capitaliste (comme déjà les modes « précapitalistes » auxquels il succède) n¹est pas autre chose qu¹un mode d¹exploitation, mais l¹exploitation ellemême n¹est pas autre chose que la forme historique fondamentale de la lutte des classes. L¹expérience prouve cependant qu¹il est extrêmement difficile de faire admettre à beaucoup de nos « marxistes » actuels, formés par une tradition économiste et évolutionniste tenace, cette double substitution de la dialectique à l¹éclectisme. En particulier, il est extrêmement difficile de leur faire admettre que, dans la production immédiate, la lutte de classes ne commence pas avec la « résistance » de la classe ouvrière à l¹exploitation sous ses diverses formes (allongement de la durée du travail, intensification des cadences, déqualification, aggravation des conditions de travail, baisse des salaires réels, etc.), mais déjà avec ces formes mêmes. Autrement dit, que ce n¹est pas la lutte de classe du capital (et de la bourgeoisie) contre le prolétariat qui est une « riposte » à la lutte de classe du prolétariat pour la satisfaction de ses « besoins » collectifs, l¹amélioration de ses conditions de travail et d¹existence, etc., mais bel et bien l¹inverse : il y a toujours d¹abord, toujours déjà, une lutte de classe systématique du capital contre le prolétariat, qui est le moteur permanent du développement des rapports de production capitalistes, 180 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES et, sous ce développement, pour le rendre possible, du développement des forces productives, donc de formes d¹organisation et d¹instruments de travail plus avancés. Ce fait va peut-être contre le « bon sens » de nombreux théoriciens « marxistes » imprégnés des leçons de l¹idéologie bourgeoise, que nous avons sucées dès l¹école avec l¹idée de la « neutralité » des techniques et des formes d¹organisation industrielle, etc., qui ne renverraient qu¹au progrès du savoir et de la culture de l¹humanité, antérieur à leur bon ou mauvais usage, à la répartition juste ou injuste de leurs charges et de leurs fruits, etc. Mais ce fait, dont la reconnaissance théorique représente tout simplement l¹application du point de vue de classe prolétarien (du point de vue de la lutte des classes) à la structure même de la production, ce fait est pourtant conforme à l¹expérience comme à la théorie de Marx. 1. Il est conforme à l¹expérience directe, quotidienne, de la classe ouvrière, qui ne serait pas sans cela contrainte de résister pied à pied à chaque nouvelle « méthode » de production, plus « avancée », introduite par le capital, sans pouvoir jamais dissocier pratiquement la « machine » de son « usage capitaliste », sinon par cette résistance même et dans la mesure de ses succès partiels (il y faudrait, en définitive, un bouleversement de toute la division du travail actuelle). Or, sans cette résistance, la classe ouvrière ne pourrait tout simplement maintenir ses conditions d¹existence. Chaque journée de travail et de lutte de la classe ouvrière moderne la prépare ainsi, même obscurément, à comprendre que l¹usage du machinisme industriel, des acquis historiques de la technique au service des producteurs et de la satisfaction de leurs besoins, ne sera pas à retrouver par-delà leur mauvais usage capitaliste, mais bien à découvrir, à inventer, à produire peu à peu, grâce aux nouvelles formes de division du travail que rend possible la détention des moyens de production par le prolétariat. 2. Il est conforme à la thèse fondamentale du marxisme selon laquelle la lutte économique de classe du prolétariat (dont l¹organe par excellence est le syndicat de masse) est une lutte défensive. Certes cela signifie : une lutte seulement défensive (et seuls les révolutionnaires petit-bourgeois en chambre méprisent ce « seulement »-là), alors que la lutte politique, qui s¹élève sur cette base, peut être aussi offensive, et tendre à la transformation des rapports de production eux-mêmes. Mais justement, cela veut dire que la première forme sous laquelle le prolétariat rencontre, et pratique, la lutte de classe, est une forme défensive, qui répond à une offensive permanente du capital. Et il n¹est au pouvoir d¹aucun capital, privé ou public, gros ou petit, quelle que soit la conjoncture de « croissance » ou de « stagnation », de ne pas développer cette 181 offensive : car il ne suffit pas au capital, pour exister et se reproduire, d¹exploiter le travail ; mais, nous le savons (et Marx le démontre), il lui faut par une nécessité immanente le surexploiter, l¹exploiter toujours davantage, faute de quoi il voit son profit capitalisable fondre dans la concurrence capitaliste. L¹accumulation est à ce prix, et l¹existence même du capital est au prix de l¹accumulation. 3. Enfin, ce fait est conforme à l¹analyse détaillée de Marx dans le livre I du Capital, analyse historique de la manufacture et de la grande industrie, que Marx présente comme des formes successives de la production de plus-value relative (et non pas comme des stades technologiques sur la base desquels le capital instaurerait par une sorte de contrainte, de « violence » externe, une extraction de plus-value). Cependant, une fois ce point bien compris, il faut se garder de tomber dans une conception subjectiviste (et relativiste) du primat du rapport de production. A cet égard, l¹expression que j¹employais ci-dessus, en désignant la nature des forces productives (ou plutôt de leur procès de transformation tendanciel) comme une caractéristique « dérivée » du mode de production capitaliste, ne doit pas être détournée de son sens. N¹oublions pas qu¹il s¹agissait d¹une définition, encore abstraite, dans laquelle doit se refléter, tout simplement par la place numéro un qu¹il y occupe formellement, le primat du rapport de production. En ce sens, je ne faisais pas autre chose que de démarquer l¹ordre même d¹exposition de l¹analyse de Marx dans Le Capital, qui correspond rigoureusement à ce primat, et qui est tellement contraire au « bon sens » économique de nos marxistes modernes (mais tellement conforme à la réalité historique) : Marx ne tonne pas d¹abord la description de l¹état des forces productives, puis, « en conséquence », le développement des rapports de production capitalistes ; mais il formule d¹abord la définition du rapport de production capitaliste fondamental (vente et achat de la force de travail, production de plus-value par la consommation productive de la force de travail : la forme générale de l¹exploitation et des rapports sociaux qu¹elle implique), définition énonçable quel que soit le degré de développement des forces productives dans l¹histoire du capitalisme, puis l¹analyse « dérivée » des formes de la plusvalue absolue et surtout relative, qui commandent et expliquent le développement des forces productives (coopération, manufacture, grande industrie). Et, bien entendu, cela ne signifie : ‹ ni que le rapport de production capitaliste existe sans la base matérielle des forces productives (donc... sans production !) ; ‹ ni que l¹apparition du rapport de production capitaliste soit 182 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES possible à n¹importe quel stade de développement des forces productives (et de la productivité du travail), bien que le développement de la productivité qui résulte du capitalisme soit sans aucune commune mesure avec celui qui l¹a autrefois rendu lui-même possible (mais non inévitable : il y a fallu bien d¹autres causes) ; ‹ ni enfin que le rapport de production capitaliste, qui apparaît nécessairement avant de développer ses forces productives spécifiques, sur la base du métier artisanal pur et simple (coopération simple, travail à domicile), puisse subsister sans développer les forces productives : ce qui est une contradiction dans les termes, puisque la plus-value, c¹est du surtravail ! Sous réserve de ne jamais oublier que l¹existence du rapport de production, ce sont ses effets matériels, ses formes de réalisation effective dans le procès de travail, une telle définition ne peut donc retomber dans le subjectivisme, l¹idéalisme. En réalité, si nombre de marxistes, plus de cent ans après Le Capital, sont toujours empêtrés dans ce faux dilemme (ou bien « primat » mécaniste des forces productives, ou bien idéalisme subjectiviste, volontariste, du développement des rapports de production indépendamment de leur réalisation matérielle sur la base des forces productives existantes, et de leur transformation tendancielle), c¹est tout simplement qu¹ils n¹ont pas réussi (sous l¹effet de causes que je n¹examinerai pas ici) à être suffisamment matérialistes pour devenir dialecticiens, selon une inconséquence que Lénine n¹a cessé de mettre en lumière. Il convient à cet égard d¹étudier à nouveau (et de faire étudier) les textes où Marx, le premier, surmonte explicitement ce faux dilemme idéologique. Mentionnons en particulier le chapitre 7 du livre I du Capital : « Procès de travail et procès de valorisation », c¹est-à-dire de mise en valeur de la valeur (Arbeitsprozess und Ver vertungsprozess 74). Rappelons comment Marx procède dans ce chapitre, qui est une véritable leçon de dialectique, du point de vue du problème qui nous occupe : Marx commence bien par analyser la forme la plus abstraite du procès de travail, dans laquelle l¹ « homme », en transformant matériellement la « nature », devient lui-même « une force naturelle », et se transforme lui-même (l¹homme ne peut pas se transformer, sinon en transformant la nature ; nous allons voir dans un instant que, d¹un autre point de vue, il ne peut pas transformer la nature, sinon en se transformant). Le travail, c¹est alors une combinaison de forces matérielles dans un procès de production 74. Editions sociales, tome I, p. 180 et s.. 183 qui est entièrement « naturel » (il n¹y a pas de place chez Marx pour la vieille idée philosophique d¹artifice) : entendons que l¹ « homme » n¹y joue aucunement (et n¹y jouera jamais) le rôle d¹un démiurge, d¹un Sujet souverain, qui viendrait imposer à la nature sa marque, la soumettre à ses fins, à son projet et à son entreprise d¹humanisation (ou d¹hominisation, variante laïque, conforme à l¹idéologie bourgeoise de l¹histoire, de la providence divine). De cette première thèse matérialiste, il résulte aussitôt qu¹aucune forme sociale de rapports de production ne peut exister hors de la détermination par les forces productives existantes (au sein desquelles la qualité de la force de travail humaine dépend de la nature des moyens de production utilisés). Mais cette première thèse, comme le montre immédiatement Marx, est encore entièrement abstraite. On y affirme que les moyens de production (la nature et le « degré de développement » des moyens de production) commandent la qualité et le développement de la force de travail ; mais on n¹explique pas comment et pourquoi. Les termes qu¹elle met en scène, « homme », « nature », n¹ont sous cette forme aucune existence réelle. En particulier, l¹ « homme » dont nous parlions n¹existe pas, au sens fort. C¹est pourquoi d¹ailteurs cette thèse est essentiellement négative. Pour qu¹elle acquière un contenu positif, il faut en ajouter une seconde, ou plutôt il faut la déterminer elle-même par une seconde thèse, en disant : l¹ « homme », en réalité, c¹est une société déterminée, une forme sociale historiquement donnée. Il faut aussi poser le problème de la structure sociale du procès de production dans lequel se réalisent les déterminations précédentes. Ce qui est un seul et même problème, parce qu¹une société n¹est pas une somme d¹institutions ou d¹individus, même « concrets », même historiquement déterminés, mais fondamentalement un procès de division du travail, dans lequel les individus n¹agissent sur la nature qu¹en agissant les uns sur les autres matériellement, sous l¹effet de rapports sociaux donnés que ce procès même reproduit (et transforme). On s¹aperçoit alors que, dans la première définition, abstraite, on n¹avait eu affaire au procès de travail que par ses éléments (objet de travail, moyen de travail, force de travail) et par son résultat (le produit d¹usage), mais nullement par l¹ensemble de ses conditions réelles, nullement en tant que procès, même si ce procès a été présupposé. C¹est maintenant qu¹il s¹agit d¹analyser le procès comme tel, en définissant sa forme sociale, en déterminant la nature des rapports de production qui commandent l¹enchaînement nécessaire de ses phases et leur exécution. On comprend alors que le procès de travail « en général » n¹existe pas, ou plutôt qu¹il n¹existe (comme dépense de force hu- 184 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES maine de travail appliquée à une transformation matérielle) que dans et sous des formes historiques particulières, qui se transforment, et auxquelles il ne préexiste pas. C¹est le point délicat, où se joue la possibilité de surmonter à la fois le mécanisme (l¹évolutionnisme, l¹économisme, etc.) et le subjectivisme (l¹historicisme, le relativisme, etc.) : toute pratique, et avant tout le travail social, est déterminée par l¹existence objective de sa matière première, de ses moyens de travail matériels, qui préexistent aux individus et à leur activité ; mais comment cette détermination opère-t-elle ? Uniquement dans la mesure où ils réalisent eux-mêmes déjà un rapport social déterminé, qui dispose (distribue) les uns par rapport aux autres moyens de production et forces de travail, en soumettant les secondes aux premiers. Ainsi, montre Marx, dans le mode de production capitaliste, les moyens de production n¹existent réellement comme tels (ne sont utilisés productivement, appropriés par la force de travail) que dans la mesure où ils sont toujours déjà devenus (en tant que capital « constant ») des moyens d¹appropriation de la force de travail par le capital, des moyens de « pomper » la force de travail dépensée et de lui imposer la forme de « valeur » additionnelle. A telle enseigne que la force de travail ne peut elle-même se récupérer, se reconstituer à l¹issue du procès, qu¹en passant par la forme sociale de la valeur, en métamorphosant à nouveau, par l¹échange, cette partie de la valeur produite qui lui est concédée en une marchandise (un objet d¹usage) consommable par des individus. Ainsi, la force de travail elle-même (et on pourrait faire un raisonnement analogue pour les moyens de production) n¹existe, dans sa continuité relative, comme élément toujours donné du procès de travail, que comme le produit de la causalité, de l¹efficace du rapport de production fondamental. Il n¹y a donc pas deux procès, un procès de travail (naturel), puis un procès social (par exemple, un procès d¹exploitation) qui viendrait se superposer à lui après coup, mais un seul et même procès social complexe, dans lequel la forme du rapport social de production (et, jusqu¹à présent, d¹exploitation) est la condition interne du procès de travail, matériellement réalisée dans la disposition des forces de travail et des moyens de production, et dans leur mode d¹action réciproque. C¹est cette condition interne qu¹exprime la thèse du « primat du rapport de production », qu¹on peut alors développer ainsi : le primat des moyens de production sur la force de travail dans les forces productives (et dans le procès de travail) reflète, sous une forme propre à chaque mode de production historique, le primat du rapport de production sur les forces productives elles-mêmes. En effet, le rapport de production n¹est pas d¹abord un rapport social entre les hommes (les personnes), c¹est 185 d¹abord un rapport entre les hommes (c¹est-à-dire les classes) et les moyens de production matériels 75. Il apparaît alors clairement que la thèse dialectique du « primat du rapport de production » n¹est pas le renversement, la figure inverse de la thèse mécaniste du « primat des forces productives », comme certains pourraient le croire. Ou plutôt on comprend à quelle condition cette thèse ne peut pas être confondue avec un idéalisme ou un volontarisme, comme dans une certaine tradition « gauchiste » du mouvement ouvrier : à condition que le primat du rapport de production ne soit pas confusément identifié avec un primat de l¹ « homme », du « facteur humain » et, en particulier, de la force de travail sur les moyens de production (et leur distribution sociale), ce qui est absurde. On en reviendrait alors, sous prétexte de critique du mécanisme, à la confusion même qui l¹habite. A condition aussi que l¹ensemble des rapports de production historiquement développés soit correctement analysé : à condition de ne pas confondre le rapport de production fondamental (ici, capital/travail salarié) avec les rapports de production « secondaires », qui en dérivent (mouvement des capitaux, rapport des capitaux entre eux). On retomberait alors non seulement dans le subjectivisme, mais dans une autre variante d¹économisme. Non seulement Marx a énoncé cette thèse dialectique et l¹a démontrée tout au long du Capital, mais Lénine, après lui, en a donné des illustrations particulièrement claires, et l¹a finalement fondée sur une théorie plus complète de l¹histoire du capitalisme. Dans Le Développement du capitalisme en Russie, Lénine écrivait déjà : « Cette extension de la production sans une extension correspondante de la consommation correspond précisément au rôle historique du capitalisme et à sa structure sociale spécifique : le premier consiste à développer les forces productives de la société ; la seconde exclut l¹utilisation de ces conquêtes techniques par la masse de la population. » Ferons-nous de Lénine une sorte de Proudhon, distribuant d¹un côté et de l¹autre les bons points et les mauvais points au capitalisme ? Ou bien, suivant ce qu¹il nous apprend lui-même de la dialectique (dont l¹éclectisme est la caricature), saurons-nous reconnaître que la contradiction même de ces deux côtés est leur unité indissociable ? Qui pourra, en effet, nous expliquer de façon matérialiste comment le rôle historique du capitalisme pourrait être pensé en dehors de sa structure sociale spécifique ? 75. Comme l¹avait à nouveau expliqué Althusser dans Lire Le Capital, 2e édition, Maspero, 1968, tome II, p. 39 et s. 186 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES Mais peut-être cette formulation est-elle encore abstraite. C¹est que Lénine n¹avait pas encore alors développé une théorie des phases historiques successives du capitalisme, en particulier de l¹imperialisme. Dans le livre qu¹il lui consacre, il pourra écrire : « Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu des tendances à la liberté, exploitation d¹un nombre toujours croissant de nations petites ou faibles par une poignée de nations extrêmement riches ou puissantes : tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l¹impérialisme qui le font caractériser comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant [...]. Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d¹industries, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l¹époque de l¹impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l¹une, tantôt l¹autre de ces tendances. Dans l¹ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu¹auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal 76. » Plus aucune équivoque, cette fois : le développement rapide des forces productives à l¹époque de l¹impérialisme est bien l¹effet du développement du rapport de production capitaliste, sous les nouvelles formes que lui confère l¹impérialisme. Nous pouvons dire que, de même que le capitalisme développe les forces productives sans aucune commune mesure avec les modes de production antérieurs, de même l¹impérialisme développe les forces productives sans aucune commune mesure avec toutes les phases historiques antérieures du capitalisme (et nous en observons les effets tous les jours). Sans doute ce développement est-il de plus en plus contradictoire, de plus en plus inégal : ce qui reflète le primat du rapport de production dans le développement des forces productives. Mais il n¹est pas, bien au contraire, de plus en plus amorti, de plus en plus freiné par l¹obstacle des rapports de production en général, il n¹échappe pas à leur détermination. Quand Lénine analyse la « socialisation de la production » qui caractérise l¹impérialisme, il montre qu¹elle est l¹effet... du développement des banques ! Pour ceux d¹entre nous qui sont tentés de s¹émerveiller (comme on l¹a fait à peu près tous les trente ans depuis que le capitalisme existe) devant les « révolutions scientifiques et techniques » d¹aujourd¹hui, et d¹y voir un phénomène incompatible, à long ou même à court terme, avec l¹impérialisme et le capitalisme des monopoles, le retour à ces textes classiques pourrait bien constituer un grand pas en avant (je risque cette suggestion). Nous pouvons alors, dans le principe, éclairer un dernier point : 76. OEuvres complètes, tome XXII, p. 323-324. 187 les analyses concrètes de Marx et de Lénine montrent clairement ce qu¹il en est du « moteur » de la transformation du mode de production. Reprenant une formulation qui lui avait d¹abord permis de réfléchir la crise économique de 1847-1848, Marx avait parlé, dans la célèbre préface de 1859 à la Critique de l¹économie politique, de « contradiction entre le développement des forces productives et la nature des rapports de production ». Mais cette formulation présente l¹inconvénient, comme la suite l¹a amplement démontré, de suggérer une interprétation doublement inexacte : d¹une part un mouvement autonome des forces productives, extérieur à la lutte de classes, et par là même inexplicable ; d¹autre part une fixité immuable des rapports de production, aussi longtemps que n¹intervient pas une « révolution ». Il convient, à la lumière du Capital et de l¹Impérialisme notamment, de rectifier cette formulation : ce qu¹ils analysent, c¹est le développement contradictoire des forces productives, la contradiction dans le développement des forces productives, sous l¹effet du rapport de production et d¹exploitation fondamental qui y est historiquement réalisé, contradiction qui est donc pratiquement indissociable de luttes de classes spécifiques. Pour reprendre une formulation devenue proverbiale, ce qu¹il faut mettre en « correspondance » historique, ce n¹est pas le moulin à eau et le seigneur féodal, la machine à vapeur et le capitaliste, a fortiori la calculatrice électronique et le socialisme ou le communisme : ce sont les contradictions de la mécanisation et de la division du travail dans la grande industrie avec le capitalisme et la révolution prolétarienne, dont il produit inéluctablement, sinon soudainement, les conditions. Nous voici donc ramenés à notre point de départ : la lutte de classes, en tant que concept général du mouvement des rapports sociaux. Et nous pouvons en caractériser abstraitement la structure. Prolétariat et bourgeoisie se constituent par leur antagonisme, qui divise la société en permanence, sous une forme latente ou manifeste. A la base de cet antagonisme, le rapport de production caractéristique du mode de production dominant : le capital, c¹est-àdire l¹extraction de plus-value. L¹histoire du rapport de production, donc l¹histoire des formes de l¹exploitation et des conditions de sa reproduction, commandent la structure des classes. Mais, nous l¹avons indiqué, si prolétariat et bourgeoisie se définissent l¹un et l¹autre par leur rapport au capital, comme effets de son développement, ce rapport est d¹emblée dissymétrique. On peut aller jusqu¹à dire : prolétariat et bourgeoisie ne sont pas des « classes » dans le même sens du terme, comme deux cas particuliers d¹un même type général. Il n¹y a pas de classe en général, il n¹y a qu¹une problématique générale de l¹exploitation, donc de la 188 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES division de la société en classes à chaque fois singulières 77. Le caractère scientifique du concept marxiste des classes, irréductible à toute sociologie empirique ou formaliste, se signale précisément dans cette dissymétrie : le concept de classe échappe dès lors à l¹abstraction des classements et des classifications et il peut être investi dans l¹analyse historique des contradictions qui résultent de l¹exploitation et la développent. Mais résumons le principe de cette dissymétrie. Le prolétariat se constitue dans la sphère de la production et dans le procès de reproduction de la force de travail, directement incorporée au procès de travail. La « substance » de la valeur (et le capital n¹est que de la valeur accumulée), c¹est son temps de travail, qui fait vivre toute la société. Pour faire la théorie historique du prolétariat, il faut donc se régler sur le fait suivant : le rapport des prolétaires aux capitaux individuels (et à leurs « représentants » bourgeois) n¹est jamais que l¹expression et le moyen de leur rapport au capital social dans son ensemble 78. La bourgeoisie se constitue à partir de la sphère de la circulation dont, pour elle, la production n¹est qu¹un moment. Le capitaliste devient organisateur de la production (et recrute ses organisateurs en sous-ordre) en tant que représentant des capitaux qu¹il fait circuler. Pour faire la théorie historique de la bourgeoisie comme classe (qui n¹est pas la théorie des origines précapitalistes de la bourgeoisie, dans les conditions de l¹ « accumulation primitive », mais surtout la théorie de ses transformations et des formes de sa domination), il faut donc : ‹ d¹une part, avoir déjà analysé la production de plus-value et le rôle du prolétariat, dans les conditions propres à chaque époque ; 77. Que de vaines polémiques pour définir, par exemple, la paysannerie comme classe sur le modèle du prolétariat, alors que, dès Le 18 Brumaire, Marx avait montré que ce qui la constitue comme telle est aussi ce qui oppose son procès de constitution à celui du prolétariat : la dispersion de producteurs individuels et concurrents ! Mais que de difficultés aussi, chez les théoriciens du prolétariat, à se libérer du schéma symétrique : la bourgeoisie actuelle (ou la « grande bourgeoisie »), réduite à « deux cents familles », semble alors s¹amenuiser et s¹évanouir ! Illusion qui ne sert que trop bien les intérêts de la bourgeoisie : elle ne cherche nullement à se faire voir comme classe. 78. Cf. Le Capital, livre I, chap. 23 et 24. Rappelons, pour éviter toute équivoque, que « capital individuel » ne désigne pas le capital en tant que propriété d¹un individu unique, mais n¹importe quelle fraction autonome du capital (qui peut être considérable), circulant séparément. C¹est précisément pour assurer cette circulation séparée que chaque fraction du capital social doit tomber sous un droit de propriété défini : mais les « capitaux publics » sont, de ce point de vue, tout aussi « individuels » que les capitaux privés ». Ce droit de propriété se définit toujours à partir de la forme argent du capital. 189 ‹ d¹autre part se régler sur le fait suivant : le rapport des capitalistes et de l¹ensemble de la classe bourgeoise au capital social ne se réalise que dans leur rapport aux capitaux individuels et aux formes « développées » (Marx) de leur reproduction. C¹est pourquoi la théorie de la bourgeoisie comme classe n¹est jamais possible du point de vue de la bourgeoisie elle-même : elle n¹est possible que du point de vue du prolétariat. Etudier le rapport social capitaliste (et l¹ensemble des rapports de production) du point de vue du prolétariat, c¹est subordonner l¹analyse du mouvement des capitaux individuels à celle du mouvement du capital en général, tel qu¹il se reflète dans chaque procès de production où se développent les formes concrètes de l¹exploitation, puis dans le procès d¹ensemble de reproduction des conditions de la production. C¹est donc subordonner l¹analyse du profit à celle de la plus-value 79. C¹est reconnaître que la recherche du profit et la concurrence des capitaux individuels, même à l¹échelle des firmes monopolistes géantes qui s¹affrontent sur le marché mondial, ne sont pas, en dernière analyse, les moteurs du développement historique de l¹exploitation. Elles sont seulement, comme le dit Marx, la façon dont « les tendances immanentes de la production capitaliste se réfléchissent dans le mouvement des capitaux individuels, se font valoir comme lois coercitives de la concurrence, et, par cela même, s¹imposent aux capitalistes comme mobiles de leurs opérations 80 ». Lois » externes » : lois inéluctables, mais inexplicables à leur propre niveau. C¹est l¹extraction de plus-value et son accumulation en vue d¹une nouvelle extraction qui commandent la recherche du profit. Ce sont les conditions historiques de l¹exploitation qui déterminent la forme sous laquelle peut se réaliser le profit. Elles se transforment au cours des phases successives de l¹histoire du capitalisme. L¹économie politique, en tant que « science » du mouvement des capitaux (donc « science » du mouvement de l¹argent et des marchandises comme produits de capitaux, et « science » du mouvement différentiel des fractions de capitaux individuels plus ou moins 79. Il ne peut donc évidemment pas s¹agir de mettre au principe de la théorie une représentation de la somme des capitaux individuels, une analyse « macro-économique » du type de celle que développe l¹économie politique depuis que la concentration capitaliste a donné corps aux techniques de « comptabilité nationale ». Une somme de capitaux individuels n¹est pas le capital social comme procès, ce n¹est qu¹une somme. De même qu¹une somme de profits n¹est pas la plus-value, un taux général de profit n¹est pas le taux de la plus value. Marx le démontre au livre III du Capital. 80. Le Capital, livre 1, chap. 12. 190 PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES longuement « fixés » dans la production 81), réalise par principe le point de vue (théorique) de la bourgeoisie. Le mouvement de la plus-value ne peut s¹y refléter qu¹indirectement, dans des conditions où la transformation de la plus-value en profit est toujours déjà réalisée (et son mécanisme toujours déjà masqué par la représentation comptable des facteurs de la production en tant que facteurs de la variation du profit). L¹économie politique en ce sens n¹a pas d¹histoire théorique propre : elle n¹a que l¹histoire des effets de la transformation du profit et de leur représentation (en particulier l¹histoire des problèmes techniques et théoriques posés par l¹adaptation de la comptabilité capitaliste aux dimensions historiques nouvelles de la reproduction des capitaux individuels). C¹est seulement sur la pierre angulaire d¹une définition correcte de la plus-value et d¹une conception des classes sociales dans le mode de production capitaliste immédiatement rattachée à son histoire que le matérialisme historique peut se développer, et nous procurer les moyens d¹analyser les formations sociales actuelles. Prolétariat et bourgeoisie, dans la lutte qui les oppose au sein de chaque conjoncture historique, n¹ont jamais la même « base » de départ, la même « base d¹appui ». C¹est ce qui nous permet aussi, dans le principe, de comprendre l¹inégalité caractéristique de la lutte de classes (dont Mao, de nos jours, a fait la théorie) au double sens du développement inégal des classes et de l¹inégalité de leur rapport de forces, que la lutte même transforme. Les luttes de classes du prolétariat et de la bourgeoisie opposent deux « adversaires », c¹est-àdire deux systèmes de forces qui, certes, s¹affrontent pour un même enjeu (depuis l¹enjeu particulier de telle grève revendicative, de telle lutte contre les cadences de travail ou la déqualification, contre la baisse des salaires réels ou les licenciements, etc., jusqu¹à cet enjeu supérieur, qui décide de tout : le pouvoir politique). Mais ces deux adversaires, pour le dire métaphoriquement, ne sont pas face à face, ne se font jamais exactement face, parce que leurs objectifs et leurs armes ne relèvent ni des mêmes conditions ni de la même « logique ». Les adversaires ne sont pas ici comme les deux combattants d¹un duel, dont chacun est indépendant de l¹autre, munis chacun 81. Cf. l¹analyse critique par Marx de la distinction du « capital fixe » et du « capital circulant », qui est à la base de l¹économie classique (livre II du Capital). Les économistes actuels ont raffiné ces distinctions en en consenant la problématique : cf. J. MAIRESSE, L¹Evaluation du capital fixe productif, méthodes et résultats, Collections de l¹I.N.S.E.E., Paris, 1972. 191 d¹une lance et d¹un bouclier semblables 82, entre qui la différence serait seulement de leur force inégale et du changement de ce rapport de forces (le plus faible se renforce, le plus fort s¹affaiblit au cours de l¹histoire). Les classes ne sont pas face à face comme des individus immuables : chaque classe se transforme dans la lutte. Cette transformation a pris historiquement une figure privilégiée (avec des variantes propres à chaque conjoncture nationale) : unifier le prolétariat, c¹est diviser la bourgeoisie (précisément ce que certains partis communistes, dans les années 20, à l¹époque de la stratégie « classe contre classe », avaient méconnu). C¹est pourquoi aussi, et quelle qu¹ait été l¹utilité pour le marxisme de s¹assimiler les leçons théoriques de l¹art militaire, la théorie marxiste de la lutte des classes se distingue fondamentalement de la stratégie et de la tactique militaire classiques. Celles-ci n¹ont jamais eu à penser (à propos des guerres féodales et, surtout, bourgeoises) que l¹affrontement d¹adversaires semblables, au degré d¹organisation près (même sous la forme extrême de la guerre qui oppose un Etat national de conquête à une résistance nationale populaire, bien que cette situation contienne déjà les éléments d¹un autre type de lutte, une lutte de classes antagonistes, entre producteurs et exploiteurs). C¹est la lutte de classes qui commande la stratégie, et non l¹inverse. L¹histoire de la lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat n¹est pas seulement l¹évolution d¹un rapport de forces, c¹est aussi le déplacement du lieu même de la lutte, du terrain (économique et politique, donc idéologique) de la classe « dominante » vers celui de la classe « dominée » (à partir de sa place dans la production). Le prolétariat vise le pouvoir d¹Etat (dans cette forme supérieure de la lutte de classe qu¹est la lutte politique), non pour s¹y installer et pour le consacrer, mais pour l¹abolir. 82. Ou comme le duel de la lance et du bouclier, dont le face-à-face n¹est dissymétrique qu¹en apparence, superficiellement, puisque l¹un est l¹image inversée de l¹autre, l¹arme offensive correspondant exactement à l¹arme défensive. Depuis quelque temps nos intellectuels parisiens ont découvert le chinois. Bravo ! Ils se sont avisés que le mot signifiant, en chinois, « contradiction », était l¹unité des deux caractères de la « lance » et du « bouclier », et ils s¹émerveillent de ce que la dialectique soit ainsi congénitale à la langue et à la culture chinoises. On peut, sans outrecuidance, leur conseiller d¹abandonner les jeux étymologiques et de lire un peu Mao, pour voir comment sa conception de la contradiction, qui développe Marx et Lénine, se sépare d¹entrée de jeu de cette image idéaliste de la contradiction, et lui substitue un concept matérialiste. 192 Annexe LÉNINE, LES COMMUNISTES ET L¹IMMIGRATION Au rédacteur en chef de L¹Humanité Cher camarade, Je viens de lire, en même temps que tous les lecteurs de L¹Humanité, la chronique historique de Jean Bruhat « Sur les travailleurs immigrés 1 », qui nous invite à la réflexion collective, sur unè question que l¹actualité a imposée à l¹attention de tous les communistes : c¹est pourquoi je te demanderai à mon tour l¹hospitalité des colonnes de notre journal pour quelques remarques sur le même sujet. Mais auparavant, qu¹il me soit permis de saluer, certain d¹interpréter le sentiment général, la qualité et la portée politique des chroniques de Jean Bruhat : concevant le passé du mouvement ouvrier dans une perspective de combat, dénuée cependant de toute apologétique, elles nous apportent des informations indispensables à toute connaissance du présent, elles nous montrent la voie d¹une analyse critique, marxiste et léniniste, des tendances actuelles de l¹histoire du mouvement ouvrier, elles donnent ainsi à notre éducation politique permanente une contribution remarquable. Je reviens à la question des travailleurs immigrés. Jean Bruhat s¹est volontairement limité à l¹examen des faits de la première période de l¹histoire du capitalisme industriel, contemporain de la constitution du mouvement ouvrier international. Sous quelles formes nouvelles la question s¹est-elle développée ensuite ? Aux textes cités par Jean Bruhat, on peut ici en ajouter plusieurs autres, notamment de Lénine. 1. L¹Humanité du 15 mai 1973. 195 Lénine et l¹immigration En octobre 1913, Lénine publie un article peu connu sur « Le capitalisme et l¹immigration des ouvriers 2 ». Il y indique que le capitalisme « a créé une sorte particulière de transmigration des peuples. Les pays dont l¹industrie se développe rapidement utilisent davantage de machines et évincent les pays arriérés du marché mondial, relèvent chez eux les salaires au-dessus de la moyenne et attirent les ouvriers salariés des pays arriérés. Des centaines de milliers d¹ouvriers sont ainsi transplantés à des centaines et des milliers de verstes. Le capitalisme avancé les fait entrer de force dans son tourbillon, les arrache à leurs contrées retardataires, les fait participer à un mouvement historique mondial et les met face à face avec la classe internationale puissante et unie des industriels ». Cette constatation conduit aussitôt Lénine à la remarque suivante : « Nul doute que seule une extrême misère force les gens à quitter leur patrie, que les capitalistes exploitent de la façon la plus éhontée les ouvriers émigrés. Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressive [souligné par Lénine] de cette moderne migration des peuples. Il n¹y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme, sans lutte des classes sur son terrain. Or c¹est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l¹existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés nationaux, en rassemblant les ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d¹Amérique, d¹Allemagne, etc. » Et Lénine examine alors la base économique de l¹immigration, constituée par le développement inégal du capitalisme : citant les statistiques de l¹immigration aux U.S.A. et en Allemagne, il montre que la progression de l¹immigration des travailleurs ne cesse de s¹accentuer, mais que sa structure a changé à partir de 1880-1890 : alors que dans la période précédente l¹émigration européenne provenait essentiellement des « vieux pays civilisés » (Angleterre et Allemagne), où le capitalisme se développait le plus vite, ce sont désormais les pays « arriérés » (en commençant par l¹Europe orientale) qui fournissent à l¹Amérique et aux autres pays capitalistes « avancés » des travailleurs de moins en moins qualifiés. Dans ces conditions, d¹une part « les pays les plus arriérés du vieux monde, ceux qui ont conservé le plus de vestiges du servage dans tout leur système 2. Paru dans Za Pravdou ; cf. OEuvres complètes, tome XIX, p. 488-491. 196 LÉNINE, LES COMMUNISTES ET L¹IMMIGRATION de vie, passent pour ainsi dire par l¹école forcée de la civilisation » (c¹est-à-dire du capitalisme), mais aussi ce processus accentue l¹ « arriération » des pays déjà les plus retardataires, transformés en fournisseurs massifs de main-d¹oeuvre. Cependant, passant du plan économique au plan politique, Lénine note que si les travailleurs russes sont en ce sens les plus attardés, ils sont par ailleurs en avance dans la lutte contre les tentatives de division raciste de la bourgeoisie : « Les ouvriers de Russie, comparés au restant de la population, sont l¹élément qui cherche le plus à échapper à ce retard et à cette sauvagerie [...] et qui s¹unit le plus étroitement aux ouvriers de tous les pays pour former une seule force mondiale de libération. » Immigration et impérialisme J¹ai longuement cité l¹article de Lénine pour bien mettre en évidence le double problème que pose d¹emblée l¹immigration : problème de ses causes économiques et de leur transformation dans l¹histoire du capitalisme, problème de ses effets politiques sur la lutte du prolétariat. Pour se convaincre de l¹extrême importance de ces problèmes, il suffit de relire L¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme 3. Lénine y analyse de façon beaucoup plus large le renversement de tendance dans l¹émigration des travailleurs comme un aspect fondamental de l¹impérialisme, stade du « parasitisme et de la putréfaction du capitalisme », en même temps que les contradictions dans le progrès des forces productives, et que la transformation dans la structure des classes des pays impérialistes (marquée par la formation de « l¹aristocratie ouvrière » et par la baisse relative du nombre des producteurs). Ces caractéristiques sont organiquement liées, et elles conduisent à nouveau Lénine à en souligner les conséquences politiques, y compris les conséquences négatives (« la tendance de l¹impérialisme à diviser les`ouvriers, à renforcer parmi eux l¹opportunisme, à provoquer la décomposition momentanée du mouvement ouvrier »). L¹analyse de Lénine est d¹autant plus actuelle qu¹elle ouvre, sans les résoudre définitivement, une série de problèmes théoriques et pratiques. Elle nous oblige à considérer l¹immigration, les conditions de vie et de travail des travailleurs immigrés, à partir de la théorie de l¹impérialisme, hors duquel ses formes actuelles resteraient inintelligibles. La connaissance concrète des causes et des effets de l¹immi- 3. OEuvres complètes, tome XXII, p. 305. 197 gration est, réciproquement, un fil conducteur vers la connaissance de l¹impérialisme, c¹est-à-dire du capitalisme dans son stade actuel. Jean Bruhat, citant Marx, montre l¹importance de la concurrence entre les travailleurs eux-mêmes dès les débuts du capitalisme industriel. Or cette concurrence n¹est pas un phénomène passager ou secondaire, elle est la base même des rapports de production capitalistes, qui opposent la masse des travailleurs individuels, « libres » vendeurs de leur force de travail, au capital propriétaire des moyens de production, de plus en plus concentrés. Elle est la base du salariat comme mode d¹exploitation de la force de travail, et ne pourra disparaître qu¹avec lui, à mesure du développement révolutionnaire de nouveaux rapports de production, des rapports de production communistes. Il est vrai que les formes de cette concurrence se transforment historiquement : mais cette transformation ne fait que substituer aux simples pratiques d¹embauche périodique dans des pays voisins, où le « taux de salaire national » est plus bas 4, une « organisation » plus complexe du marché du travail, réellement internationale, disposant les unes à côté des autres, les unes contre les autres, de grandes masses ouvrières de « qualification » différente, inégale. Cette transformation n¹est autre que le développement même des rapports de production capitalistes. Il est vrai aussi que les luttes de la classe ouvrière, les progrès de son organisation, tendent à contrecarrer les effets de la concurrence, et obligent le capital (dont la bourgeoisie n¹est que l¹instrument) à chercher sans cesse de nouvelles méthodes d¹embauche, de sélection et d¹utilisation des travailleurs, de nouvelles sources de force de travail : c¹est que, précisément, le développement des rapports de production capitalistes résulte d¹une lutte de classes quotidienne et ininterrompue. Immigration et révolution technique Mais il faut faire un pas de plus : comme l¹indique encore Jean Bruhat, la lutte autour du salaire (comprimer les salaires pour les uns, défendre leur salaire pour les autres) est la donnée première. Mais ce n¹est pas tout : car le développement de l¹exploitation capitaliste combine étroitement la pression sur les salaires, l¹allongement de la durée du travail et la transformation (technique) du mode de production lui-même, qui permet d¹élever à la fois la productivité et l¹intensité du travail. On touche par là à des problèmes aujour- 4. Cf. MARX, Le Capital, livre I, chap. 22. 198 LÉNINE, LES COMMUNISTES ET L¹IMMIGRATION d¹hui brûlants, qui concernent tous les effets de la « révolution industrielle » incessante du capitalisme. En particulier au travail des « O.S. » dans la grande industrie mécanique, électronique, etc. Et voici le point important : il ne faut pas examiner séparément, de façon éclectique, les aspects actuels de l¹exploitation qui sont liés à la mécanisation, à la parcellisation du travail, à son intensification, et ceux qui sont liés à la concurrence internationale entre les travailleurs, à l¹immigration. Ces aspects se conditionnent l¹un l¹autre. Il faut donc, comme le prouvent tant de luttes récentes, y reconnaître les aspects d¹un même processus surdéterminé. Ce n¹est nullement un hasard si, dans la plupart des grands pays impérialistes, la proportion de travailleurs immigrés est maximale sur les chaînes de fabrication et de montage, sur les chantiers du bâtiment et des travaux publics, là où la force de travail est soumise à une exploitation intense, qui l¹use avec une effrayante rapidité, et exige son renouvellement accéléré. Dans sa remarquable enquête 5, Jacques Frémontier montrait éloquemment (ou plutôt il laissait les travailleurs eux-mêmes montrer) que la division des ouvriers « qualifiés » et des « O.S. », souvent fort mince ou artificielle au plan des qualités professionnelles réelles ou même des conditions de travail, tire sa persistance du fait qu¹elle recoupe massivement la division des travailleurs « nationaux » et « étrangers », y compris la coupure politique et culturelle qui vient la renforcer et la perpétuer. Il s¹agit donc de comprendre à partir de là comment les caractéristiques de l¹impérialisme, au niveau des rapports internationaux de production, se reflètent nécessairement dans le procès de production immédiat, dans les formes sous lesquelles le capitalisme ne cesse de transformer les forces productives existantes, dans la forme complexe des luttes de classes qui sont inscrites au coeur même de la production. Les communistes et l¹immigration Malgré la brièveté de ces indications, on peut maintenant comprendre l¹extrême importance politique du problème de l¹immigration, pour le prolétariat et ses organisations. Dans les conditions nouvelles de notre époque, la présence des travailleurs immigrés et leur lutte font de l¹internationalisme plus que jamais la condition même de la lutte de libération des travail- 5. La Forteresse ouvrière, Fayard, 1971. 199 leurs, comme l¹ont toujours soutenu et expliqué Marx et Lénine : elles exigent que cet internationalisme trouve des moyens toujours plus concrets, plus organiques, de s¹affirmer. L¹avenir même des travailleurs de chaque pays en dépend, dès lors qu¹ils n¹ont plus seulement à combattre parallèlement, et chacun pour son compte, un même adversaire, mais à constituer partout les « détachements » d¹une seule force combinée, amalgamée. Ainsi le développement même de l¹impérialisme débouche sur une nouvelle forme, supérieure, de l¹internationalisme, sur une nouvelle étape de l¹histoire du mouvement ouvrier. De plus, en attirant notre attention sur les formes successives qui permettent au capital, malgré les luttes ouvrières, de développer la concurrence entre les travailleurs, qui est la base de leur exploitation, la question de l¹immigration nous montre à nouveau concrètement pourquoi le mouvement ouvrier doit mener une lutte constante contre les pièges de l¹économisme : laissant à la lutte syndicale toute sa juste place, irremplaçable, elle nous montre en même temps la nécessité absolue de la lutte politique unie des travailleurs « nationaux » et « immigrés », pour la révolution socialiste qui, seule, permettra de détruire toutes les bases de l¹exploitation. Je citerai une dernière fois Lénine, qui écrivait en octobre 1917, à propos de la révision du programme du Parti bolchevique : « Adopter la proposition de Sokolnikov : dans le paragraphe qui traite du progrès technique et de l¹accroissement du travail des femmes et des enfants, ajouter : ³ de même la main-d¹oeuvre étrangère non spécialisée, importée des pays arriérés ². Addition précieuse et nécessaire. Précisément cette exploitation d¹ouvriers plus mal rétribués venus des pays arriérés est caractéristique de l¹impérialisme. C¹est en particulier sur elle qu¹est fondé, pour une part, le parasitisme des pays impérialistes riches qui corrompent une partie de leurs ouvriers à l¹aide d¹un salaire plus élevé, tout en exploitant sans mesure et sans vergogne la main-d¹oeuvre étrangère ³ bon marché ². Ajouter les mots ³ plus mal rétribués ² et ³ souvent privés de droits ² car les exploiteurs des pays ³ civilisés ² profitent toujours de ce que la main-d¹oeuvre étrangère importée est privée de droits. C¹est ce qu¹on observe constamment non seulement en Allemagne à l¹égard des ouvriers russes, plus exactement venus de Russie, mais aussi en Suisse à l¹égàrd des Italiens, en France à l¹égard des Espagnols et des Italiens, etc. 6. » (Souligné par Lénine.) On le voit, aux yeux de Lénine, c¹est finalement sur le terrain de la lutte et de l¹organisation politiques que les travailleurs de toute nationalité peuvent forger leur unité nécessaire. Mais cette unité 6. OEuvres complètes, tome XXVI, p. 170. 200 LÉNINE, LES COMMUNISTES ET L¹IMMIGRATION n¹est pas spontanément acquise, elle doit être conquise contre les rapports d¹exploitation développés par l¹impérialisme, au prix d¹une lutte politique et idéologique difficile. C¹est, plus que jamais, l¹objectif primordial des communistes qui, selon le mot d¹ordre de Marx, « dans les différentes luttes nationales des prolétaires mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat », et « dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité 7 ». Confronté au développement des luttes que mènent les travailleurs immigrés, à leurs formes originales, à leurs difficultés, l¹opportunisme « de gauche » veut voir dans l¹immigration le « vrai » prolétariat, la réalisation d¹une idée mythique du prolétariat, il exalte les divisions, et les renforce, pour le plus grand profit du capital. De son côté l¹opportunisme « de droite » nie la réalité de ces divisions, des contradictions développées par l¹impérialisme dans la classe ouvrière elle-même, soit pour laisser les immigrés à leur sort, soit pour considérer qu¹ils posent un simple problème d¹inégalité économique, juridique et sociale, n¹appelant qu¹une amélioration du sort des plus « défavorisés ». Quant à nous, communistes, nous regardons d¹autant mieux ces contradictions en face, pour en reconnaître les causes objectives et les limites, que toute notre action vise davantage à les surmonter. Nous savons que la classe ouvrière tout entière peut ainsi espérer une formidable libération d¹énergie révolutionnaire, un grand pas en avant vers son émancipation 8. 7. Manifeste communiste. 8. Cet article a paru dans L¹Humanite du 8 juin 1973. 201 IV SUR THE DIALECTIQUE HISTORIQUE Quelques remarques critiques à propos de Lire Le Capital De nombreuses critiques ont été adressées aux thèses et aux formulations avancées dans Lire Le Capital. Inversement, celles-ci ont été abondamment invoquées et utilisées parmi ceux qui, en France et à l¹étranger, tentent de poser et de résoudre les problèmes théoriques des sciences dites sociales sur le terrain du matérialisme historique. Il devient possible, dans ces conditions, de prendre un peu de recul par rapport à ce qui n¹était explicitement qu¹une première tentative d¹élaboration, nécessairement destinée à une série de rectifications dans le travail collectif. Je crois de plus que ce n¹est pas inutile. Je voudrais ici, pour ma part, et sans privilège aucun, contribuer à cette rectification sur quelques points qui concernent mon propre essai « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique 1 ». L¹occasion m¹en a été fournie notamment par les questions détaillées d¹un groupe de jeunes philosophes anglais que je veux remercier de leur lecture sans concession 2. Je considérerai tour à tour : ‹ Certaines formulations concernant le « fétichisme de la marchandise », dont j¹avais alors pris argument pour tenter d¹élaborer la catégorie matérialiste de « détermination en dernière instance » dans l¹histoire des formations sociales ; ‹ La catégorie de détermination en dernière instance elle-même : elle peut sembler le moyen de réduire le matérialisme historique à une « théorie générale des modes de production » ; ‹ La définition juste du concept de « mode de production » et l¹usage qu¹il faut en faire pour rompre réellement avec toute pro- 1. Lire Le Capital, Maspero, 1965, tome II, p. 187-332. Réédition avec quelques corrections et ajouts dans la Petite Collection Maspero, 1968, tome II p. 79 à 226. Je citerai cette 2e édition : L.L.C. 2. Cf. Theoretical Practice, 13 Grosvenor Avenue, London N 5, nos 7 et 8, janvier 1973. 205 blématique idéologique (bourgeoise) de la périodisation historique, donc de la transition révolutionnaire. En revenant sur ces points limités, mais importants, j¹ai en vue un triple objectif : insister à nouveau sur la rigueur scientifique des concepts généraux qui sont investis dans les analyses concrètes de Marx ; parer à toute déviation formaliste dans la mise en oeuvre de ces concepts ; et en particulier à toute tentation de substituer les concepts généraux à leur développement dans l¹analyse concrète effective. Ces orientations sont plus que jamais importantes, à raison même du travail de ces dernières années. 1. A propos de la « théorie du fétichisme » Le premier point sur lequel je voudrais revenir concerne l¹usage que j¹avais fait des formulations de Marx à propos du « fétichisme de la marchandise 3 ». Ce texte célèbre, dont on a cru pouvoir faire le point de départ d¹une théorie du fétichisme, qui serait essentielle au matérialisme historique et, plus encore, à la « théorie marxiste de la connaissance », a joué depuis longtemps un rôle considérable dans l¹histoire des investigations et des controverses portant sur la dialectique après Marx. Ce n¹est évidemment pas par hasard. Il faudra bien, un jour prochain, consacrer à cette utilisation une analyse historique spéciale, à la fois critique et complète. On pourra ainsi, en particulier, distinguer clairement dans la tradition marxiste deux tendances tout à fait opposées, par leur point de départ et par leurs objectifs. D¹un côté celle que représente Lénine qui, dans son essai inachevé A propos de la dialectique 4, invoque la dialectique de la marchandise, exposée par Marx au début du Capital, mais sans faire allusion au fétichisme, et pour illustrer sa thèse fondamentale : l¹universalité objective de la contradiction. De l¹autre, Lukács et ceux qui, comme lui ou après lui, insistent au contraire sur le fétichisme (d¹où procède le thème de la « réification » des rapports humains dans la société marchande) pour mieux replacer, en fait, le problème de la contradiction (et des contradictions historiques) sous la juridiction du problème philosophique de la conscience et de ses formes authentiques ou aliénées. On retrouve ici, schématiquement, les deux 3. Le Capital, livre I, chap. I, § 4 : « Le caractère (de) fétiche de la marchandise et son mustère. » 4. OEuvres complètes, tome XXXVI, p. 367-372. 206 versants, opposés, de Hegel et de l¹ « hégélianisme » dans l¹histoire du marxisme. Je ne puis développer ici cette analyse. Mais je voudrais, pour en poser les jalons, examiner quelques problèmes soulevés par les formulations de Marx, en prenant prétexte de l¹usage que j¹en avais fait dans Lire Le Capital. La référence au fétichisme s¹y introduisait en effet au cours de l¹examen que je consacrais à une autre question générale, elle aussi classique : celle de la « détermination en dernière instance » dans l¹histoire des formations sociales, donc celle de la structure des modes de production historiques. J¹écrivais dans Lire Le Capital : « Par une double nécessité, le mode de production capitaliste est à la fois celui dans lequel l¹économie est reconnue le plus aisément comme le ³ moteur ² de l¹histoire, et celui dans lequel l¹essence de cette ³ économie ² est par principe méconnue (dans ce que Marx appelle le ³ fétichisme ²). [...] Marx substitue à la fausse conception de cette ³ économie ² comme rapport entre les choses sa véritable définition comme système de rapports sociaux. Il y présente en même temps l¹idée que le mode de production capitaliste est le seul dans lequel l¹exploitation (l¹extorsion de surtravail), c¹est-à-dire la forme spécifique du rapport social qui relie les classes dans la production, soit ³ mystifiée ², ³ fétichisée ² sous la forme d¹un rapport entre les choses elles-mêmes. Cette thèse est la conséquence directe de la démonstration qui porte sur la marchandise... [mais] la thèse de Marx ne signifie pas que, dans [les] modes de production différents du capitalisme, la structure des rapports sociaux soit transparente aux agents. Le fétichisme n¹y est pas absent, mais déplacé (sur le catholicisme, la politique, etc.). [...] Ce point [...] est, dans son principé, très clairement lié au problème de la détermination en dernière instance. En effet, il apparaît que la ³ mystification ² porte précisément non sur l¹économie (le mode de production matérielle) en tant que telle, mais sur celle des instances de la production sociale qui, selon la nature du mode de production, est déterminée à occuper la place de la détermination, la place de la dernière instance 5. » Dans ce texte, on le voit, la question du fétichisme intervenait de façon indirecte : je me servais, d¹une façon en somme empirique, du fait que, précisément dans la section du Capital sur le « fétichisme de la marchandise », Marx esquisse un tableau comparatif de la manifestation des rapports sociaux dans différents modes de production réels ou simplement possibles (comme le « commùnisme », 5. L.L.C., p. 100-103. 207 et même l¹économie imaginaire de Robinson), selon que les produits du travail y prennent ou non la forme de marchandises. Ce tableau comparatif (dont je rappellerai les termes dans un instant) apparaissait ainsi comme une sorte de typologie, permettant de remonter jusqu¹aux caractéristiques structurales du mode de production capitaliste, comparé à d¹autres structures historiques possibles. Le fétichisme de la marchandise, qui règne dans le mode de production capitaliste, à la fois comparable à d¹autres effets de « mystification, idéologique et différent d¹eux, pouvait figurer comme l¹indice discriminant entre différentes formes de « détermination », de causalité historique. Ce rapprochement, étayé sur certaines formulations de Marx, signifiait-il pour autant que la théorie de la « détermination en dernière instance , dût passer par une théorie du fétichisme ? Est-ce à dire qu¹il faille inclure le phénomène du « fétichisme » dans le mécanisme même de la « détermination en dernière instance » ? Mais toute réponse à ce type de question (ou plutôt toute nouvelle formulation, rectifiée, de la question même) présuppose une conception claire de ce que représente, dans la théorie de Marx, le « fétichisme de la marchandise », et une analyse critique de sa définition. Revenons donc au texte de Marx, et rappelons-en d¹abord la place dans l¹ordre d¹exposition du Capital. L¹analyse du fétichisme et sa place dans « Le Capital » La première section du Capital étudie « la marchandise et l¹argent », c¹est-à-dire le procès de circulation marchande, sous sa forme sociale la plus générale. Elle est antérieure à toute définition du capital, à toute analyse du procès de production capitaliste. En effet, le mode de production capitaliste apparaît comme un mode de production de marchandises, en vue de l¹échange et non de la consommation directe des produits du travail, et dont tous les facteurs (moyens de production, force de travail) sont eux-mêmes déjà des marchandises. Dans la première section, la production capitaliste n¹apparaît ainsi encore que comme « production marchande », du point de vue de la circulation de ses produits et de la forme sociale qu¹elle leur confère. Dans le premier chapitre, Marx a successivement développé trois points, qui constituent l¹analyse de la marchandise ou, mieux, l¹analyse de la forme marchandise (die Warenform). D¹abord le double aspect immédiat de la marchandise : objet d¹usage et valeur (donc quantité déterminée de valeur). Ensuite, pour expliquer ce 208 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE double aspect, le « double caractère » du travail social : travail « concret » et travail « abstrait », c¹est-à-dire division du travail entre différentes branches qualitativement distinctes, puis équivalence quantitative des différents travaux, en tant que dépense de force de travail humaine, sous des rapports sociaux déterminés qui commandent la division du travail. Enfin, sur cette base, Marx expose le développement de la forme valeur, la forme sociale sous laquelle l¹équivalence des travaux matérialisés dans des marchandises distinctes se manifeste comme une propriété des marchandises ellesmêmes, dans l¹échange, depuis la forme valeur simple jusqu¹à la forme générale dans laquelle une marchandise particulière (l¹argent) apparaît comme l¹équivalent universel de toutes les autres. Cette analyse est la base théorique sur laquelle est construit tout l¹exposé de la circulation. Le point essentiel en est l¹exposé du « double caractère » du travail social, qui met en évidence la détermination des rapports d¹échange par la structure de la production sociale, que Marx analysera plus loin en détail. Comme le dit Marx 6 : « [...] ce qu¹il y a de meilleur dans mon livre, c¹est 1) (et c¹est sur cela que repose toute l¹intelligence des faits) la mise en relief, dès le premier chapitre, du caractère double du travail, selon qu¹il s¹exprime en valeur d¹usage ou en valeur d¹échange ; 2) l¹analyse de la plus-value indépendamment de ses formes particulières [... que] l¹économie classique confond constamment avec la forme générale. » Et encore 7 : « [...] tant que la détermination de la valeur par le temps de travail reste aussi peu ³ déterminée ² que chez Ricardo lui-même, elle ne fait pas trembler les gens. Par contre, dès qu¹elle est mise exactement en corrélation avec la journée de travail et ses variations, ils voient s¹allumer un lustre qui leur est fort désagréable [...]. Une chose bien simple a échappé à tous les économistes sans exception, c¹est que si la marchandise a le double caractère de valeur d¹usage et valeur d¹échange, il faut bien que le travail représenté dans cette marchandise possède ce double caractère lui aussi ; tandis que la seule analyse du travail sans phrase, telle qu¹on la rencontre chez Smith, Ricardo, etc., se heurte partout fatalement à des problèmes inexplicables. C¹est en fait tout le secret de la conception critique. » En particulier c¹est ce qui permet immédiatement à Marx de « résoudre » le problème que l¹économie politique n¹a jamais pu résoudre, et qui l¹a entraînée dans la voie sans issue des philosophies de la nature ou de la convention : le développement de la forme valeur (valeur d¹échange) à partir de la 6. Lettre à Engels du 24 août 1867. 7. Lettre à Engels du 8 janvier 1868. 209 définition du travail comme « source » de la valeur, et la genèse de la forme argent (de la monnaie comme rapport social). C¹est ici qu¹intervient, dans l¹exposition de Marx, l¹analyse du fétichisme. Elle entrelace trois grands thèmes, qui se laissent aisément ordonner : 1. Les marchandises, en tant que choses (Dinge), apparaissent douées d¹une propriété immédiate : la valeur. Elles ont une valeur d¹échange déterminée. Donc, indépendamment de tout rapport avec les personnes, avec les hommes, une propriété sociale qui semble leur appartenir naturellement. En vertu de cette propriété, elles entrent en rapport entre elles (elles s¹échangent dans une proportion déterminée), les hommes n¹étant que les instruments de ce rapport. Elles possèdent donc un mouvement autonome (les variations de la valeur) sur lequel les hommes n¹ont pas de prise, auquel ils sont plutôt soumis. Tel est le « mystère » de la forme marchandise. Mais l¹analyse de cette forme a montré que la valeur d¹échange (en particulier le prix) est le développement de la forme de la valeur, à partir de son contenu (le travail socialement nécessaire). « D¹où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu¹il prend la forme (de) marchandise ? manifestement de cette forme même. » Ce qui produit le mystère, c¹est que le développement de la forme valeur aboutit à une inversion : l¹équivalence entre les travaux humains dépensés sous diverses formes apparaît comme équivalence de leurs produits eux-mêmes. « Le caractère mystérieux de la forme marchandise consiste donc simplement en ceci qu¹elle reflète aux yeux des hommes les caractères sociaux de leur propre travail sous la forme de caractères objectifs (gegenständliche) des produits mêmes du travail, sous la forme de propriétés sociales naturelles de ces choses ; et donc aussi le rapport social des producteurs à l¹ensemble du travail comme un rapport social existant en dehors d¹eux, entre des objets. » Inversion analogue à celle qui, dans la religion, fait que des produits du cerveau humain apparaissent comme des êtres autonomes, en rapport avec les hommes. D¹où le terme de fétichisme de la marchandise. Mais cette inversion elle-même s¹explique par son origine « pratique » : les marchandises sont le produit de travaux privés (ce pourquoi elles apparaissent comme propriété privée), indépendants les uns des autres ; le travail social, c¹est l¹ensemble de travaux privés, qui n¹entrent en rapport que par l¹échange, donc après coup. C¹est seulement dans les formes de l¹échange des produits que le caractère social des travaux (leur égalité) peut se constituer, donc se refléter dans le cerveau des producteurs. Et donc, si, d¹un côté, « la valeur ne porte pas écrit au front ce qu¹elle est », il faut dire aussi que, « aux producteurs les rapports sociaux entre leurs travaux privés 210 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE apparaissent pour ce qu¹ils sont, c¹est-à-dire non comme rapports immédiatement sociaux des personnes elles-mêmes dans leurs travaux, mais comme rapports matériels (sachliche) des personnes et rapports sociaux des choses ». 2. Le deuxième thème de l¹analyse de Marx concerne l¹économie politique (classique) : l¹économie politique tente d¹analyser la valeur, et elle découvre sa détermination par le temps de travail social. Mais cette découverte ne dissipe aucunement l¹illusion objective dans laquelle sont pris les producteurs-échangistes. Au contraire, elle la renforce. Aux yeux des producteurs, qui s¹intéressent exclusivement à la grandeur de valeur, celle-ci semble douée d¹un mouvement naturel imprévisible ; les économistes, qui réfléchissent une production marchande développée, généralisée, font une théorie des prix : ils découvrent que le « hasard » des échanges réalise la régulation de la dépense de travail social proportionnellement à la nécessité, et font ainsi de la « loi de la valeur » une loi naturelle. Pris dans les rapports de la production marchande, les économistes ne peuvent pas analyser la forme de la valeur comme une forme sociale, historiquement déterminée (d¹où l¹oscillation permanente de leur théorie de l¹argent entre les thèmes idéologiques de la nature et de la convention). « Si les marchandises pouvaient parler... », dit Marx, elles tiendraient le langage même de l¹économiste, le langage de l¹inversion : « La richesse matérielle (valeur d¹usage) est une propriété de l¹homme, la valeur une propriété des marchandises (des choses). » En fait, c¹est l¹économiste qui, tout au long de son discours, n¹est que la voix des marchandises. Et c¹est par là que les catégories de l¹économie politique sont objectivement fondées (objektive Gedankenformen) dans les conditions historiques de la production marchandé, en tant que produits du développement de son inversion-illusion interne. 3. Pour dissiper le mystère de la marchandise, pour le démystifier, il faut donc « sortir » des rapports marchands, il faut se transporter « ailleurs », se déplacer (par la pensée). C¹est ce que fait Marx : « Les catégories de l¹économie politique bourgeoise sont des formes de pensée qui ont une validité sociale, donc une objectivité pour les rapports de production de ce mode de production sociale historiquement déterminé, la production de marchandises. Si donc nous nous en échappons vers d¹autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme du monde de la marchandise, tout ce brouillard de magie, de fantômes, qui entoure les produits du travail sur la base de la production marchande. Puisque l¹économie politique aime les robinsonnades, faisons d¹abord surgir Robinson dans son île. Modeste, comme il l¹est de naissance, il n¹en a pas moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut 211 exécuter des travaux utiles de genre différent [...]. Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu¹il s¹est créée lui-même sont simples et transparents [...]. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues. Transportons-nous maintenant de l¹île lumineuse de Robinson dans le sombre Moyen Age européen. Au lieu de l¹homme indépendant, nous trouvons ici la dépendance généralisée : serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que les autres sphères de la vie qui s¹édifient sur sa base [...]. De quelque manière donc qu¹on juge les masques sous lesquels les hommes, ici, se font face, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs n¹en apparaissent pas moins comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail. Pour contempler le travail commun, c¹est-à-dire immédiatement socialisé, nous n¹avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive [...]. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l¹industrie rustique et patriarcale d¹une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins [...]. La mesure de la dépense des forces individuelles par le temps de travail apparaît ici d¹entrée de jeu comme détermination sociale des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent d¹emblée que comme organes de la force de travail de la famille. Représentons-nous enfin, pour changer, une réunion d¹hommes libres, travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant en toute conscience leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se reproduisent ici, mais socialement et non individuellement [...]. Mais parallèlement à ce qui se passe dans la production marchande, nous présupposons que la part des moyens de subsistance revenant à chaque producteur est déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait donc un double rôle. D¹un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des différentes fonctions aux différents besoins. De l¹autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps celle qui lui revient dans la portion du produit commun qui peut être distribuée aux individus. Les rapports sociaux des hommes à leurs travaux et aux produits de leur travail restent ici simples et transparents dans la production comme dans la distribution 8. » Seule la production de marchandises est donc affectée par le 8. Le Capital, livre I, chap. I, § 4. 212 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE fétichisme. Partout ailleurs, les rapports sociaux de division du travail restent « transparents ». Mais, comme le remarque aussitôt Marx, cette transparence a pour contrepartie, dans les sociétés historiques non marchandes, le règne de l¹illusion religieuse, qui renvoie au faible développement de la production, et à l¹absence d¹individualité humaine consciente. Le développement de l¹échange, en détruisant peu à peu les modes de production traditionnels, détruit aussi les illusions religieuses, mais il crée l¹illusion de la forme marchandise, le fétichisme, religion moderne de l¹homme en général, de l¹homme abstrait. Les contradictions d¹une dialectique J¹ai voulu, pour donner ses bases solides à la discussion, rappeler la lettre même du texte. Nous pouvons maintenant poser une double question : en quoi l¹analyse du « fétichisme » est-elle essentielle à l¹analyse de Marx dans Le Capital ? Mais aussi, y a-t-il à proprement parler une théorie du fétichisme chez Marx, et quelle portée faut-il attribuer à cette théorie du point de vue du matérialisme historique et de son développement ? A la première question, la réponse est, dans son principe, claire : l¹analyse du fétichisme est essentielle à la définition de l¹ « économique » dans son rapport à la « forme marchandise ». L¹économique apparaît comme le système pratico-idéologique des « catégories marchandes » et de leur développement. Mais l¹économique en ce sens est l¹objet même de la « critique » de Marx : c¹est une représentation (à la fois nécessaire et illusoire) des rapports sociaux réels. Fondamentalement, c¹est seulement du fait de cette représentation que les économistes élaborent abstraitement, mais qui est inévitablement déjà partagée pratiquement par les propriétaires-échangistes de marchandises, que les rapports « économiques » apparaissent comme tels, dans une apparente autonomie naturelle. La représentation est impliquée dans la forme même de manifestation des rapports sociaux. Ce qui permet précisément aux producteurs-échangistes de se reconnaître dans l¹image que leur présentent les économistes. La « représentation » de l¹économique est donc, selon Marx, essentielle à l¹économique lui-même, à son fonctionnement réel et donc à sa définition conceptuelle. L¹analyse du « fétichisme » (et avec elle toute la théorie de la forme valeur comme « représentation » dans la section I du Capital) est donc bien l¹indice d¹un problème fondamental. Mais, et j¹appelle l¹attention sur ce point qui ne doit jamais être perdu de vue, ce problème peut-il être complètement résolu au moment où nous le 213 rencontrons ici, dans l¹ordre d¹exposition suivi par Marx ? A ce moment, on s¹en souvient, Marx n¹a pas encore exposé ni développé une définition du capital, c¹est-à-dire une définition du mode de production spécifique qui se manifeste, à la « surface », comme production de marchandises, production exclusivement marchande. A fortiori n¹a-t-il pas encore développé une analyse du procès d¹ensemble dans lequel se constitue, et se détermine, le rapport des catégories économiques à la production capitaliste. C¹est pourquoi, en réalité, le problème qui nous est apparu s¹éclairera seulement lorsque nous avancerons (grâce à Marx lui-même) dans l¹étude des différents aspects de la reproduction des rapports de production capitalistes, puisque la forme marchandise se réalise au niveau de la circulation des produits du travail et du fonctionnement des « superstructures » juridiques et idéologiques impliquées dans la forme même du procès d¹échange. La manifestation dés rapports sociaux (sous lesquels est dépensé le travail social) dans la forme d¹une « chose » est en effet strictement corrélative de la manifestation des échangistes eux-mêmes comme des « personnes » juridiques. Le couple antithétique des « personnes » et des « choses » (que le texte de Marx nous a montré tout à l¹heure tantôt sous une forme « directe », tantôt sous une forme « inversée ») est le noyau même du droit et de l¹idéologie bourgeois. Nous allons retrouver dans un instant ce point très important. Nous pouvons alors faire une première constatation, concernant l¹analyse du fétichisme et, en particulier, l¹opération de « déplacement » qui permet à Marx d¹en dissiper l¹illusion. Tout ce passage, on l¹aura noté, est marqué du caractère d¹une variation imaginaire, qui prend appui sur la forme même des catégories de l¹économie politique bourgeoise : en particulier lorsqu¹il développe ces couples de notions opposées, dépendance et liberté, échange spontané et plan concerté, personnes et choses, naturel et social. C¹est le cas pour la représentation du travail humain comme l¹acte créateur d¹un sujet qui s¹incarne dans ses produits (représentation qui sera d¹autre part totalement répudiée par Marx) : de Robinson à la « réunion d¹hommes libres » de la société communiste, si mon produit est pour moi (notre produit pour nous) transparent et simple, non mystifié, c¹est parce que, dans ce que je fais, je ne retrouve pas autre chose que moi-même 9. Et, par-dessus tout, c¹est le cas à travers l¹usage qui 9. On est stupéfait de constater que tant de commentateurs du texte de Marx n¹aient pas su, ou pas voulu, s¹apercevoir que la petite « robinsonnade » qu¹il nous offre, et sous laquelle se trouve exposée la « définition » même de la production communiste citée plus haut, devait être prise cum grano salis ! Mais le « sérieux » de nos spécialistes de Marx n¹a d¹égal que la rapidité de leur lecture des textes. 214 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE est fait ici de la notion de mesure : toute cette variation présuppose en effet (bien loin d¹en expliquer la constitution) la représentation du travail abstrait, comme l¹existence naturelle, évidente, d¹un « travail en général » dont les différentes branches de la division du travail ne réalisent que des formes particulières : exactement ce que, quelques lignes plus loin, à propos de Franklin et de Ricardo 10, Marx lui-même marque une fois de plus comme la limite idéologique infranchissable de l¹économie politique. Nous sommes donc bien ici en deçà de l¹analyse qui, Marx y insiste toujours, permet de fonder scientifiquement le développement de la forme marchandise, et qui est ouverte par le concept du double caractère du travail. Mais, il est vrai, dans cette variation, ce qui peut aussi apparaître en quelque sorte par le simple jeu interne de ses représentations, et pour peu qu¹on les confronte avec l¹exposé précédent de Marx, ce sont les limites négatives de l¹économie politique, qui requièrent qu¹on passe à un autre point de vue (positif). La « dialectique » qui est ici mise en oeuvre est essentiellement critique et préparatoire (propédeutique). Pourtant, cette première constatation ne suffit ni à éclairer toutes les difficultés du texte de Marx ni à nous expliquer les effets théoriques contradictoires qu¹il a produits dans l¹histoire du marxisme. C¹est un fait : les marxistes n¹ont jamais pu étayer sur l¹analyse du fétichisme que des philosophies de la connaissance ou des anthropologies idéalistes, au grand dommage du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Inversement, les développements du matérialisme dialectique (notamment chez Lénine) ont dû « ignorer » le fétichisme. Constatation pour le moins troublante. Pour le comprendre, il nous faut prendre en considération le contexte de l¹analyse du « fétichisme », et jeter un regard critique sur l¹exposé même de la section I du Capital. Force nous est alors d¹y découvrir les racines profondes de la difficulté. Mais cette difficulté est hautement instructive et féconde pour le développement théorique du marxisme. Expliquonsnous schématiquement. Dans la section I du Capital, Marx part de la forme sous laquelle apparaît (erscheint) la richesse des sociétés capitalistes : « une immense accumulation de marchandises ». Des marchandises ne sont pas la marchandise, pas même la marchandise « en soi » (sauf pour un philosophe idéaliste). De ce phénomène, cependant, Marx extrait aussitôt la forme élémentaire : la forme de la marchandise, pour en faire l¹objet de son analyse (la marchandise est, immédiatement, valeur d¹échange et « valeur » d¹usage). A quelles conditions 10. Le Capital, Editions sociales, tome 1, p. 91, note 1. 215 peut-on ainsi considérer la marchandise comme forme élémentaire, absolument simple et universelle ? Marx nous le dit lui-même par ailleurs : à la condition de présupposer effectivement un double procès, dont on fait cependant, dans le même temps, abstraction. C¹est en premier lieu le procès historique qui, à travers l¹histoire de différentes formations sociales, précédant et incluant le développement du mode de production capitaliste, fait de la marchandise la forme universelle et nécessaire de tous les produits du travail : car c¹est seulement lorsque la production est universellement production de marchandises que les marchandises possèdent, chacune pour son compte, la même forme simple, uniforme, qui fait l¹objet de l¹analyse au début du Capital, et qu¹on peut parler de la marchandise comme telle, au singulier. Autrement dit, comme l¹explique entre autres très clairement le Chapitre inédit du Capital 11, la marchandise n¹est forme élémentaire générale de la richesse que sur la base de la production capitaliste, et dans la mesure de son développement tendanciel. Ce qui, bien entendu, n¹empêche pas que l¹existence (la production et la circulation) de marchandises soit antérieure au capital, et l¹une des conditions de sa constitution : mais leur forme sociale n¹est alors ni simple ni uniforme (ni, par conséquent, élémentaire), elle est au contraire (comme l¹expliquait déjà l¹introduction à la Critique de l'économie politique de 1857) nécessairement plus complexe et plus inégale. Telle est la première condition que présuppose la section I, et dont elle fait explicitement abstraction. Mais, sur cette base, il en est une seconde : c¹est l¹ensemble du procès social qui produit « l¹apparence » comme telle. Quand on lit, d¹une façon elle-même critique et matérialiste, la constatation initiale de Marx (la richesse bourgeoise apparaît universellement comme marchandise, et la marchandise elle-même apparaît ‹ ou se présente ‹ immédiatement comme l¹unité de fait, l¹unité donnée d¹un objet d¹usage correspondant à un besoin et d¹une certaine valeur d¹échange, expression de la valeur en général), on ne peut pas ne pas poser la question : qu¹est-ce que cette apparence ? pour qui existe-t-elle ? Il s¹agit, nous le savons, d¹une apparence pour les « sujets » économiques ou, plutôt, pour les individus (travailleurs salariés, aussi bien que représentants à des titres divers du capital et porteurs de ses fonctions, ou petits producteurs individuels, etc.), tous également constitués en « sujets » indépendants (« échangistes », donc propriétaires) dans la société capitaliste. Il s¹agit d¹une apparence qui ne réside pas dans les simples représentations individuelles où elle se matérialise quotidiennement, mais d¹abord dans les formes 11. Traduction française U.G.E., collection 10/18, 1971. 216 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE sociales institutionnalisées du droit, de l¹idéologie juridique et économique, qui investissent les pratiques quotidiennes de l¹échange des marchandises (et de la force de travail comme marchandise particulière). Pas d¹échange entre valeurs équivalentes, nous le savons, sans contrat entre propriétaires égaux et légitimes ; mais pas de contrat sans « accord des volontés », donc sans représentation idéologique de la personne et de sa libre capacité de disposition des choses. Ce qui est ici présupposé, c¹est donc la présence et l¹efficacité des éléments de la superstructure juridique et idéologique directement impliqués dans le procès d¹échange, plus généralement dans le procès de circulation des marchandises. A nouveau, Marx en fait abstraction, c¹est-à-dire qu¹il en considère seulement les effets particuliers, et qu¹il les introduit au fur et à mesure de son analyse de « la marchandise », en particulier à partir du chapitre II (« Des échanges » ‹ mais le titre allemand est plus explicite : « Der Austauschprozess »), qui a précisément pour objet la réalisation de la forme marchandise dans un procès ‹ en dehors duquel elle n¹existe pas, au sens fort ‹, mais sans que ce procès soit encore considéré « dans l¹ensemble de ses conditions réelles 12 », puisque ces conditions dépendent elles-mêmes de la forme sociale du procès de production. Dès lors, deux possibilités s¹offrent à nous, ouvertes par le texte même de Marx, et par la modalité très particulière de l¹abstraction qui le commande : ‹ Ou bien nous traitons cette abstraction comme une propriété constitutive de l¹objet réel que Marx analyse, nous la « réalisons » en quelque sorte directement, et nous présentons l¹analyse ultérieure des conditions réelles du procès d¹échange et même de production des marchandises comme le développement de cette abstraction initiale, qui contiendrait en elle-même les conditions de sa propre production. Alors l¹ordre d¹exposition et d¹analyse du Capital nous apparaît comme un ordre continu et téléologique (ordonné par la présence de sa fin dans son commencement), un ordre qui ne serait que le reflet immédiat de « l¹auto-mouvement » de la marchandise depuis l¹abstrait (sa forme élémentaire, simple) jusqu¹au concret historique (son insertion dans un procès complexe, incluant l¹argent, et même le capital et ses tendances historiques). Alors non seulement le phénomène de la marchandise (son caractère de « chose » à double face, « valeur » d¹usage et valeur d¹échange, et les formes développées de la valeur d¹échange), mais même les « sujets » (propriétaires privés-échangistes) pour qui ce phénomène est représenté, nous apparaissent comme les manifestations de soi de la marchan- 12. Le Capital, livre I, tome 1, p. 181. 217 dise, dans son procès continu de différenciation, et d¹aliénation (pour parler comme Hegel). La porte est ouverte pour la théorie du « fétichisme ». Que Marx ait bien développé cette théorie, même brièvement et locatement (d¹autres lui ont donné plus de portée, jusqu¹à en faire une théorie universelle), peut nous servir d¹indice pertinent du fait qu¹il entend bien ainsi l¹objet de la section I, et son ordre d¹exposition. ‹ Ou bien nous traitons cette abstraction non comme une propriété immédiate du réel, mais, ce qui est tout différent, comme une propriété de la connaissance dans son rapport objectif à la réalité ; nous ne disons pas que le réel est « abstrait », mais nous disons que, en ce début du Capital, la connaissance est abstraite, notamment par la nécessité où elle se trouve de critiquer et de désarticuler de l¹intérieur les catégories de l¹économie politique dont elle va produire une transformation déterminée : c¹est-à-dire qu¹elle ne part pas, théoriquement, de rien, mais d¹une idéologie théorique existante, qui a sa nécessité historique (il n¹y a pas de commencement absolu pour la connaissance). Alors nous ne pouvons plus voir dans « la marchandise » un Sujet-Objet toujours identique à lui-même et présent d¹un bout à l¹autre de l¹exposition de la section I, selon la « diatectique - d¹un auto-développement conceptuel (idéel) continu. Nous constatons au contraire, que l¹analyse de Marx comporte nécessairement 13 une série de ruptures, correspondant à la définition et à l¹introduction d¹un nouvel objet d¹analyse, qui se substitue au précédent, ou le complète, sans jamais pouvoir se réduire à son développement interne (au passage de l¹ « en soi » au « pour soi »). Ainsi en est-it lorsque, à l¹analyse du « double aspect de la marchandise », Marx substitue celle du « double caractère du travail - dont la marchandise est le produit 14, donc la détermination de la forme marchandise par la forme des rapports sociaux de production, et du procès d¹échange par le procès de production. Ainsi en est-il lorsque, à l¹analyse de la forme valeur générale, comme simple rapport d¹expression donné entre l¹équivalent général et l¹ensemble des marchandises sous forme relative 15, Marx substitue celle du procès d¹échange 16, dont la structure économico-juridique (reproduction du rapport contractuel entre propriétaires privés) suppose à son tour la production et la codification historiques de l¹argent comme 13. Comme l¹avait bien vu P. Macherey dans sa contribution à Lire Le Capital, 1965, rééditée en 1973, Petite Collection Maspero. 14. Le Capital, sect. I, chap. 1, § 2. 15. Ibid., chap. 1, § 3. 16. Ibid., chap. 2 : « Les marchandises ne peuvent point aller d¹elles-mêmes au marché ni s¹échanger elles-mêmes entre elles. » 218 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE équivalent général, qui confère au procès d¹échange une forme unique et abstraitement représentable. Mais alors, d¹une part nous voyons s¹évanouir la possibilité, et même l¹utilité, d¹une théorie du « fétichisme », sinon comme un simple moment du retournement critique des catégories économiques contre elles-mêmes, contre leur usage « apologétique » dans la théorie et la pratique économiques bourgeoises. Et, d¹autre part, nous voyons s¹ouvrir une série de problèmes nouveaux, objectifs, relevant du matérialisme historique, dont les uns seront traités dans Le Capital (la forme des rapports sociaux de production capitalistes), tandis que les autres y seront laissés en partie non traités (par exemple l¹histoire de la constitution de la forme monétaire, et de ses conditions juridiques et politiques ; par exemple l¹analyse du procès de développement de la domination de l¹idéologie bourgeoise). Aucune solution de ces problèmes ne peut être purement et simplement déduite d¹une abstraction initiale : c¹est précisément pourquoi, à la position de chacun d¹entre eux (ils sont inégalement déterminants) correspond bien, pour la connaissance, un pas de l¹abstrait au concret. Que Marx ait bel et bien ouvert explicitement ces problèmes dès le commencement de son analyse peut nous servir d¹indice pertinent du fait qu¹il entend bien (c¹est-à-dire qu¹il pratique bien) ainsi l¹objet de la section I, et son ordre d¹exposition dialectique, non téléologique. Que devons-nous en conclure ? Nous parvenons à deux conclusions opposées, à une contradiction. C¹est contradictoire, mais c¹est un fait. Je n¹affirme pas autre chose, en première analyse. Vouloir supprimer cette contradiction par un décret ou un commentaire conciliant, c¹est réduire Marx à n¹avoir été qu¹un vulgaire faiseur de système, et non le premier artisan d¹une formidable révolution scientifique. En prendre toute la mesure, c¹est commencer à poser les problèmes de l¹histoire du matérialisme historique lui-même 17. Fétichisme ou idéologie Nous sommes maintenant en mesure de revenir à la question que j¹annonçais il y a un instant, et que nous ne pouvons plus éluder : en tant que théorie, et j¹insiste sur ces termes (pour bien marquer 17. C¹est cette contradiction, que Marx n¹a jamais pu complètement résoudre si l¹on excepte les formulations esquissées dans les Notes sur le traité d¹économie politique de Wagner (1883, son dernier texte), qui l¹a oblieé à remanier sans cesse la section I du Capital, tantôt seul, tantôt avec la collaboration d¹Engels. C¹est elle aussi qui fait de ce texte, en même temps qu¹un laboratoire de la théorie scientifique, un très grand texte philosophique et même littéraire. 219 que les problèmes soulevés par Marx existent indiscutablement, et qu¹ils exigent donc une solution démonstrative, mettant en oeuvre des concepts théoriques adéquats), l¹explication de Marx (qui inclut la définition même du « fétichisme »), est-elle vraiment matérialiste ? Pouvons-nous toujours la considérer comme telle ? Est-elle compatible, sans soulever de graves contradictions et créer de véritables obstacles théoriques, avec la problématique du matérialisme historique ? Je ne le pense pas. Non seulement à cause de l¹expérience quotidienne des retours à la philosophie humaniste, à la psychosociologie et à l¹anthropologie qui s¹autorisent du texte de Marx sur le « fétichisme », soigneusement isolé, et de son exploitation répétée. Mais surtout en raison des caractéristiques internes de la problématique qui se réalise ici dans l¹explication théorique de Marx. Or cette problématique n¹est, en dernière analyse, qu¹une variante déterminée d¹une problématique philosophique prémarxiste, d¹autant plus intéressante qu¹elle est plus instable et contradictoire. Si cette affirmation est juste, cela signifie tout simplement que, sur ce point particulier, mais décisif, Marx n¹a pas encore totalement rompu avec l¹idéologie qu¹il combat. Situation que nous ne devons pas penser de façon éclectique, comme une imperfection, comme une juxtaposition de propositions « idéalistes » et d¹autres « matérialistes ». Mais de façon rigoureuse, comme la contradiction, nécessairement instable et transitoire, de positions matérialistes et idéalistes dans une seule problématique, dont la forme théorique résulte de cette contradiction même, et de son « degré » de développement. Dans le travail de Marx sur ce point, il n¹y a pas eu, même dans Le Capital, de rupture objective et définitive avec cette idéologie (et donc avec l¹idéalisme qu¹elle contient, et qui en commande en dernière analyse les effets), mais seulement un changement de forme de cette idéologie, la découverte d¹une forme de « critique » interne de l¹idéalisme. Cette forme a joué un rôle nécessaire dans le processus de constitution du matérialisme historique, mais elle reste idéologique (au sens précis de l¹idéologie qu¹elle critique : idéologique bourgeoise). Dans le principe, cette situation n¹a rien en elle-même d¹étonnant ni de scandaleux. Et même, si l¹on veut bien y réfléchir, elle manifeste à nos yeux le caractère dialectique, c¹est-à-dire contradictoire, inégal et ininterrompu du processus de constitution du matérialisme historique, comme c¹est le cas pour toute théorie scientifique, mais sous ses formes propres. Pourquoi peut-on affirmer que la « théorie du fétichisme » est, en tant que théorie, idéologique, et finit par produire un effet idéaliste ? Parce qu¹elle fait obstacle en fait (et elle a historiquement fait obstacle) à une théorie matérialiste de l¹idéologie et de l¹histoire des idéologies, elle lui fait obstacle là précisément où cette théorie 220 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE est requise : pour expliquer un effet idéologique. Comme nous commençons maintenant de le savoir, un effet idéologique (c¹est-àdire un effet d¹allusion/illusion, de reconnaissance/méconnaissance objectivement produit par et dans la pratique sociale) ne peut s¹expliquer que par une cause positive, par l¹existence et le fonctionnement de véritables rapports sociaux idéologiques (juridiques, moraux, religieux, esthétiques, politiques, etc.) historiquement constitués dans la lutte des classes. Des rapports sociaux spécifiques, réellement distincts des rapports de production, bien que déterminés par ceux-ci « en dernière instance ». « Réellement distincts » signifie réalisés, matérialisés dans des pratiques spécifiques, dépendant d¹appareils idéologiques particuliers, etc. 18. Bien entendu, une telle conception théorique des rapports sociaux idéologiques a sa vérification dans la pratique. Elle se vérifie dans la pratique de la lutte des classes, où le prolétariat découvre l¹existence, la nécessité des rapports sociaux idéologiques (qui, en tant que rapports, s¹ils produisent bien des illusions, ne sont pas illusoires eux-mêmes, ne sont pas de simples « illusions », mais une réalité matérielle). Il y découvre en même temps la nécessité et les moyens de les transformer. De plus, une telle conception est déjà esquissée chez Marx, non pas tellement dans Le Capital, mais en fonction de certaines conjonctures de la lutte politique (dans la IIIe partie du Manifeste communiste déjà, puis dans Les Luttes de classes en France, Le 18 Brumaire, La Guerre civile en France, etc.). Cependant, elle ne commence à prendre forme et consistance dans l¹histoire du marxisme qu¹avec les expériences pratiques de la transformation 18. Voir sur ce point : ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d¹Etat » La Pensée, n° 151, juin 1970. Althusser écrivait ceci (p. 26 et s.) : « L¹idéoiogie a une existence matérielle. Nous avons déjà effleuré cètte thèse en disant que les ³ idées ² ou ³ représentations ², etc., dont semble composée l¹idéologie, n¹avaient pas d¹existence idéale, idéelle, spirituelle, mais matérielle. Nous avons même suggéré que l¹existence idéale, idéelle, spirituelle des ³ idées ² relevait exclusivement d¹une idéologie de ³ l¹idée ² et de l¹idéologie, et, ajoutons- le, d¹une idéologie de ce qui paraît ³ fonder ² cette conception depuis l¹apparition des sciences, à savoir ce que les praticiens des sciences se représentent, dans leur idéologie spontanée, comme des ³ idées ² vraies ou fausses. Bien entendu présentée sous la forme d¹une affirmation cette thèse n¹est pas démontrée. Nous demandons simplement qu¹on lui accorde, disons au nom du matérialisme, un préjugé simplement favorable [...]. Cette thèse présomptive de l¹existence non spirituelle mais matérielle des ³ idées ² ou autres ³ représentations ² nous est en effet nécessaire pour avancer dans notre analyse de la nature de l¹déologie [...]. Nous avons dit, parlant des appareils idéologiques d¹Etat et de leurs pratiques, qu¹ils étaient chacun la réalisation d¹une idéologie (l¹unité de ces différentes idéologies régionales ‹ religieuse, morale, juridique, politique, esthétique, etc. ‹ étant assurée par leur subsomption sous l¹idéologie dominante). Nous reprenons cette thèse : une idéologie existe toujours dans un appareil, et sa pratique, ou ses pratiques. Cette existence est matérielle. » 221 des rapports sociaux idéologiques des révolutions prolétariennes, avec toutes les difficultés et tâtonnements que cela suppose. Soyons tout à fait explicites. Dès que le prolétariat, historiquement, commence à s¹organiser et à développer dans sa lutte de classe une idéologie prolétarienne « consciente », il pratique nécessairement la lutte idéologique comme une lutte sociale matérielle. Mais lorsque, dans le cours même du développement de la révolution socialiste, plus ou moins tôt selon les cas, et sous des formes nationales qui peuvent différer (mais toujours sous l¹effet principal des contradictions internes typiques d¹un tel processus), surgit la nécessité politique de « révolutionner » aussi les formes de la superstructure idéologique de la société, pour que soit assurée et développée la révolution dans les rapports de production et dans l¹ensemble de la base économique, la nature des rapports sociaux idéologiques et leur histoire deviennent nécessairement aussi des problèmes théoriques. Alors seulement cette transformation révolutionnaire spécifique, qui a son objet et ses lois propres (bien que nullement isolés), peut recevoir une dénomination explicite. Ainsi Lénine, dans la période post-révolutionnaire, au fort de la lutte pour l¹édification socialiste en U.R.S.S., pour l¹instruction technique et politique du prolétariat russe « arriéré » et de tous les producteurs, pour la démocratisation du parti et de l¹Etat, et contre leurs déviations bureaucratiques, introduit la notion de « révolution culturelle ». Notion qu¹a reprise, appliquée et systématiquement développée de nos jours la révolution socialiste chinoise. Un marxiste ne s¹étonnera pas que la théorie de l¹idéologie comme ensemble de rapports sociaux réels (théorie aujourd¹hui simplement ouverte) ait besoin, historiquement, de s¹appuyer sur la pratique de leur transformation effective, et sur les problèmes qu¹elle pose. Une théorie matérialiste (marxiste) des idéologies ne peut exister sans la base préalable d¹une théorie matérialiste de la production et de l¹Etat ; mais celle-ci impliquait d¹abord une critique des idéologies économiques (et politiques) bourgeoises. La « théorie » encore idéologique, non marxiste, du « fétichisme », est le prix payé par Marx d¹une critique de l¹idéologie économique en l¹absence d¹une théorie des idéologies, encore impossible, et dans le temps même où il en jetait les bases lointaines. La théorie du « fétichisme » se distingue d`une théorie des rapports sociaux idéologiques et de leur histoire par ses deux traits fondamentaux : ‹ D¹une part elle fait de la méconnaissance/reconnaissance un « effet de structure » (ou de forme) de la circulation des marchandises, un simple effet sur les individus de la place qu¹ils occupent 222 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE en tant que sujets dans la structure de l¹échange, par rapport à la marchandise. ‹ D¹autre part, elle fait de la marchandise elle-même, « objet » de cette méconnaissance (en tant que la « substance » de la valeur est le travail social), l¹origine ou le Sujet de sa propre méconnaissance, qui résulte dè « l¹auto-développement » de sa forme. C¹est là une conséquence directe de la façon dont, tout au long de la section I du Capital (lieu privilégié et presque unique de son « flirt » avec le mode d¹exposition hégélien), Marx a représenté la marchandise comme Sujet (d¹abord « en soi » identique au travail social, puis manifestant son essence « pour soi » dans l¹échange, et enfin « en soi - pour soi » dans la constitution de l¹argent comme équivalent général). C¹est donc une conséquence de la façon dont Marx a « logiquement » développé la forme abstraite (universelle) et concrète à la fois (immédiatement présente dans « n¹importe quel » échange quotidien de « n¹importe quel » produit du travail) de la marchandise. La théorie du fétichisme reste donc encore, dans Le Capital, une genèse (philosophique) du sujet, comparable à d¹autres qu¹on peut trouver dans la philosophie classique, mais avec cette variante « critique » (qui joua un rôle historique décisif, en produisant dans la conjoncture théorique d¹alors des effets matérialistes immédiats) : c¹est une genèse du sujet en tant que sujet « aliéné ». C¹est une genèse ou théorie de la connaissance en tant que méconnaissance. C¹est bien pourquoi, après avoir été énoncée par Marx dans une problématique hégélienne-feuerbachienne, cette théorie a pu être reprise et développée d¹enthousiasme dans une problématique humaniste (voir les philosophies de la « réification » et de l¹aliénation, qui sont toujours en même temps des philosophies de la conscience et de la prise de conscience), puis, si curieux que cela paraisse, dans une problématique structuraliste ou, plus généralement, formaliste. La problématique de Marx était alors une combinaison originale de Hegel et de Feuerbach, élaborée par Marx à l¹époque de la constitution du matérialisme historique (1844-1846). Très précisément, comme l¹indique Althusser, « Hegel dans Feuerbach » : l¹aliénation hégélienne (qui est détermination et objectivation du concept dans la réalité) est pensée dans l¹aliénation feuerbachienne (qui est projection de l¹essence humaine réelle dans un ciel d¹idées, d¹où elle revient aux hommes réels sous une forme étrangère, inversée). Dans cette combinaison philosophique, « hégélianisme » signifie bien procès, et même procès « historique », mais procès de manifestation d¹un sujet, en l¹occurrence un sujet aliéné ‹ au sens de Feuerbach ‹, dans 223 lequel le rapport « réel » de l¹essence à l¹attribut est « inversé 19 », Or, notons-le ici au passage, le « structuralisme » est le strict équivalent théorique de cette combinaison. Et c¹est pourquoi finalement structuralisme égale humanisme (et dans la conjoncture actuelle, ils font bon ménage et se font l¹un à l¹autre des enfants) : car la question de la place (structurale) équivaut à la question du sujet (humain), si le seul fait d¹occuper une place dans le système des rapports sociaux (en particulier des rapports d¹échange) institue par surcroît un point de vue, une représentation, finalement une conscience (même « fausse ») de ce système, et l¹explique à lui seul. En conséquence, non seulement la théorie du fétichisme de la marchandise empêche l¹explication scientifique des effets idéologiques particuliers impliqués par la circulation marchande (fondamentalement : par sa structure juridique), mais elle empêche aussi d¹en penser vraiment la transformation révolutionnaire : elle fait croire que la « transparence » des rapports sociaux est l¹effet automatique (même s¹il n¹est pas immédiat, ce qui d¹ailleurs pose d¹autres problèmes insolubles, comme le fameux problème du « retard » des superstructures idéologiques sur la base) de la suppression des catégories marchandes, c¹est-à-dire de la marchandise. Prise à la lettre, elle est une théorie philosophique de l¹idéologie en général, du rôle historique transitoire de l¹idéologie en général. A l¹en croire, un beau jour, non seulement il n¹y aura plus d¹idéologies de classes, mais, comme il n¹y aura plus de marchandise et donc d¹échange, comme la production aura retrouvé une organisation sociale directe, il n¹y aura plus d¹idéologie du tout. Aliénation, puis suppression de l¹aliénation. Rosa Luxemburg nous fournit involontairement un extraordinaire exemple de la logique de l¹illusion qui est à la base de cette utopie (et qui, si on veut bien y réfléchir, est la logique même du « féti- 19. Sur ce point, je renvoie aux textes d¹Althusser, dans Pour Marx (1965), et dans Lénine et la Philosophie, suivi de Marx et Lénine devant Hegel, 2e édition augmentée, Maspero, 1969. Et je renvoie au texte même de Feuerbach, L¹Essence du christianisme, précédé de la présentation de Jean-Pierre Osier (Maspero, 1968). Répétons-le une fois de plus les marxistes n¹ont aucune chance de jamais comprendre quoi que ce soit aux questions que pose la « philosophie de Marx », et aux étapes de sa transformation, tant qu¹ils ne se décident pas à lire et à étudier Feuerbach. Ils s¹éviteront ainsi, notamment, de prendre pour des « découvertes » de Marx ce qui vient de Feuerbach, et ils pourront comprendre en quel sens, sous quelles conditions et sous quelles formes, le développement du matérialisme dialectique a pu et dû emprunter la voie d¹un « retour » critique « à Hegel », autour de la catégorie centrale d¹un « procès sans sujet ». Dans le texte de Marx sur le fétichisme, la marque irrécusable de Feuerbach est l¹usage de la notion d¹inversion ou de reflet inversé, directement empruntée à la théorie feuerbachienne de la religion, et qui permet précisément à Marx, nous l¹avons vu, d¹affirmer l¹analogie du « fétichisme » et de la religion, puit. leur rapport de substitution historique réciproque. 224 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE chisme » !), lorsque, dans ses cours d¹Introduction à l¹économie politique 20, elle veut expliquer ce qu¹est la « production marchande » : « Une société ne peut exister sans travail commun, c¹est-à-dire sans un travail planifié et organisé. Nous en avons d¹ailleurs trouvé les formes les plus diverses à toutes les époques [...]. Dans la société actuelle, nous n¹en trouvons pas trace : ni domination, ni loi, ni démocratie, pas trace de plan ni d¹organisation : l¹anarchie. Comment la société capitaliste est-elle possible ? « Pour découvrir comment la tour de Babel capitaliste est construite, imaginons de nouveau pour un instant une société où le travail est planifié et organisé. Soit une société où la division du travail est très poussée, où non seulement l¹industrie et l¹agriculture sont distinctes, mais où, à l¹intérieur de chacune, chaque branche particulière est devenue la spécialité de groupes particuliers de travailleurs [...]. La société dans son ensemble est donc pourvue de toutes les sortes de travaux et de produits. Ces produits profitent en plus ou moins grande proportion à tous les membres de la société, car le travail est un travail commun, il est de prime abord réparti et organisé de façon planifiée par quelque autorité [...]. L¹économie de cette société nous est tout à fait claire [...] » (car, nous dit R.L., elle ne renvoie qu¹à l¹harmonie, au jeu concerté des « besoins » de tous et de leur « volonté commune »). Rosa Luxemburg nous raconte alors l¹histoire (le beau mythe) de la « catastrophe » qui, « un beau matin », a fait disparaître la propriété commune, donc le travail commun et la volonté commune des hommes. Cette catastrophe a exactement le même statut théorique que celle invoquée par Rousseau dans le Discours sur l¹origine de l¹inégalité, pour expliquer le passage de « l¹état de nature » à « l¹état de société », passage en dehors duquel l¹état de société serait lui-même inexplicable et inintelligible, et qu¹il faut par conséquent supposer, même s¹il n¹a jamais réellement eu lieu. Du fait de cette catastrophe, à la fois rien n¹est changé et tout est changé. Rien n¹est changé, je cite à nouveau Rosa Luxemburg : « Que vont faire tous les hommes, ainsi livrés à eux-mêmes ? Ils vont avant tout [...] travailler, exactement comme avant », satisfaire la diversité de leurs besoins par la division du travail. Mais tout est changé, du moins dans l¹apparence (et la façon de s¹apparaître à lui-même) de ce travail social : « Maintenant le tout n¹existe plus, chacun existe pour soi. » L¹apparence ne réalise l¹essence que dans la mesure où elle la contredit : les hommes (par leurs besoins) dépendent tous les uns des autres, mais ils sont tous « libres et indépendants « les uns 20. U.G.E., collection 10/18, Paris, 1971, p. 214 et s. 225 des autres. La solution de cette « contradiction » idéale, c¹est... l¹échange, dont on a ainsi déduit la nécessité historique. On voit ici dans une exemplaire pureté comment peut s¹effectuer parfois le retour de l¹idéalisme dans les mots mêmes de Marx. La société capitaliste réelle, où règne et se développe l¹échange des marchandises, qui commande le processus même de la division sociale du travail, n¹est plus que l¹inversion d¹une société idéale (« le processus est inverse », dit Rosa Luxemburg), nécessairement expliquée à partir de son modèle spéculatif. Mais une société idéale est-elle une société ? Et la perspective du redressement de l¹inversion, par où la société capitaliste retrouverait sa transparence (donc son harmonie) primitive, conforme à l¹essence des choses (et qu¹elle n¹a jamais vraiment perdue), donc annulerait jusqu¹à la possibilité d¹un « masque » idéologique, est-ce autre chose qu¹une figure particulière de l¹idéologie bourgeoise de l¹échange, pour qui les hasards du marché passent toujours pour réaliser un ordre, un plan, un équilibre, une harmonie essentielle de la nature ? Allons plus loin, il est clair que, dans son exposé, Rosa Luxemburg fait autre chose que Marx dans le début du Capital : là où Marx, précisément, exhibait les limites de l¹idéologie bourgeoise, en lui donnant d¹une certaine façon la parole (mais pour la reprendre ensuite, sur d¹autres bases, qu¹elle ne peut admettre), Rosa Luxemburg fait du mythe induit par les catégories économiques la base de son exposition de « l¹économie politique » scientifique du prolétariat ; elle perd donc même le bénéfice pédagogique et critique de l¹exposé de Marx ; elle retombe d¹autant plus sûrement dans la réalité du « fétichisme » et de sa mystification idéologique qu¹elle en utilise davantage le nom. Pourtant R. Luxemburg avait lu, et bien lu, la première section du Capital. Ne doit-on pas en conclure que cette utilisation de la théorie du fétichisme pouvait d¹une certaine façon (et peut encore) trouver de quoi s¹y fonder? Ou mieux : ne doit-on pas en conclure que cette utilisation ne pouvait pas y trouver en toutes lettres ce qui l¹exclurait, l¹interdirait définitivement (et qui pourtant figure ailleurs explicitement : allez donc tenter de ramener l¹analyse de l¹exploitation de la force de travail, de l¹extraction de plus-value et de ses formes historiques à « l¹inversion » d¹une « volonté commune » sous l¹effet d¹une « soudaine catastrophe » ! Il y faudrait cette fois pas mal de contorsions intellectuelles et de déformations) ? De fait, c¹est bien ce qui a lieu dans la section I, et qui explique la nécessité historique de ses interprétations divergentes (ce qui ne signifie évidemment pas qu¹elles soient toutes objectivement justes). Je ne pense pas qu¹on sorte fondamentalement de ce cercle idéologique en remplaçant la structure de la « forme marchandise » par 226 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE la structure plus générale des modes de production systématiquement variés, donc la « place » des individus dans la circulation marchande par leur place dans la structure du « tout » et par rapport à ce tout, et en instaurant ainsi la possibilité de faire varier le point d¹application du « fétichisme ». Car ce qui reste alors inintelligible (parce que superflu), c¹est une pratique sociale de transformation matérielle des rapports idéologiques (comme pratique révolutionnaire spécifique), et donc la réalité distincte de ces rapports. Si l¹effet d¹illusion est l¹effet pour l¹individu de la place dans le « tout » qui le constitue en sujet, alors la levée de l¹illusion n¹est toujours qu¹une affaire subjective, individuelle, fût-elle socialement conditionnée par la structure du tout, et fût-elle répétée « des millions de fois » pour des millions d¹individus qui occupent une place semblable : ce n¹est que l¹effet d¹une autre place ou d¹une prise de conscience sur place. En d¹autres termes, la théorie du fétichisme ne peut jamais penser vraiment que la notion de « sujet » soit une notion idéologique (élaborée d¹abord au sein de l¹idéologie juridique). Elle fait au contraire, semble-t-il, de la notion de « sujet » le concept « scientifique » de l¹idéologie, le concept qui permettrait d¹expliquer les rapports sociaux idéologiques, alors que ce sont ces rapports qui expliquent la forme idéologique du « sujet ». 2. Sur la détermination « en dernière instance » et la « transition » Je reviens maintenant à la question de la « détermination en dernière instance ». J¹écrivais, dans L.L.C. 21 : « Le problème [...] est donc le suivant : comment est déterminée dans la structure sociale l¹instance déterminante à une époque donnée, c¹est-à-dire : comment un mode spécifique de combinaison des éléments qui constituent la structure du mode de production détermine- t-il [...] la place de la détermination en dernière instance, c¹est-à-dire : comment un mode spécifique de production déterminet- il les rapports qu¹entretiennent entre elles les diverses instances de la structure [sociale], c¹est-à-dire finalement l¹articulation de cette structure ? » Et plus loin, après une analyse du texte de Marx sur la Genèse de la rente foncière capitaliste 22 : 1. L.L.C., p. 105. 2. Le Capital, tome VIII, p. 171-172. 227 « On peut tirer de ce texte [...] le principe, explicitement présent chez Marx, d¹une définition de la détermination en dernière instance par l¹économie. Dans des structures différentes, l¹économie est déterminante en ce qu¹elle détermine celle des instances de la structure sociale qui occupe la place déterminante 23 » Ces formulations tentent de reprendre un argument déjà exposé par Althusser dans son article « Contradiction et surdétermination 24 », à propos de la conjoncture historique, et de le généraliser. C¹est de là que provient, avec quelques simplifications, la terminologie : détermination, domination, déplacement de domination. Mais cette « généralisation » est le lieu d¹un grave malentendu. Le texte d¹Althusser sur « Contradiction et surdetermination », quel que soit le caractère provisoire de certaines formulations, montre bien ceci : la « dialectique » de l¹histoire n¹est pas la pseudodialectique du développement (linéaire, malgré toutes les négations que l¹on voudra, et téléologique, donc prédéterminé, malgré tous les « renversements matérialistes » que l¹on voudra), c¹est la dialectique réelle de la « lutte des classes », dont les structures matérielles sont irréductibles à la forme du développement linéaire, du progrès et de la téléologie. C¹est donc la dialectique des différents aspects de la lutte des classes, réellement distincts les uns des autres dans leur unité, comme l¹enseigne la pratique du mouvement ouvrier (et non pas apparemment distincts, comme une « essence » et son ou ses « phénomènes »). L¹aspect économique (la lutte des classes économique) n¹est que l¹un de ces aspects, inégalement développé, inégalement décisif selon les conjonctures historiques, et jamais susceptible de produire à lui seul des effets révolutionnaires. Ce qui n¹empêche nullement, mais exige, au contraire, que dans toutes les périodes historiques, quel que soit le mode de production dominant et quelle que soit la conjoncture, l¹ensemble de la lutte des classes reste déterminé par ses conditions matérielles. Car les classes sociales elles-mêmes ou, mieux, la lutte des classes, dans et par laquelle seulement des classes existent, n¹ont de réalité historique que comme présupposés et résultats du processus de production matérielle et de reproduction des conditions matérielles de la production. Définir et étudier, pour chaque période historique, la façon spécifique dont chaque aspect réellement distinct de la lutte de classes (« économique », « politique», « idéologique ») dépend ainsi de ses conditions matérielles, c¹est précisément l¹objet du matérialisme historique. De ce texte d¹Althusser (et du suivant, « Sur la dialectique matérialiste », qui le complète), à le lire attentivement, on peut conclure 23. L.L.C., p. 110. 24. Cf. Pour Marx, op. cit. 228 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE une thèse tout à fait juste : il n¹y a de dialectique historique réelle que le processus de transformation de chaque « formation sociale » concrète, processus qui implique l¹interdépendance réelle des diverses formations sociales (en lui donnant la forme de la surdétermination interne du processus de transformation de chaque formation sociale). Autrement dit, les « formations sociales » ne sont pas simplement le lieu (ou le milieu) « concret » dans lequel se « réaliserait » une dialectique générale, abstraite (par exemple le passage du capitalisme en général au socialisme en général, ou de tel stade à tel autre en général du « développement » du capitalisme), elles sont en réalité le seul objet qui se transforme, parce que le seul qui comporte réellement une histoire de luttes de classes. Ce point est décisif. J¹ajoute que ce n¹est nullement par hasard qu¹Althusser avait pu s¹avancer dans ce sens à partir d¹une analyse de la pratique politique de Lénine et des textes qui la réfléchissent, car Lénine non seulement est plus explicite que Marx sur ce point, mais opère même une véritable rectification, de plus en plus consciente avec le temps, de certaines formulations du matérialisme historique, une rectification à partir de laquelle nous devons à notre tour, inlassablement, reprendre, développer, et éventuellement rectifier tout l¹ensemble de la théorie du matérialisme historique. Je reprendrai ce point dans un instant. Revenons alors à mes formulations de Lire Le Capital citées plus haut : il est clair que, dans leur tentative pour « généraliser » l¹idée d¹Althusser, elles en modifient le point d¹application. Ce qui lui servait à traiter de la « conjoncture » historique (sur laquelle, dans la pratique, il s¹agit d¹avoir prise), elles l¹appliquent à la comparaison des modes de production. Elles font de la variation ou du déplacement de la « dominante » le principe d¹une analyse (voire d¹une théorie) comparative des formes (ou des types) de modes de production. Ce déplacement est lourd de conséquences : non seulement il introduit une équivoque qui va désormais accompagner tout usage des concepts « topiques 25 » introduits par Althusser (la 25. Je rappelle que le terme de topique (employé notamment par Freud, qui le reprend à la tradition philosophique) désigne, selon une métaphore spatiale conceptuellement réglée, le schéma des lieux relatifs assignés à différents aspects ou degrés de la réalité. La philosophie classique comporte de nombreuses topiques (idéalistes), qui ont notamment pour but de placer les « degrés » de la connaissance par rapport à la philosophie (et la philosophie elle-meme en position dominante), comme la « ligne géométrique » de Platon, ou l¹ « arbre » cartésien. Dans la préface de la Contribution à la critique de l¹économie politique, Marx a construit une première topique materialiste, où s¹inscrit la « détermination en dernière instance » de l¹ensemble des rapports sociaux par leur « base » économique (la « structure »), ainsi que la réalité et l¹efficacité en retour des « superstructures » politiques et idéologiques. Dans Pour Marx et Lire Le Capital, L. Althusser avait montré comment la conception du « tout social » représentée par cette topique (et développée par le matérialisme historique) se distingue radicalement de la conception idéaliste 229 topique des instances du « tout » social « complexe »), mais il transforme à nouveau l¹objet dont cette topique doit permettre a d¹analyser la dialectique. Au lieu qu¹il s¹agisse des formations sociales, il s¹agit maintenant (et à nouveau) des seuls modes de production, c¹est-à-dire d¹une généralité encore « abstraite », dont, en pratique, les formations sociales n¹apparaîtront que comme la « réalisation » particulière et concrète. Cela nous amène à une question de portée générale. Y a-t-il une « théorie générale des modes de production » ? En effet, l¹idée surgit ainsi que la théorie des modes de production particuliers (dont le mode de production capitaliste, analysé en détail par Marx) relève elle-même d¹une théorie générale des modes de production, qui ne peut être qu¹une théorie du mode de production en général, et de ses « variations » possibles : bref, une théorie qui risque de tomber, non sans contradictions, sous une inspiration typologiste ou structuraliste. Non sans contradictions, car il faut bien entendu, et contrairement aux positions positivistes qu¹implique spontanément le structuralisme, prendre cette idée (cette tentation) de « théorie générale » au sens fort : non pas comme un simple système de « modèles », mais comme une théorie fournissant de véritables explications de l¹histoire réelle. Il faut donc entendre que, dans une telle perspective, la variation (la combinaison variée) du jeu des « éléments » puisse par elle-même expliquer des effets historiques. Mais il y a plus fondamental, et plus grave : c¹est que, dans une telle perspective, la dénomination même des « instances » dans la formation sociale ne peut que tendre à désigner de nouveau des éléments, d¹essence invariante, de l¹analyse historique, contrairement à ce qui était postulé à juste titre au début de mon texte de L.L.C. 26. hégélienne d¹une totalité expressive, centrée sur un principe ou une idée unique, et il avaut tenté de développer les catégories dialectiques qu¹elle implique (différence réelle des instances sociales, détermination en dernière instance, développement inégal, causalité surdéterminée, etc.). 26. . Cette science des combinaisons n¹est pas une combinatoire, dans laquelle seuls changent la place des facteurs et leur rapport, mais non leur nature, qui est ainsi non seulement subordonnée au système d¹ensemble, mais aussi indifférente [...] une science a priori des modes de production [...] supposerait que les « facteurs » de la combinaison sont les concepts mêmes que j¹ai énumérés [= « rapports de production » et « forces productives »], que ces concepts désignent directement les éléments d¹une construction, les atomes d¹une histoire. En réalité [...] ces concepts désignent seulement médiatement les éléments de la construction [...] ce qu¹on pourrait appeler les pertinences de l¹analyse historique. [...] Il y a des concepts généraux de la science de l¹histoire sans qu¹il puisse jamais y avoir l¹histoire en général. » L.L.C., tome II, p. 113-114. 230 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE En termes clairs, cela veut dire qu¹il y aura une essence unifiée des phénomènes « économiques », et aussi des phénomènes « politiques » et « idéologiques », préexistant au processus de leur transformation historique. Autrement dit, préexistant au processus de leur détermination sous l¹effet de la lutte des classes. Cela veut dire qu¹à un niveau de généralité suffisant, mais susceptible néanmoins d¹expliquer une causalité historique, et des effets définis, le terme « économique » aurait le même sens dans le mode de production féodal et dans le mode de production capitaliste, et en fait dans n¹importe quel mode de production. Bref, c¹est le risque d¹un retour aux présupposés idéologiques de l¹économie politique et de l¹historiographie bourgeoises. Il ne fait pas de doute que cette tentation a été induite dans mon travail par le souci d¹éviter toute interprétation « historiciste » de la critique de Marx, et par conséquent, selon la métaphore de Lénine, de « tordre le bâton dans l¹autre sens ». Mais le bâton ne peut être tordu sans discernement, ou, si l¹on veut, l¹espace de sa torsion n¹est pas un simple plan. Bien entendu cette rechute n¹est pas de hasard, et je crois pouvoir affirmer que, sous cette forme ou d¹autres analogues, elle est l¹indice d¹une difficulté réelle. Je vais y revenir. En réalité, les concepts généraux (ou formels) de Marx (« forces productives » et « rapports de production », « base » et « superstructure », elle-même articulée en « juridico-politique » et « idéologique », ainsi que les rapports de « correspondance » et de « contradiction » qui constituent leur unité) ne font qu¹indiquer et en quelque sorte orienter formellement (précisément : dans un sens matérialiste) la problématique générale (je dis problématique et non théorie) du « matérialisme historique » à l¹oeuvre dans des analyses théoriques définies de Marx. Ils ne peuvent en anticiper le contenu. Logiquement, cela veut dire que nous pouvons tout au plus avancer ceci : lorsque change la forme (sociale) de la combinaison contradictoire qui caractérise le mode de production au sens étroit (combinaison de « rapports de production » et de « forces productives » déterminés), changent aussi nécessairement de façon déterminée les conditions dans lesquelles interviennent historiquement une instance « économique », « politique » ou « idéologique », c¹est-à-dire les conditions dans lesquelles se constituent et se nouent, en une forme complexe d¹unité, des luttes de classes spécifiquement « économiques », « politiques », « idéologiques », et dans lesquelles elles produisent des effets eux-mêmes combinés. C¹est pourquoi, à l¹encontre de tout économisme, le concept de mode de production désigne bien chez Marx, même à un niveau abstrait, l¹unité complexe de déterminations qui relèvent de la base et de la superstructure. Mais nous ne pouvons en aucune façon déduire ni le mode de cette 231 constitution, ni le procès de fonctionnement et les tendances historiques des rapports sociaux considérés, ni les lois de combinaison des différents aspects de la lutte des classes de la simple donnée de cette combinaison par ses caractéristiques formelles, c¹est-à-dire sur la base d¹une comparaison entre les différentes formes possibles. C¹est pourquoi on ne peut inventer des modes de production historiques « possibles ». Si l¹on se demande ce qui est responsable d¹un glissement théorique sur ce point, on peut dire que c¹est notamment le double sens dans lequel peut être pris ici le terme de « combinaison » (Verbindung), selon deux points de vue tout à fait différents. En un premier sens, on doit dire que le matérialisme historique, lorsqu¹il analyse un mode de production déterminé, a d¹abord pour objet de définir et d¹expliquer une combinaison (mieux : un processus de combinaison) particulière des « facteurs » sociaux de la production, que l¹on peut décrire comme « combinaison des rapports de production et des forces productives », à condition d¹indiquer que cette combinaison s¹effectue toujours, sur une base donnée historiquement, dans la forme (sociale) et sous l¹effet des rapports de production eux-mêmes. Autrement dit, que les « forces productives » bien qu¹il soit essentiel de les distinguer des rapports de production, auxquels elles ne sont pas réductibles, n¹existent cependant comme telles (comme système de transformation et d¹appropriation matérielle de la nature) que sous l¹effet de leur propre combinaison avec (dans) des rapports de production déterminés 27. Tel est bien, 27. Dans son intervention devant le comité central d¹Argenteuil (cf. Cahiers du communisme, mai-juin 1966, p. 69 et s.), Henri Jourdain reprochait au texte de L.L.C., sur ce point, d¹effectuer une réduction des forces productives aux rapports de production, et de « privilégier par trop unilatéralement, sinon exclusivement » les rapports de production. Ce qui donne effectivement lieu à des confusions, c¹est le fait de n¹avoir pas clairement pensé le primat du rapport de production fondamental dans la combinaison productive. Le primat implique une distinction réelle ; mais, réciproquement, une distinction réelle des forces productives et des rapports de production ne peut jamais être effectivement pensée sans le primat du rapport de production fondamental : car, du point de vue marxiste, cette distinction n¹est autre que la contradiction des rapports de production et des forces productives, et son développement. Or cette contradiction, au sens fort, est inintelligible en dehors du primat du rapport de production antagoniste, dont elle est l¹effet. Nous pouvons comprendre ainsi pourquoi la thèse inverse, celle du « primat des forces productives » (qui est la forme privilégiée de l¹économisme à l¹intérieur du marxisme) conduit inévitablement à l¹élimination pure et simple des rapports de production et de leur étude scientifique (généralement remplacée par la simple référence aux formes juridiques de la propriété des moyens de production). Lorsqu¹on suggère, comme le faisait récemment Philippe Herzog (Politique économique et Planification en régime capitaliste, p. 37), les dangers qu¹il y aurait à « surestimer » le livre I du Capital, il faut bien voir que c¹est précisément le primat du rapport de production fondamental, analysé en détail et sans aucune équivoque dans le livre I, et nulle part ailleurs, qui est visé. 232 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE abstraitement et brièvement, l¹objet du Capital, notamment dans le livre I. Mais, à côté de ce premier sens, il y en a un second, tout à fait différent : c¹est l¹idée que la théorie du matérialisme historique procède, en différentes circonstances, tant à propos du mode de production lui-même que, ultérieurement, à propos des formations sociales concrètes, par combinaison d¹aspects distincts (« synthèse de multiples déterminations » disait Marx après Hegel). A vrai dire cette dernière formulation ne peut être que provisoire, précisément parce que cette caractéristique formelle de la théorie anticipe simplement sur la connaissance des caractéristiques de l¹objet matériel qu¹elle nous permet de nous « approprier » théoriquement. En tout cas, les deux ne sauraient être confondues sans jeu de mots ou, plutôt, sans passage subreptice du matérialisme historique à une sorte de « méta-histoire ». Ici aussi, c¹est la distinction rigoureuse de l¹objet réel et du concept, ou objet de connaissance, qu¹il faut observer, pour rester sur le droit fil de la lame, sans verser ni « à gauche », dans l¹empirisme, ni « à droite », dans le formalisme. Problématique idéologique ou problématique scientifique de la « périodisation » Mais par là nous touchons à quelque chose de beaucoup plus profond, qui peut nous éclairer sur la racine, dans l¹histoire même du marxisme, des difficultés précédentes, voire de certaines confusions. Je me suis efforcé, dans L.L.C., de montrer comment la construction du concept de « mode de production » par Marx transforme en fait, radicalement, la problématique existante, non marxiste, de la « périodisation » historique. Marx transforme ainsi un a priori idéologique formel en un problème scientifique, dont la solution est justement la connaissance de tendances contradictoires, impliquées dans des systèmes de rapports sociaux définis, et de processus euxmêmes définis de transition ou de transformation des rapports sociaux. Il y a donc deux notions de « périodisation », ou, plutôt, deux usages de la notion de « périodisation », l¹un relevant de l¹idéologie bourgeoise de l¹histoire (Voltaire, Hegel, etc.), et l¹autre marxiste et scientifique. Mais il est clair aussi que, dans cette démonstration, mon texte de L.L.C. comporte une erreur ou plutôt une déviation. Cette déviation ne concerne nullement le fait de considérer le concept de « mode de production » comme un « concept fondamental du matérialisme historique », car il faut faire attention ici à ne pas revenir 233 en deçà de ce qui était juste, en deçà de ce qui est bien chez Marx une révolution théorique dont dépend toute la construction du matérialisme historique : la définition du concept de mode de production, à propos du capitalisme (mode de production matérielle dans la forme nécessaire de l¹exploitation) et de ses tendances historiques. Mais la déviation réside dans l¹usage qui en est fait, et qui, par un autre tour des choses, peut reconduire finalement à l¹économisme. Disons schématiquement ceci: on peut dire que l¹objectif principal de ce texte 28 est de montrer que la « transition » ou le « passage » (disons en clair la révolution sociale) ne peuvent pas être expliqués de façon évolutionniste, même en traduisant une évolution dans le langage de la « négation de la négation », du « changement de la quantité en qualité », etc. L¹objectif était de montrer que la transition n¹est pas, n¹est jamais, pour des raisons de principe, le simple dépassement, résultat « interne » de « tendances » linéaires observables dans le mode de production lui-même et responsables du développement de ses rapports de production caractéristiques, même si ce développement est en même temps développement de contradictions (et de crises). Etant de toute façon exclu qu¹il s¹agisse d¹un effet « externe », puisqu¹il n¹y a pas d¹extérieur du processus historique. Mao le rappelle, après Lénine, fixant ainsi une « loi » (c¹est-à-dire une thèse de principe) de la dialectique : « La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n¹est pas externe, mais interne 29. » Mais c¹est précisément la modalité structurale de cette contradiction interne qu¹il s¹agit d¹expliciter, dès lors qu¹elle est irréductible au simple développement linéaire. Dès le Manifeste communiste, Marx a pris pour objet son aspect principal : la position elle-même contradictoire du prolétariat comme classe ‹ dans la structure des rapports de production capitalistes, mais irréductible à leur simple reproduction. Il fallait donc, du point de vue théorique, montrer que la transition requiert l¹analyse d¹autres conditions matérielles et d¹autres formes sociales que celles qui sont impliquées dans le seul concept (abstrait) du mode de production (en l¹occurrence : capitaliste). Ou encore que la transition requiert l¹analyse des résultats matériels et des formes sociales (re)produits par le développement du mode de production capitaliste sous un autre rapport que le rapport de production capitaliste seul. Mais, paradoxalement, cette « démonstration », dans mon texte 28. Exposé pour lui-même dans le chapitre IV, « Eléments pour une théorie du passage », L.L.C., p. 178 et s. 29. Cf. De la contradiction. 234 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE de L.L.C., consistait à admettre pour le mode de production luimeme et, du même coup, si j¹ose dire, pour les périodes de « nontransition « un développement ou une dynamique « interne » simple, linéaire et, par là, prédéterminée. Un tel développement serait bien, lui, la simple reproduction élargie et l¹accentuation purement « quantitative » des rapports de production capitalistes tels qu¹ils sont constitués dès l¹origine : avec les contradictions inhérentes au procès même d¹accumulation et de réalisation du capital, qui se résolvent en des « crises » plus ou moins périodiques, mais ne mettent pas en cause la nature même des rapports de production. J¹aboutissais ainsi, tendanciellement, à une division mécanique des « périodes révolutionnaires » (transition) et des périodes « non révolutionnaires » (non-transition). En d¹autres termes, s¹il me fallait reconnaître à la « transition » les caractères d¹une « histoire » au sens fort (imprévisible dans la réalité nécessaire de ses formes concrètes), c¹était à la condition de refuser à la « non-transition » la forme d¹une histoire (au sens fort), et de la réduire, qu¹on le veuille ou non, au schéma de l¹économisme. Cette conception restait ainsi inévitablement prisonnière de l¹idéologie même qui sous-tend la pratique courante de la « périodisation », et qu¹il s¹agit de critiquer radicalement. En effet, elle revenait à identifier les notions d¹histoire et de « transition ». Simplement, au lieu de dire : tout est toujours transition ou en transition, puisque tout est historique (ce qui est l¹historicisme courant), je disais : il n¹y a d¹histoire réelle que s¹il y a transition (révolutionnaire), et toute période n¹est pas période de transition. Ce qui, soit dit en passant, est un bel exemple de mise en oeuvre de la représentation empiriste-linéaire du temps comme forme a priori présupposée par la périodisation. L¹équivoque persistante du concept de « reproduction » Mais surtout cela veut dire que je ne réussissais pas à sortir de l¹équivoque courante sur la notion de « reproduction » des rapports sociaux. Je continuais de penser sous ce concept à la fois la forme sociale de la (re)production des conditions de la production modifiées et en partie détruites par la production elle-même, et d¹autre part l¹identité à soi, la permanence des rapports de production donnés 30. 30. Cf. L.L.C., tome II : « Le concept de la reproduction [... est] celui de la détermination nécessaire du mouvement de la production par la permanence de cette structure ; c¹est le concept de la permanence des éléments initiaux dans le fonctionnement même du système » (p. 176-177) ; et plus loin : « Ce couple de concepts [= statique/dynamique] permet [...] de rendre compte du mouvement en tant qu¹il dépend uniquement des relations interne de la struc- 235 Je disais en somme : puisque, dans l¹analyse de Marx, la tendance à l¹accumulation du capital (et toutes les tendances secondaires qui en résultent, y compris la baisse tendancielle du taux de profit) est identique au processus même de reproduction des rapports de production, c¹est que, d¹une part, cette tendance existe par elle-même aussi longtemps que les rapports de production capitalistes « restent inchangés », et que, d¹autre part, cette tendance ne peut par ellemême excéder, « faire éclater » les limites mêmes de son existence. Or, derrière ce raisonnement, il y a une vieille représentation philosophique. Il y a l¹idée que l¹identité à soi, la permanence (y compris sous la forme de la permanence des rapports impliqués dans un processus cyclique) n¹a pas besoin d¹être expliquée, s¹expliquant par elle-même, n¹a pas besoin d¹être causée (ou produite), étant cause d¹elle-même. Seul le « changement », en tant que changement « réel », c¹est-à-dire abolition-transformation de l¹essence, aurait besoin d¹une explication et d¹une cause. Disons que c¹est la philosophie persistante de la substance, de l¹argument ontologique et du « principe d¹inertie ». Mais ce qui explique aussi cette « rechute », c¹est la force d¹une vieille idée économique, une vieille idée des économistes, qui leur avait permis de définir leur objet comme un ensemble de lois naturelles, contre les représentations étroitement « politiques » et institutionnelles, et qui se conserve à travers même la thèse soi-disant « marxiste » de l¹autonomie du processus « économique » (par rapport au « reste » des pratiques, institutions, etc., sociales). Je veux dire la vieille idée que le processus économique est assimilable à un mécanisme automatique, « self regulating », à condition bien entendu de rester dans les limites « naturelles » de son fonctionnement. Idée que les économistes ont cherché à vérifier avec des succès provisoires au niveau du marché, de l¹équilibre des prix, etc. Mais il faut bien le dire aussi, idée « économiste » à laquelle Marx peut sembler, en certains de ses textes, pris isolément, n¹avoir pas totalement échappé, alors même qu¹il déplaçait son objet de la sphère « superficielle » du marché à la sphère de la production et de la « reproduction » d¹ensemble des conditions de la production. Dans Le Capital même, cela peut se produire si on isole la théorie « économique » du livre II, qui est le lieu où émerge, de la « critique de l¹économie politique » (notamment celle des physiocrates et d¹Adam Smith), le concept scientifique de la reproduction des rapports ture, qu¹il est l¹effet de cette structure, c¹est-à-dire son existence dans le temps. La connaissance de ce mouvement n¹implique aucun autre concept que celui de la production et de la reproduction dans la forme propre au mode historique de production considéré » (p. 194). 236 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE sociaux. Si elle est isolée (et combien d¹économistes, même marxistes, l¹isolent ainsi !), cette théorie peut apparaître comme une théorie complète de la reproduction de « l¹ensemble » des conditions de la production. Et comme la théorie isolée du livre II ne fait pas autre chose que de montrer comment « s¹entrelacent » à l'échelle sociale et par l¹intermédiaire de la circulation marchande de leurs produits, les différents processus de production immédiats, cela fait croire que le procès de production ne reproduit pas seulement une partie des conditions de la production (moyens de production, moyens de consommation), mais en reproduit la totalité, ou les reproduit toutes « en puissance ». Mais cette vue est manifestement fausse, ne serait-ce que parce que la seule reproduction des moyens de consommation n¹est pas encore, à elle seule, la reproduction de la force de travail et ne suffit pas à déterminer sa forme sociale, mais en constitue seulement la base matérielle préalable. La reproduction de la force de travail (véritable point aveugle de l¹économisme) inclut en effet nécessairement dans son processus les pratiques de la superstructure 31. En d¹autres termes, cette tendance erronée consiste à prendre la forme du procès de production immédiat non seulement pour ce qui détermine matériellement l¹ensemble du procès de reproduction mais pour ce qui le constitue complètement, par la médiation du marché (un point lourd de conséquences, qu¹il faudra analyser pour ellesmêmes), et dont par conséquent tous les autres processus sociaux (non « économiques ») ne peuvent plus être que des expressions of des phénomènes inessentiels (dans lesquels se manifesteraient seulement la « logique », les « besoins » de la production). Soit dit en passant, on peut se convaincre, en examinant les textes de près, que la tentation « économiste » de certaines formulations de Marx prises isolément est directement liée à cette idée que Marx lui-même se faisait de l¹objet du Capital, et qui, d¹emblée, nous a posé tellement de problèmes, à cause de son caractère évidemment empiriste-formaliste : l¹idée que Le Capital étudie « le système capitaliste dans sa moyenne idéale ». Précisément l¹idée que, de nos jours, tous les professeurs d¹économie politique exploitent pour développer de savantes comparaisons entre le « modèle » économique « marxiste » et d¹autres « modèles économiques ». Idée qu¹il faut profondément transformer pour penser l¹objet du matérialisme historique comme le processus de transformation de formations sociales concrètes, comme telles singulières, et par conséquent non susceptibles d¹apparaître comme les variantes d¹un même « modèle », même si, 31. Cf. provisoirement, sur ce point, le début de l¹article d¹Althusser, déjà cité, « Idéologie et appareils idéologiques d¹Etat ». 237 ce qui est bien différent, l¹histoire des formations sociales à l¹époque moderne est fondamentalement l¹histoire du développement et des effets de leur transformation par un même mode de production dominant, d¹abord constitué « localement », mais d¹extension nécessairement mondiale 32. Il n¹y a pas de « théorie générale » de la transition historique Nous pouvons maintenant revenir à mon texte de L.L.C. On peut y voir de façon fort instructive comment l¹équivoque sur le concept de « reproduction » (dont la lecture isolée de certains textes de Marx est pour une part responsable) a eu un résultat assez logique si on y réfléchit, en ce qui concerne la « théorie du passage ». En effet, après avoir ainsi posé le problème, on a dû se demander si Marx lui-même avait abordé, dans Le Capital, les problèmes de la « transition ». Ce qui s¹est présenté assez naturellement était l¹ensemble des textes sur l¹accumulation primitive, la genèse de la rente, les origines du capital marchand, etc. Il n¹y a pas, me semblet- il, à modifier, pour l¹essentiel, l¹orientation de cette analyse. Il est fondamental de rapprocher ces différents textes et de tirer des conclusions de leur rapprochement. Une précision simplement sur ce point. Quand je montre dans les analyses de Marx une « généalogie des éléments qui constituent la structure du mode de production capitaliste 33 » (capital-argent et force de travail « libre »), il ne s¹agit évidemment pas de dire que le processus de transition est lui-même 32. Notons-le bien, l¹idée d¹une « moyenne idéale » du capitalisme n¹est nullement impliquée de façon mécanique dans le fait d¹étudier les effets tendanciels du mode de production capitaliste sur un exemple historique privilégié, comme la fait Marx pour une part dans Le Capital en choisissant l¹exemple anglais. Car ce privilège (en même temps que ses limites) est lui-meme historiquement détermuné par le développement du mode de production capitaliste : ce qui fait de l¹Angleterre le pays où, au XIXe siècle, la production capitaliste possède la forme la plus typique, c¹est la place de l¹Angleterre sur le marche¹ mondial, son « monopole industriel » (et financier), sa domination impérialiste (qui précède de loin l¹époque de l¹impérialisme et n¹en constitue qu¹une des conditions préparatoires). Ce n¹est pas le fait que l¹Angleterre soit l¹image idéale de tous les autres pays, c¹est au contraire le fait que « l¹Angleterre ne doit pas être traitée comme un pays parmi d¹autres pays. Elle doit être considérée comme la métropole du capital » (Lettre du Conseil Général de l¹A.I.T. au Conseil fédéral de la Suisse romante, janvier 1870, Marx-Engels-Werke, tome XVI, p. 387). C¹est donc, en réalité, l¹effet d¹un développement historique dés l¹origine inégal. Engels a développé cette idée dans un texte fondamental : la préface à l¹édition allemande de 1892 de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. De nos jours, un historien marxiste a remarquablement compris ce problème, et en a fait l¹objet même de son analyse : c¹est Eric Hobsbawm dans Industry and Empire, The Pelican Economic History of Britain, tome III, Penguin Books. 33. L.L.C., tome II, p. 186. 238 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE une « genèse » ou « généalogie » (ce qui d¹ailleurs n¹aurait pas beaucoup de sens), mais que Marx avait dû et n¹avait pu que traiter ce problème sous la forme théorique (provisoire) d¹une généalogie, c¹est-à-dire d¹une série de « sondages » historiques rétrospectifs à partir des éléments du mode de production capitaliste, pris un à un. Ce qui nous amène à constater tout à la fois : ‹ que c¹est cette forme théorique même qui lui permet de découvrir, et de nous exposer, l¹indépendance relative, et la distinction réelle, des processus historiques dans lesquels se constituent les éléments du rapport de production capitalistes (force de travailmarchandise d¹un côté, capital-argent de l¹autre entre les mains d¹une bourgeoisie marchande) ; donc le fait que la constitution du rapport de production capitaliste n¹est pas prédéterminée, c¹est-àdire que le processus de constitution n¹est pas téléologique ; ‹ et en même temps que c¹est cette forme même (ou plutôt la condition qui l¹imposait à Marx : sa théorie encore incomplète de la reproduction du capital) qui a en fait empêché Marx de traiter de la transition du capitalisme au socialisme sur le même mode. C¹est cette forme même qui l¹a donc amené à traiter (dans Le Capital, j¹insiste sur cette précision) de la transition du féodalisme au capitalisme sur un mode « historique », bien qu¹incomplet, et de la transition du capitalisme au communisme sur un mode « logique », c¹est-à-dire pratiquement à ne pas en traiter. Et cela, alors même que la connexion historique nécessaire entre le développement du capitalisme et la révolution prolétarienne (conduisant au socialisme et au communisme) est, du début à la fin, l¹objet même de la théorie marxiste. Pour remédier à cet état de choses, j¹ai, dans L.L.C. postulé que ces deux problèmes étaient, devaient être formellement de même nature. Et comme la « généalogie » ne peut être qu¹une forme théorique provisoire, j¹ai cherché à conceptualiser ce dont il s¹agissait. Mais le seul concept dont je disposais pour rendre compte de la nécessité et de la causalité d¹un processus historique était celui du « mode de production ». J¹ai donc avancé que l¹analyse de la transition consiste dans la définition d¹un nouveau mode de production, différent du mode de production capitaliste lui-même, bien que « complexe », ou « contradictoire », donc « instable » (caractérisé par une « non-correspondance » fondamentale entre rapports de production et forces productives). De ce fait, j¹annulais une partie des présupposés antérieurs, puisque, logiquement, un nouveau « mode de production » ne peut être autre chose qu¹un nouveau procès 239 tendanciel de reproduction, comme le mode de production capitaliste lui-même. Mais surtout : 1. J¹introduisais le germe d¹un problème insoluble : quelle est la spécificité des rapports de production définissant un tel « mode de production » ? Problème auquel on peut d¹autant moins échapper qu¹on reconnaît mieux le primat du rapport de production fondamental sur les forces productives dans leur « combinaison 34 ». 2. J¹introduisais une aporie indéfiniment renouvelable concernant la formation de ce nouveau mode de production, ou, si l¹on veut, la « transition » à ce « mode de production de transition ». 3. Surtout, j¹introduisais l¹idée d¹une « théorie générale de la transition » ou « des transitions », elle-même conçue comme un aspect d¹une « théorie générale de la combinaison ‹ ou de l¹articulation ‹ des modes de production ». Une telle théorie est en fait le substitut d¹une élaboration réelle de la dialectique de l¹histoire des formations sociales, au sens où Althusser l¹avait esquissée dès le texte de « Contradiction et surdétermination ». Mais tout cela ne pouvait apparaître clairement tant que nous ne pensions pas distinctement les deux concepts de « formation sociale » d¹une part et de « mode de production » d¹autre part, et la nature de leur rapport (sinon comme le simple rapport du « concret » à « l¹abstrait », qui tend toujours à se rabattre idéologiquement sur le rapport du « réel au « théorique »). C¹est pourquoi il est particulièrement intéressant que certains aient d¹abord tenté, dans la ligne de ces formulations de L.L.C., des définitions de la formation sociale comme simple « combinaison de plusieurs modes de production », c¹est-à-dire comme mode de production « complexe », ou encore mode de production « de rang supérieur », dans une sorte d¹échelle de types. Sans vouloir m¹étendre ici sur les difficultés d¹une telle théorie, dont l¹idée de « théorie générale de la transition » est une application particulière, je ferai seulement remarquer ceci : une telle théorie est substantiellement équivalente, bien que plus compliquée dans le 34. Ce problème n¹existe tout simplement pas lorsqu¹on dénie le primat du rapport de production : on peut alors se contenter de décrire le socialisme en termes de « libération des forces productives », de « planification », de transformation des formes juridiques de la propriété et des conditions de la répartition des produits. De son côté Marx a posé le problème en des termes qui, seuls, le rendent soluble, en définissant le « socialisme » comme « la première phase de la société communiste » : montrant ainsi que le socialisme comme période de transition, n¹a pas d¹autres rapports de production que ceux qui résultent de la contradiction entre l¹exploitation capitaliste (la plusvalue) et le travail communiste, et de ses formes successives. 240 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE détail, aux formulations provisoires de Marx dans la préface à la Contribution à la critique de l¹économie politique (1859), qui reprennent elles-mêmes des thèmes de L¹Idéologie allemande, concernant les stades du développement des forces productives, formulations qui ont pesé très lourd dans l¹histoire du marxisme après Marx. Elle est équivalente en ce qu¹elle suggère, bien que par des moyens différents, l¹existence d¹un mécanisme universel de la transformation des formations sociales, déductible du schéma de structure de « la » formation sociale en général (c¹est le mécanisme de la contradiction de la forme et du contenu : la fameuse « étroitesse » de l¹enveloppe des rapports de production que le développement spontané des forces productives ferait périodiquement « éclater »). Ce rapprochement éclaire du même coup un fait épistémologique fondamental, qui est la solidarité et même l¹interdépendance nécessaire des représentations évolutionnistes et des représentations relativistes (typologistes ou structuralistes) de l¹histoire, apparemment opposées, mais symétriques, et les unes comme les autres non dialectiques. Il est clair que ces deux représentations surgissent l¹une et l¹autre du fait qu¹on pose séparément deux problèmes qui, dans la théorie de Marx, n¹en font qu¹un : ‹ le problème du caractère historiquement relatif d¹un mode de production ; ‹ le problème du rôle ae la lutte des classes dans l¹histoire, et de ses conditions d¹existence. Dès lors que ces deux problèmes sont séparés, ce qui les unit dans la théorie de Marx (et constitue par là même la base de sa « découverte » révolutionnaire), l¹analyse de la plus-value comme forme spécifique d¹exploitation de classe devient rigoureusement impensable. Et chacun de cès problèmes, artificiellement isolé, donne lieu à des formulations idéologiques symétriques, soit relativistes, soit évolutionnistes. Par exemple, on dira que le mode de production capitaliste n¹est pas un mode de production de la richesse matérielle « en soi », mais seulement « ni plus ni moins » que la féodalité ou l¹esclavagisme, un mode d¹appropriation du travail d¹autrui non payé, qui se distingue seulement par une « manière différente » de l¹extorquer. S¹adressant fictivement au capitaliste, on lui dit : « ta plus-value n¹est qu¹une variante de la corvée ou de la rente », et on développe une critique du capitalisme qui consiste simplement à en montrer la relativité historique. Inversement, pour expliquer le rôle de la lutte des classes dans l¹histoire et le rattacher à la perspective révolutionnaire de la société sans classes, on dira qu¹elle tire son origine de conditions matérielles très anciennes ‹ la « rareté » des produits, 241 le « non-développemént » des forces productives ‹, et qu¹elle est destinée par là même à s¹abolir sur la base des nouvelles conditions que sont le « développement impétueux » des forces productives, « l¹abondance ». On reconstituera ainsi une téléologie, d¹apparence « matérialiste », mais d¹apparence seulement (et de fait, l¹évolutionnisme, c¹est bien la téléologie sous une apparence matérialiste). Dès lors que ces deux problèmes sont séparés (comme ils l¹ont souvent été après Marx), on ne peut donc plus se poser en termes scientifiques la question de savoir pourquoi aucune forme de rapports d¹exploitation nouvelle n¹est possible au-delà des rapports de production capitalistes. La révolution sociale qui détruit les rapports de production capitalistes apparaît comme un simple cas particulier du mécanisme général de contradiction/réajustement des rapports de production et des forces productives. Et son résultat spécifique, l¹abolition de toutes les formes de domination et d¹exploitation de classe, demeure inexplicable et même impensé, sans contenu propre. On peut alors laisser le champ libre, ensemble ou séparément, au relativisme dans la définition des rapports de production et à l¹évolutionnisme dans l¹analyse du développement des forces productives 35. Il est vraisemblable que la tendance relativiste indéniablement présente dans certaines de mes formulations de Lire Le Capital (le plus souvent sous une terminologie de type structuraliste) n¹a été que le contrecoup, et l¹effet indirect, de la tendance évolutionniste dans laquelle avaient alors sombré un grand nombre de marxistes. En fait, l¹existence même du matérialisme historique implique la thèse suivante : il y a une problématique générale de la « transition » dans les formations sociales, c¹est-à-dire de la « révolution dans les rapports de production », de ses conditions matérielles et de ses effets. Car le concept même de « sociétés de classes », reposant sur des modes de production qui sont en même temps des modes d¹exploitation, ne peut`pas être constitué sans référence à la transformation historique des modes d¹exploitation (autrement dit il n¹y a pas d¹exploitation en général, mais seulement des formes déterminées d¹exploitation 36). Mais il n¹y a pas pour autant de théorie générale 35. Cette complémentarité idéologique du relativisme et de l¹évolutionnisme qui n¹est qu¹apparemment surprenante, a été clairement relevée dernièrement par Claudia Mancina, « Strutture e Contradizzione in Godelier », Critica Marxista, 1971, n° 4. 36. Comme l¹a marqué très clairement Marx, et dans Le Capital (tome VIII, p. 224) et dans la Critique du Programme de Gotha, le « surtravail », considéré quantitativement, c¹est-à-dire comme excédent par rapport au « travail nécessaire » à la reproduction de la force de travail sociale, existe dans toutes les sociétés, y compris la société cornmuniste. Le « surtravail », en ce sens, ne peut donc constituer le concept général de l¹exploitation. n faut nécessairement considérer des formes sociales définies d¹exploitation du travailleur et de sa force de travail. 242 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE de la transition, au sens fort d¹explication de la causalité réelle d¹un processus. Au contraire, il s¹avère que chaque « transition » historique est différente, matériellement et donc conceptuellement, et c¹est précisément cette différence nécessaire que permet de comprendre la problématique du matérialisme historique. Ce point est d¹une importance politique fondamentale, s¹il est vrai que des théoriciens marxistes, à commencer par Engels lui-même, ont eu parfois tendance à considérer comme des processus analogues le « passage » de la féodalité au capitalisme et le « passage » du capitalisme au socialisme. Par exemple en définissant le prolétariat moderne comme le « représentant » du mouvement des forces productives de la même façon que la bourgeoisie « représentait » ce mouvement au sein de la société féodale. Ou en expliquant que la bourgeoisie devient à une certaine époque une classe socialement « superflue », parce que « extérieure à la production », de la même façon que la féodalité était devenue une classe « superflue » de rentiers, etc. 37. Lénine, au contraire, a insisté sur la différence irréductible des processus, sans quoi il n¹aurait jamais pu comprendre et expliquer leur combinaison, leur condensation « exceptionnelle » et « paradoxale » dans les révolutions russes de 1905 et de 1917. Il faut poser cette thèse générale que le matérialisme historique n¹est pas seulement théorie de la nécessité de la transformation (révolutionnaire) des rapports sociaux, mais théorie de la transformation du mode de transformation des rapports sociaux. En sorte que deux « révolutions » n¹ont jamais le même concept. Soustraire du concept de « tendance » tout évolutionnisme Cette thèse est elle-même étroitement liée à une rectification de ce que nous pensons par ailleurs comme le développement ou l¹évolution d¹un mode de production (notamment le capitalisme). Pour s¹en rendre compte, il suffit de dire ceci : il est impossible de rendre compte de la spécificité de chaque « transition » révolutionnaire si on ne la rapporte pas non seulement à la forme générale caracté- 37. Marx s¹est contenté de rappeler que le prolétariat doit faire à son tour « sa » révolution, comme la bourgeoisie avait fait la sienne. Mais Engels a presque fait la théorie de cette analogie, ou plutot fait de cette analogie la base même d¹exposition du matérialisme historique, notamment dans Socialisme utopique et Socialisme scientifique, et plus clairement s¹il se peut dans son article « Notwendige und überflüssige Gesellschaftsklassen », Classes sociales nécessaires et Classes sociales superflues (1881), M.E.W. tome XIX, p. 287 et s., dont Kautsky s¹est beaucoup inspiré. Lénine, lui, ne l¹a jamais fait. Cf. supra, chapitre 2, l¹analyse des formulations de Marx concernant l¹analogie de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne du point de vue de l¹Etat, du Manifeste communiste à La Guerre civile en France. 243 ristique des rapports sociaux antérieurs (par exemple la forme capital/travail salarié, et le type de combinaison contradictoire des rapports de production et des forces productives qu¹elle implique), mais encore à l¹histoire spécifique du mode de production antérieur, c¹est-à-dire à l¹histoire des formations sociales qui reposent sur le développement de ce mode de production. En fait, le premier qui, par suite de la contrainte matérielle des circonstances sur sa propre orientation théorique révolutionnaire, ait pris toute la mesure théorique de ce fait, n¹est pas Marx, mais Lénine. Et cette découverte implique finalement une rectification de, certaines formulations provisoires de Marx. C¹est Lénine, dans la mesure où il a démontré que le processus de « transition » révolutionnaire « socialiste » n¹était pas lié à l¹existence des rapports de production capitalistes en général, mais à l¹existence d¹un stade déterminé de l¹histoire du capitalisme : l¹impérialisme, qui, de ce fait (et de ce seul fait), devient le stade « dernier » (« suprême ») de l¹histoire du capitalisme. Le processus de transition révolutionnaire dépend donc de « formes transformées » déterminées des rapports de production capitalistes et de la lutte des classes à l¹époque de l¹impérialisme (et pas seulement, bien entendu, des forces productives à l¹intérieur du « cadre » extérieur de rapports de production inchangés). En sorte que le problème d¹une analyse de la révolution socialiste (prolétarienne) et de ce qu¹est le « socialisme » lui-même comme époque historique, devient inséparable de l¹analyse de l¹impérialisme, donc du problème des stades (ou périodes) déterminés de l¹histoire du capitalisme. Force est de constater, pour revenir à mon point de départ, que l¹une des orientations de mon texte de Lire Le Capital aboutissait précisément à rendre impensables rigoureusement ces stades, c¹est-à-dire ces transformations historiques qualitatives : sinon au sens économiste et évolutionniste courant de « stades de développement », étapes linéaires dans la réalisation d¹une tendance en elle-même inchangée. Toujours très schématiquement, on voit donc que l¹examen du problème de la transition socialiste suppose entre autres une reprise critique d¹ensemble du problème de l¹histoire du capitalisme, et une refonte de notre « lecture » du Capital en fonction de ce problème, d¹autant plus difficile que Marx lui-même ne l¹a que très partiellement abordé 38. En particulier, cela suppose qu¹on revienne, même au niveau le plus abstrait, sur la question de la reproduction et des « tendances » du mode de production capitaliste. De ce point de 38. Rien ne serait évidemment plus ruineux que de reprendre ici à notre compte l¹idée des commentateurs bourgeois de Marx et de Lénine : Le Capital serait la théorie d¹un stade historique (le XIXe siècle), L¹Impérialisme la théorie du stade suivant. 244 SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE vue, il faut sans doute renverser la formulation habituelle : il ne faut pas dire qu¹il y a dans le mode de production une tendance à la reproduction des rapports de production ou, plutôt, une tendance (à l¹accumulation, la concentration du capital, l¹élévation de sa composition organique, etc.) qui réalise la reproduction des rapports de production. Il faut au contraire se demander comment une « même » tendance peut se trouver reconduite, reproduite comme tendance, de façon répétée, en sorte que ses effets d¹accumulation, de concentration, etc., soient cumulatifs selon une apparente continuité. C¹est la lutte des classes, dans ses conjonctures successives, dans la transformation de son rapport de forces, qui commande la reproduction des tendances du « mode de production », donc leur existence même. Il faut alors se demander sous quelle forme une tendance peut se réaliser (produire des effets historiques), compte tenu des conditions de sa propre reproduction dans la lutte des classes. Il faut se demander comment cette reproduction est possible alors même que, dans la formation sociale, seul « lieu » réel du processus de reproduction, ses conditions matérielles (y compris ses conditions politiques et idéologiques) ont été historiquement transformées. Autrement dit, il faut rompre, dans la pratique, avec l¹illusion idéologique dont je parlais ci-dessus, et qui fait que l¹existence d¹une « tendance historique apparaît en même temps comme la tendance de cette « tendance » à persister, donc à se réaliser, etc. Et pour cela, il faut comprendre que ce n¹est pas le mode de production (et son développement) qui « reproduit » la formation sociale et « engendre » en quelque sorte son histoire, mais bien au contraire l¹histoire de la formation sociale qui reproduit (ou non) le mode de production sur lequel elle repose, et explique son développement et ses transformations. L¹histoire de la formation sociale, c¹est-à-dire l¹histoire des différentes luttes de classes qui s¹y composent, et de leur « résultante » dans des conjonctures historiques successives, pour employer une formule fréquente chez Lénine. En cela peut-être serons-nous en mesure de contribuer effectivement au marxismeléninisme, selon les exigences de notre temps et de ses contradictions : non pas au marxisme suivi du léninisme, mais, si j¹ose dire au marxisme dans le léninisme. 245 V MATÉRIALISME ET IDÉALISME DANS L¹HISTOIRE DE LA THÉORIE MARXISTE Personne en effet n¹a jamais pu avoir profit à changer le sens d¹un mot, tandis qu¹il y a souvent profit à changer le sens d¹un texte. SPINOZA, Traité théologico-politique, 7 Un adage bien connu dit que, si les axiomes géométriques heurtaient les intérêts des hommes, on essayerait certainement de les réfuter. Les théories des sciences naturelles, qui heurtaient les vieux préjugés de la théologie, ont suscité et suscitent encore une lutte forcenée. Rien d¹étonnant si la doctrine de Marx, qui sert directement à éclairer et à organiser la classe avancée de la société moderne, indique les tâches de cette classe et démontre que, par suite du développement économique, le régime actuel sera inévitablement remplacé par un nouvel ordre de choses, rien d¹étonnant si cette doctrine a dû conquérir de haute lutte chaque pas fait sur le chemin de la vie. LÉNINE, Marxisme et Révisionnisme, 1908 Pour être marxiste, il faut dénoncer l¹ ³ hypocrisie marxiste ² des chefs de la IIe Internationale, il faut considérer sans crainte la lutte des deux tendances au sein du socialisme, il faut réfléchir à fond sur les problèmes que pose cette lutte. LÉNINE, Le Pacifisme anglais et l¹aversion anglaise pour la théorie, 1915 249 Je voudrais proposer ici quelques éléments d¹appréciation et quelques réflexions concernant la question suivante : qu¹est-ce que l¹histoire de la théorie marxiste ? Et je voudrais montrer que cette question, si elle ne se confond nullement avec l¹exposition de la théorie marxiste, dans son état actuel (qui n¹est pas une récapitulation de ses étapes antérieures), n¹est pas pour autant une simple question d¹érudition. Elle est essentielle au développement même du marxisme. Je ferai d¹abord deux remarques. En premier lieu, il est clair que la position de cette question commande toute appréciation objective d¹une « nouveauté » théorique dans la théorie marxiste. Il y a des « nouveautés » qui sont de vieilles lunes, simplement revêtues d¹une nouvelle terminologie, et il y a des nouveautés effectives, qui ont un contenu actuel et révolutionnaire : en dernière instance, c¹est le « critère de la pratique » qui le fait apparaître. Mais toute position théorique, après cent ans d¹histoire du marxisme, s¹insère dans le jeu des tendances distinctes, voire opposées, qui se le partagent, et dont la divergence ne peut être réduite à un malencontreux accident. Dans le jeu des tendances opposées du marxisme retentissent profondément, positivement et négativement, des événements et des processus politiques, économiques, idéologiques, qui ont les classes sociales pour acteurs (pour autant que les classes sociales soient pensables comme des « acteurs » dans l¹histoire de leur propre lutte) ; mais aussi les effets prolongés des contradictions internes, des conflits de tendances antérieurs, qui n¹ont pas été abolis par l¹histoire. Il suffit, pour s¹en convaincre, de considérer la littérature actuelle. Plus que jamais, c¹est autour du « léninisme », autour du « maoïsme », pour ne pas parler du « trotskisme », du « stalinisme » ou du « luxemburgisme », que se déroulent les luttes théoriques dont l¹enjeu est une politique juste. En second lieu, il est clair également que poser une telle question, 251 c¹est reconnaître la nécessité d¹appliquer à la théorie marxiste ellemême (y compris pour ce qui regarde sa constitution dans l¹oeuvre d¹un théoricien nommé Marx) les principes d¹explication du matérialisme historique et dialectique. La théorie marxiste est, comme telle, une réalité historique. Non pas, donc, un objet de vénération, mais un phénomène social explicable. Cependant, poser cette question aujourd¹hui, c¹est aussi reconnaître que cette application est encore, pour l¹essentiel, une tâche à remplir, bien qu¹elle ait été esquissée, sous forme d¹éléments, dès le commencement. Il faut donc se poser la question des causes historiques de cette « lacune », si elle existe réellement. 1. Histoire de la théorie, histoire du mouvement ouvrier : l¹impossible objectivité Dire que « l¹histoire » matérialiste de la théorie marxiste n¹existe pas encore, qu¹elle est encore aujourd¹hui à constituer, au sens fort, cela ne veut pas dire que nous ne savons rien de précis, d¹utile et d¹exact sur l¹histoire du marxisme. Cela signifie que nous ne savons pas encore comment expliquer cette histoire dans son ensemble, quelles causes lui assigner, comment en déterminer les moments et les tendances objectives, comment en faire la théorie matérialiste. Que signifie cette affirmation ? Bien évidemment, pour quiconque connaît un peu les textes, le marxisme n¹a pas cessé, dès ses commencements dans l¹oeuvre de Marx, de poser ce problème et d¹y apporter des éléments de reponse. En avançant la thèse ci-dessus, non seulement nous ne prétendons pas ignorer, ou récuser, ces éléments, mais nous affirmons qu¹ils sont encore pratiquement sous-estimés, qu¹ils ne sont pas utilisés dans leur totalité pour contribuer à la solution du problème. N¹en signalons que quelques-uns, très allusivement. Ainsi, Marx et Engels, dans L¹ldéologie allemande et d¹autres oeuvres de la même période, posent cette thèse essentielle : toute théorie (y compris et avant tout la théorie de l¹histoire) est inintelligible si on ne la rapporte pas à ses conditions matérielles de production, et la connaissance scientifique de la société résulte ellemême d¹un processus social, à l¹époque où les contradictions du capitalisme font surgir, comme une tendance naturelle, le mouvement révolutionnaire du prolétariat. Dans le Manifeste communiste, dans l¹Anti-Dühring, entre autres 252 MATÉRIALISM ET IDÉALISME textes, Marx et Engels étudient en détail les différentes formes du « socialisme utopique », et les conditions historiques qui ont rendu possible et nécessaire sa transformation en « socialisme scientifique ». Dans Le Capital, en particulier dans la postface à sa deuxième édition allemande, et dans son livre IV (les « Théories sur la plusvalue »), Marx étudie sous une forme à la fois très systématique et extraordinairement minutieuse l¹histoire d¹une discipline « scientiffque », l¹économie politique. Il montre comment elle a progressivement constitué une définition objective de la valeur, définition qui tient dans un concept abstrait fondamental, celui du « temps de travail socialement nécessaire » à la production des marchandises. Il montre en même temps dans quelles limites internes infranchissables, et cependant contradictoires, ce concept reste enfermé jusque chez Ricardo inclus. Il montre comment sont articulés dans sa propre théorie les concepts nouveaux, révolutionnaires, qui font « sauter » cette limitation : le concept de plus-value et l¹analyse du « double caractère » du travail social, etc. Il montre comment, et cette constitution, et ces limites de l¹économie politique sont liées à des phases déterminées du développement du capitalisme et des manifestations de la lutte des classes, de même que la constitution du socialisme scientifique et la décomposition corrélative de l¹économie politique « scientifique » en économie « vulgaire ». Pour ce qui est de Lénine (j¹y reviendrai tout à l¹heure), non seulement il développe ces indications, il les présente systématiquement dans de nombreux textes, mais il y ajoute des explications fondamentales, en particulier à propos du rapport entre l¹histoire de la théorie marxiste et celle du mouvement ouvrier, de ses formes d¹organisation successives, de ses luttes internes entre plusieurs tendances. Ne suffit-il pas de poursuivre ce travail, de le développer, comme l¹ont fait bien des historiens marxistes ? Que faut-il demander de plus ? Et n¹est-ce pas une extraordinaire présomption de demander quelque chose de plus ? Avant de répondre, qu¹on me permette d¹anticiper et de jeter un coup d¹oeil sur un problème voisin, dont nous découvrirons que c¹est fondamentalement le même problème. Le marxisme n¹est pas seulement une théorie. Si je n¹y insiste pas davantage pour l¹instant, c¹est qu¹en principe nous le savons tous. Le marxisme est aussi et avant tout une histoire pratique, qui se confond de plus en plus, mais jamais totalement, avec l¹histoire du mouvement ouvrier et du socialisme modernes. Ne craignons pas d¹appeler ici par leur nom les moments de cette histoire. C¹est l¹histoire de la Ire Internationale et de ses luttes de tendances entre marxistes et syndicalistes, entre marxistes 253 et anarchistes, etc. C¹est l¹histoire du développement des partis socialistes nationaux, au début du XXe siècle, des luttes entre marxisme « orthodoxe » et « révisionnisme » ou « opportunisme », jusqu¹à la crise de la IIe Internationale, ouverte par la guerre de 1914, et conduisant à son éclatement. C¹est l¹histoire de la constitution des partis communishs, de leur antagonisme ou de leur alliance avec les vieux partis sociaux-démocrates, dont les effets se font sentir aujourd¹hui encore. C¹est toute l¹histoire violente et contradictoire des partis communistes et de l¹Union soviétique, puis de la révolution chinoise et des pays socialistes. C¹est l¹histoire qui a conduit, de nos jours, à côtés de ses immenses succès, qui ont fait reculer l¹impérialisme, l¹exploitation, la guerre, la misère (je pense au Vietnam, à Cuba), à des scissions irréconciliables (je pense à l¹antagonisme de l¹Union soviétique et de la Chine populaire), à des tragédies qui ébranlent le mouvement ouvrier tout entier (je pense à l¹invasion de la Tchécoslovaquie). Comment l¹histoire du mouvement ouvrier et du socialisme, du marxisme dans ses rapports avec le mouvement ouvrier, est-elle traitée aujourd¹hui ? Je veux dire : comment est-elle traitée par les marxistes, les seuls desquels on me permettra, en l¹occurrence, d¹attendre une explication matérialiste ? Cette histoire est toujours traitée d¹une façon directement politique. Cela n¹est ni pour nous étonner ni pour nous embarrasser. Nous sommes persuadés au contraire, suivant en cela la leçon de Marx et de Lénine, que je citais plus haut, que l¹histoire du marxisme et du mouvement ouvrier est une question fondamentalement politique, tout entière soumise aux luttes de l¹actualité, qui l¹éclairent et dont elle fait partie, car nous éprouvons tous les jours les conséquences matérielles de cette histoire, nous avons affaire aux tendances qu¹elle manifeste déjà. Nous pensons que cette histoire ne peut être comprise que d¹un point de vue politique parce qu¹elle ne peut être comprise que d¹un point de vue de classe. Bien plus, en tant que marxistes, nous ne voyons pas comment elle pourrait l¹être autrement, nous exigeons que la forme de l¹explication corresponde à son objet matériel. Mais en même temps, nous sommes obligés de constater ‹ je dis bien de constater, encore que tout le monde ne veuille pas, ayant pourtant étudié les oeuvres scientifiques du marxisme, ou ne puisse pas, les ignorant, faire cette constatation ‹ que cette histoire n¹est jamais, ou presque jamais, traitée, étudiée, de façon scientifique. Au contraire, cette histoire est aujourd¹hui toujours (ou presque toujours) traitée d¹un point de vue apologétique. Naturellement je ne vise pas ici les simples et indispensables travaux de documenta- 254 MATÉRIALISM ET IDÉALISME tion empirique : mais leur développement même se ressent de cette situation. Si nous pensons que, dans telle ou telle de ses parties, la pratique actuelle du mouvement ouvrier est correctement orientée, a nous faut constater que, sur des points essentiels, cette pratique ignore sa propre histoire. Aussi n¹y a-t-il pas encore d¹histoire marxiste véritable du mouvement ouvrier, en particulier de la IIe Internationale et de la IIIe Internationale, des partis communistes, des pays socialistes. Il y a d¹un côté des histoires édifiantes, qui justifient a posteriori tel ou tel moment de l¹histoire du marxisme (soit comme un bloc sans failles, soit en distinguant les « bons » et les « mauvais » côtés pour répondre aux critiques), et, de l¹autre, des histoires tout aussi édifiantes qui condamnent et marquent d¹infamie tel ou tel autre moment (éventuellement les mêmes). Il n¹y en a pas, ou presque pas, qui les expliquent par leurs causes matérielles et la dialectique de ces causes, à la façon dont Marx expliquait par leurs causes matérielles et le développement de leurs contradictions internes l¹histoire du capitalisme, la révolution industrielle, les luttes de classes en Angleterre, en France et en Europe, le socialisme utopique, etc. Spinoza disait, d¹une façon profondément matérialiste, que, pour le « philosophe », il ne s¹agit pas de rire, il ne s¹agit pas de pleurer, il ne s¹agit pas de s¹indigner, mais il s¹agit d¹expliquer (intelligere) la nature des choses, la nature des hommes vivant en société, en la rapportant à ses causes. Et cela, comme il l¹a montré lui-même, ne s¹oppose pas au fait d¹agir, de prendre parti. Au contraire, c¹en est une condition. Tout se passe comme si, aujourd¹hui (mais cette situation n¹est pas nouvelle), les principes matérialistes d¹explication que le marxisme applique universellement à l¹intelligence de l¹histoire devaient soudain être oubliés. Tout se passe comme si le marxisme était capable de les appliquer à tous les moments historiques (au moins en droit), sauf à sa propre histoire. Sauf à l¹histoire des formations sociales et des luttes de classes d¹aujourd¹hui, dès lors qu¹il y est impliqué lui-même, comme effet et comme cause, à titre d¹acteur, et parfois d¹acteur principal. Situation paradoxale, dont nous pourrons peut-être dire plus tard qu¹il suffisait de la réfléchir correctement, de la poser comme telle, pour déterminer déjà quelques éléments de sa solution. Mais il faut bien reconnaître pour l¹instant qu¹elle est à première vue tout à fait déconcertante. On l¹a bien vu lorsqu¹il s¹est agi, dans les pays socialistes et dans les partis communistes (ne parlons même pas de ce qu¹on peut trouver en dehors), de tirer les conséquences du XXe Congrès et des transformations politiques qui ont suivi la mort de Staline. On 255 a développé alors de diverses façons les implications d¹un concept dont Althusser dit à juste titre qu¹il est « introuvable » dans la théorie marxiste, le concept du « culte de la personnalité » de Staline, et avec lui le concept de la « violation des normes de la légalité socialiste ». Concepts introuvables dans la théorie marxiste, parce que ce sont des concepts ou bien psychologiques et psychosociologiques, ou bien juridiques et relevant de l¹idéologie juridique des institutions et de l¹Etat. Concepts qui ne valent pas mieux que ceux des « crimes de Staline », de l¹action de la « bureaucratie », ou de la « dégénérescence de la révolution ouvrière », etc., ou encore que celui de la reprise du pouvoir par une « clique de dirigeants », qui rappelle la façon dont le rationalisme du XVIIIe siècle expliquait la religion par l¹action d¹une « clique » de prêtres. Je ne connais pas, jusqu¹à présent, de traitement de ce problème (ou d¹autres semblables et tout aussi brûlants) qui mette véritablement en oeuvre la problématique du matérialisme historique, en posant la question : quels sont les rapports sociaux de production qui se sont développés après la révolution socialiste, quelles sont leurs contradictions historiques? (Il ne suffit pas, bien entendu, de dire ce qu¹ils excluent ‹ les formes du marché, la « loi du profit », etc. ‹, ni ce à quoi, en principe, ils tendent : la satisfaction des besoins individuels et collectifs, la planification sociale de la production, etc.) Et puisqu¹il s¹agit ici manifestement de l¹Etat et du fonctionnement de ses appareils, puisque la théorie marxiste énonce la thèse qu¹il n¹est pas d¹Etat sans contradictions de classes, la question s¹impose d¹elle-même : quelle est la nature des contradictions de classes qui produisent les effets recouverts par la notion du « culte de la personnalité » ? Comment s¹y reflètent-elles ? Quelles transformations ont-elles subies par rapport aux formes qu¹elles revêtaient avant la révolution ? Il s¹agit tout simplement de poser scientifiquement ces questions, pour pouvoir y répondre. Mais revenons à l¹histoire de la théorie marxiste. Je pourrais me contenter de dire : l¹histoire de la théorie marxiste n¹est qu¹une partie de l¹histoire du mouvement ouvrier et du socialisme ; ce qui vaut pour le tout vaut aussi pour la partie, et, dans la mesure où nous manquons d¹une histoire marxiste, d¹une histoire critique et matérialiste du mouvement ouvrier, nous ne pouvons disposer d¹une histoire satisfaisante de la théorie marxiste, ni d¹une théorie satisfaisante de cette histoire. Mais cette raison est encore trop générale. Elle néglige ce que la théorie marxiste, en tant que théorie, a de spécifique. Et, par contrecoup, elle peut obscurcir ce en quoi l¹histoire de la théorie est indispensable à l¹histoire du mouvement ouvrier et du socialisme, qui l¹englobe, qui est notre histoire tout court. 256 MATÉRIALISM ET IDÉALISME Il faut donc ajouter ceci : ce qui fait obstacle à l¹histoire du marxisme comme théorie, scientifique et philosophique, c¹est une très vieille, mais très insistante représentation de la vérité théorique. Dans cette représentation, fondamentalement, la vérité (donc la connaissance) n¹a pas d¹histoire réelle. Ce qui est « vrai » (et « juste », par rapport à la pratique) est vrai une fois pour toutes, en soi et par soi. Dans cette représentation, la seule histoire que possède le vrai, c¹est l¹histoire de sa révélation et de ses progrès, c¹est-à-dire des nouveaux éléments de vérité qui s¹y ajoutent, ou bien des circonstances dans lesquelles des hommes le rencontrent (ou non), le formulent, le reconnaissent, le diffusent et le communiquent entre eux. La seule histoire que possède alors le vrai, c¹est aussi l¹histoire de son ignorance, de sa méconnaissance, c¹est l¹histoire des erreurs qui le contredisent, soit que les hommes ne l¹aient pas encore reconnu, soit qu¹ils l¹aient oublié, ou travesti, ou détourné. La seule histoire que possède le vrai, c¹est donc une non-histoire, qui suppose qu¹il est toujours déjà là, déjà donné à l¹origine (Marx, ou bien Lénine, ou bien Mao, peuvent très bien représenter dans notre cas une telle origine. On voit déjà que tout cela engage la question de savoir en quel sens nous pouvons les considérer comme les auteurs du marxisme, aux différents sens de ce terme). Ou bien c¹est l¹histoire d¹autre chose que lui-même, par exemple l¹histoire individuelle des hommes, des groupes, des partis, qui reconnaissent ou non la vérité préexistante du marxisme, non seulement dans leurs opinions, dans leur conscience, mais surtout dans leurs actes, et qui, ainsi, « participent » à la vérité, ou au contraire s¹en excluent. Il est temps de dire que cette représentation ‹ je la présente évidemment de façon très schématique ‹ est profondément idéaliste. Elle est même constitutive de toute philosophie idéaliste jusqu¹à nos jours, y compris celle de Hegel, qui lui donne pourtant une forme extrême, contradictoire et finalement intenable, puisqu¹il affirme que cette présence originelle, toujours déjà donnée, de la vérité théorique est en même temps, et n¹est pas ailleurs que dans son histoire, l¹histoire de sa production. Il est temps de dire aussi que cette représentation est présente avec insistance, avec obstination même, dans l¹histoire du marxisme. Et par conséquent nous devons reconnaître que le marxisme n¹a jamais cessé de comporter en son sein un élément d¹idéalisme, qui contredit sa problématique matérialiste, et qu¹il n¹a pas réussi à éliminer complètement. Un élément d¹idéalisme qui porte, précisément, sur la représentation qu¹il a donnée de lui-même, de sa propre histoire comme théorie (et par là, plus généralement et plus gravement, comme force sociale). Nous pouvons dire que l¹histoire du 257 marxisme, la propre histoire de la théorie marxiste, est restée en ce sens la faille idéaliste de sa philosophie matérialiste, dans la mesure même où elle est restée hors de portée de sa conception scientifique matérialiste de l¹histoire. Mais à la réflexion, ou plutôt à l¹examen détaillé, cette situation n¹a rien de scandaleux, d¹inintelligible, même si elle a eu des effets théoriques et pratiques désastreux. Cette situation n¹est nullement inintelligible dans la mesure où elle nous découvre la présence simultanée, mais inégale, du matérialisme et de l¹idéalisme, donc leur lutte à l¹intérieur d¹une même théorie, d¹une même problématique. Car la thèse marxiste (Engels, Lénine, Mao) qui affirme que toute l¹histoire de la philosophie est l¹histoire de la lutte entre matérialisme et idéalisme, cette thèse n¹affirme nullement que les philosophies se partagent mécaniquement en deux classes, les unes uniformément « matérialistes », les autres uniformément « idéalistes ». Cette thèse affirme au contraire que la lutte du matérialisme et de l¹idéalisme détermine l¹histoire de la philosophie : il faut donc bien que des tendances matérialistes et idéalistes s¹affrontent, sous des formes différentes, à l¹intérieur de chaque philosophie. Et d¹autre part, cette situation n¹a rien de scandaleux ni d¹inintelligible en ce qui concerne le marxisme lui-même, qui n¹échappe pas de ce point de vue à la règle commune. Ce qui définit le marxisme à ses propres yeux n¹est pas de surgir d¹emblée comme une théorie purement et définitivement matérialiste, mais de constituer pour la première fois dans l¹histoire une philosophie où le matérialisme est dominant, donc explicitement développé, de façon « conséquente » (selon l¹expression de Lénine : on sait que cette « conséquence », c¹est la dialectique elle-même), et peut donc travailler à surmonter, à critiquer, éliminer l¹idéalisme, selon une tâche infinie, mais effectivement accomplie pour une part dans chacune de ses étapes. Il reste que, si ce travail s¹interrompait, la dominance philosophique pourrait toujours encore se trouver renversée. Nous pouvons alors nous retourner vers les textes de Marx et de Lénine (et des autres classiques du marxisme) dont je parlais tout à l¹heure. Il faut les examiner avec attention et les travailler sans cesse à nouveau. Il n¹est pas question de les amalgamer à n¹importe quelle littérature apologétique qui se couvre du nom du marxisme. Non seulement ce serait leur faire une extraordinaire injure, mais ce serait nous priver des moyens essentiels de faire avancer notre problème, ce serait tourner le dos à sa solution. Mais précisément, dans notre analyse scrupuleuse de ces textes, il est nécessaire de poser la question : à côté de tous les éléments d¹une explication matérialiste de l¹histoire du marxisme qu¹ils comportent, et combinés avec eux dans une même problématique 258 MATÉRIALISM ET IDÉALISME complexe, n¹y a-t-il pas en eux aussi, parfois, un élément d¹idéalisme qui fait obstacle à cette explication, qui l¹empêche de se développer de façon « conséquente » ? Et cet élément paradoxal d¹idéalisme n¹est-il pas toujours étroitement lié à la conception de la « vérité » théorique qui se trouve investie dans ces textes, à la fois sous la forme de thèses épistémologiques, de thèses portant sur l¹histoire des sciences, et de thèses portant sur l¹histoire du mouvement ouvrier ? Il me semble que tel est bien le cas, que nous pouvons en découvrir les indices précis, et, les ayant découverts, essayer de faire faire à la théorie marxiste un nouveau pas en avant, appuyé sur la rectification de ces thèses, et grâce aux éléments matérialistes fondamentaux qui les accompagnent. Disons même plus : dans la mesure exacte où la question de l¹histoire de la théorie marxiste, de ses origines (ou de ses « sources »), des conditions de son développement et de ses destinées historiques représente pour le marxisme la figure concrète de sa propre « vérité », et implique la reconnaissance de sa position active, en tant que théorie, dans la pratique, elle a dû être à la fois son « point aveugle » et l¹objet de sa constante préoccupation. Tout pas en avant, dans l¹histoire du marxisme et du mouvement ouvrier révolutionnaire, a dû comporter la reconnaissance « à l¹état pratique », ou même la reconnaissance théorique sous une modalité particulière commandée par les circonstances, des caractéristiques originales de cette histoire. C¹est donc au voisinage même de ce que j¹ai cru pouvoir appeler les thèses « idéalistes » de la philosophie marxiste, et parfois indissolublement liées à elles dans les mêmes analyses et les mêmes énoncés, que nous pourrons trouver aussi les propositions matérialistes les plus éclairantes. Essayons de ne pas en rester à ces formulations qui peuvent paraître paradoxales, et de le montrer sur pièces. 2. Marx et Lénine historiens du marxisme Je donnerai deux exemples de cette situation typique, qui mériteraient l¹un et l¹autre une analyse plus approfondie, mais qui nous permettront déjà de désigner des points sensibles de la tradition marxiste. Premier exemple : comment Marx analyse-t-il l¹histoire de l¹économie politique et la place de sa théorie par rapport à elle ? Second exemple : celui des analyses que Lénine consacre aux destinées historiques du marxisme dans le mouvement ouvrier de son temps. 259 Marx et les « théories sur la plus-value » Il n¹est pas question d¹étudier ici en détail toutes les analyses que Marx a consacrées à l¹histoire et à la critique de l¹économie politique « classique », puisque ces analyses sont pratiquement coextensives à son oeuvre. Je voudrais seulement signaler à nouveau un « paradoxe », dont on sait qu¹il, est directement lié à la problématique de la philosophie marxiste. Lorsque Marx étudie le rapport de sa « découverte » de la plusvalue avec l¹histoire de l¹économie politique classique, il s¹agit toujours pour lui de mettre en évidence une différence avec le matérialisme historique : différence des conclusions, mais surtout différence des prémisses, de la problématique elle-même. Il s¹agit par là même d¹étudier la transformation historique de la problématique des économistes, d¹où résulte, pour une part, la problématique du matérialisme historique. Il s¹agit donc bien d¹une transformation au sens fort, distincte d¹une simple métamorphose, ou d¹un renversement terme à terme des conclusions de l¹économie politique en « critique » de l¹économie bourgeoise, tel qu¹on peut le trouver par exemple chez Sismondi. Une telle transformation suppose à la fois la critique interne des confusions de principe, nullement innocentes ou arbitraires, dans lesquelles se réalisait sa position de classe idéologique bourgeoise, et l¹importation, de l¹extérieur, de concepts tout à fait étrangers à l¹économie politique, leur utilisation comme « moyens de travail » théoriques pour opérer la transformation de l¹économie politique. Cette transformation est signalée, Marx ne cesse de le répéter, par l¹apparition d¹un concept nouveau : la « plus-value », qui correspond lui-même à un problème nouveau : celui des formes historiques de l¹exploitation du travail. Ce concept nouveau réalise dans la théorie, en tant que concept théorique, une position de classe nouvelle. On peut dire que non seulement il institue une théorie pour le prolétariat, qui lui explique sa situation historique et lui donne les armes dont il a besoin pour la transformer, mais il institue une théorie du prolétariat, qui, pour la première fois dans l¹histoire, permet au prolétariat (et, généralement, aux travailleurs exploités) d¹exister aussi, comme classe autonome, sur le terrain de la théorie. A tous égards, épistémologiquement et politiquement, ce concept, et ceux qui en dérivent, sont donc irréductibles à l¹histoire théorique antérieure, ce qui ne veut pas dire qu¹ils n¹aient pas été produits à partir d¹elle, des conditions et des moyens qu¹elle fournit. La position de Marx est, sur ce point, parfaitement claire. Mais que fait Marx, dans de nombreux passages du Capital (particulièrement des « Théories sur la plus-value »), qui en contre- 260 MATÉRIALISM ET IDÉALISME disent ainsi de nombreux autres ? Il affirme ou, plutôt, il s¹efforce de montrer que les économistes classiques (les physiocrates, Smith et, surtout, Ricardo) ont déjà découvert implicitement la plus-value, quoique sous un autre nom. Très précisément, les économistes auraient déjà découvert la plus-value sous le nom de l¹une ou l¹autre de ses parties (rente, profit ou intérêt). Ce serait leur côté scientifique, resté caché parfois même à leurs propres yeux (le « côté ésotérique » d¹Adam Smith). Ainsi Marx s¹efforce de montrer que là où les physiocrates, Smith, Ricardo parlent explicitement de rente, de profit, d¹intérêt et de leur variation en fonction de celle des salaires, c¹est déjà implicitement de la plus-value et de ses lois qu¹il s¹agit. Bien entendu, cette « méprise », cette subreption de la partie pour le tout, est directement responsable de leurs erreurs, aussi bien en ce qui concerne la plus-value qu¹en ce qui concerne le profit, la rente, etc. Mais ces erreurs, issues d¹une méprise sur le nom de l¹objet qu¹ils étudient, ne porteraient plus que sur la terminologie et sur les conséquences particulières. Bref, qu¹on le veuille ou non, Marx s¹efforce ici de montrer que la vérité qu¹il a « découverte » est par lui, non pas produite, mais seulement révélée, déjà d¹une certaine façon donnée et présente « en soi » dans l¹économie politique avant de devenir « pour soi », consciente, dans le matérialisme historique. N¹est-ce pas exactement la représentation idéologique dont je parlais tout à l¹heure ? Dans Lire Le Capital (1965), au chapitre sur « L¹objet du Capital », Althusser a déjà longuement examiné ce problème. Aussi pouvonsnous nous appuyer sur sa démonstration, et nous contenter de la prolonger. Althusser distingue, parmi les « critiques » de Marx à l¹encontre de l¹économie politique, celles qui sont présentées comme des critiques de détail, et une critique de fond. Parmi les premières se range le reproche que fait Marx aux économistes de désigner (et de déguiser) la plus-value sous le nom du profit, de la rente, de l¹intérêt, qui n¹en sont que les formes particulières, transformées. La critique de fond, c¹est le caractère anhistorique, éternitaire, fixiste et abstrait des catégories économiques, qui sont en réalité le produit d¹une histoire, dont elles ne reflètent qu¹un moment déterminé. Parti d¹un inventaire des formulations critiques de Marx, qu¹il veut examiner à la lettre, Althusser a raison de ne pas confondre ces deux critiques, qui n¹ont pas le même angle d¹attaque (l¹une « technique », l¹autre « philosophique ». Nous verrons cependant dans un instant qu¹elles sont intrinsèquement liées. Althusser le constate d¹ailleurs lui-même, dans le cours de son analyse, puisque la question de la « terminologie » et celle de l¹ « historicité » se rejoignent finalement dans la question de la 261 différence de problématique de l¹economie et de la théorie du Capital. Althusser montre que l¹idée d¹une « historicisation » des catégories économiques est une idée profondément équivoque, puisqu¹elle ne met pas en question l¹objet théorique de l¹économie politique, mais seulement les limites à l¹intérieur desquelles sa représentation peut être créditée d¹une validité historique. Au lieu de renvoyer aux conditions mêmes sous lesquelles une théorie peut s¹approprier le réel (sous la modalité de la connaissance), et donc le « transformer » en objet de connaissance, conditions qui dépendent de la nature des concepts qu¹elle définit et du type de causalité qu¹ils expriment, au lieu de mettre en cause par conséquent les conditions d¹objectivité de la théorie économique, l¹idée d¹ « historicisation » ne renvoie qu¹aux conditions subjectives du rapport entre la théorie et l¹histoire, même si cette subjectivité n¹est pas la subjectivité individuelle des économistes, mais la subjectivité « transcendantale » impliquée dans leur conscience théorique, et dans les limites historiques de cette conscience. On peut ainsi s¹imaginer que l¹objet du Capital est le même objet, a la même structure que celui de l¹économie politique, est défini par le même type de catégories quantitatives, par le même empirisme des grandeurs « variables » immédiatement données dans l¹expérience pratique des « faits économiques », et par le même système de catégories anthropologiques sous-jacentes (l¹anthropologie des « besoins » humains et du comportement de l¹homo oeconomicus, que les développements de l¹économie politique n¹ont cessé d¹enrichir de nouvelles facultés fictives, depuis la « propension à investir » jusqu¹à la « préférence pour la liquidité », etc.). Contre cette représentation, Althusser montre que Le Capital a en réalité un autre objet, irréductible à l¹objet de l¹économie politique, car il ne se contente pas de limiter, de relativiser la validité des catégories économiques (cela, c¹est le but d¹un Stuart Mill, le vrai père de l¹ « anthropologie économique »), mais il développe la théorie des rapports de production eux-mêmes. C¹est pourquoi Althusser attache une particulière importance aux formulations d¹Engels dans la préface au livre II du Capital (1885). Car les formulations d¹Engels font directement écho à cette rupture théorique décisive qui consiste, chez Marx, à reconnaître l¹irrationalité de l¹expression « prix (ou valeur) du travail », pour poser à sa place le problème de la valeur de la force de travail ; elles amènent Engels à caractériser l¹oeuvre de Marx comme un changement de terrain théorique, inscrit dans un changement de problématique. Les mêmes mots, en tant qu¹ils désignent des concepts, ne peuvent avoir le même sens d¹une problématique à l¹autre : ce qui les investit d¹un sens théorique déterminé n¹est pas leur signification immédiate, isolée, mais leur fonction dans un système théorique d¹ensemble. 262 MATÉRIALISM ET IDÉALISME Cependant, comme le remarque aussitôt Althusser, ces formulations remarquables sont encore limitées à l¹aspect formel de la révolution théorique de Marx. Si elles suffisent à marquer, sans contestation possible, la « coupure » qui sépare le fait de « produire » la plus-value, dans une problématique où elle est impensable comme telle (celle des économistes), du fait de la « reconnaître », de l¹expliquer et d¹en faire la base d¹une nouvelle problématique (celle de Marx), ces formulations d¹Engels ne suffisent pas à nous expliquer le passage d¹une problématique à l¹autre, en tant qu¹il réalise un nouveau rapport (théorique) au réel. Elles sont contraintes de nous le présenter à son tour comme un « fait », sur le mode de la « découverte », du « c¹est ainsi ». Et par là nous sommes renvoyés à l¹équivoque entretenue par l¹idée d¹historicisation. C¹est là proprement l¹historicisme comme théorie de la connaissance, comme variante de l¹empirisme philosophique. S¹il y a passage d¹une problématique théorique à une autre, transformation de la théorie, ce serait simplement parce que la réalité change, parce que les rapports marchands se développent, se généralisent dans le mode de production capitaliste, et que ce changement se réfléchit immédiatement dans la théorie. Relevant notamment cette équivoque dans le paragraphe célèbre de l¹Introduction de 1857 sur la « méthode de l¹économie politique », Althusser montre qu¹une telle « explication » du développement de l¹économie politique présuppose toujours une conception idéaliste et téléologique de l¹histoire, dans laquelle la théorie (y compris la théorie scientifique) représente directement la conscience de soi d¹un temps, le présent historique de chaque époque devenant conscient de soi, en tant que totalité unifiée, dans la forme réflexive de la théorie. Et puisque la théorie de Marx est la critique des catégories économiques, puisqu¹elle doit elle aussi être à son tour la réflexion du présent, il faut supposer que ce présent incarne la figure privilégiée d¹une conscience critique de soi, d¹un moment historique qui est à lui-même sa propre « autocritique », bref, d¹un moment historique qui coïncide avec un savoir absolu. Dès lors, la nouveauté révolutionnaire de la théorie marxiste ne peut plus être pensée que comme la « fin » de l¹histoire théorique antérieure (au double sens de ce terme), comme la vérité de l¹économie politique, à laquelle l¹économie politique tendait toujours déjà, fût-ce sous les formes (aliénées) de la contradiction, de l¹erreur, et de l¹inconscience. Ce qui annule en fait l¹idée d¹un changement de terrain et d¹une transformation révolutionnaire, au sens fort. Je voudrais essayer de prolonger ces analyses, et en même temps, sur un point précis, de leur apporter un correctif. Il s¹agit, en un sens, de les aggraver, de montrer que cette représentation idéaliste 263 de sa propre position historique-théorique a eu, chez Marx, des conséquences qui vont loin, mais il s¹agit aussi de montrer que, chez Marx lui-même, dans des conditions historiques déterminées, les éléments d¹une autre position du problème, tout à fait différente, figurent aussi en toutes lettres. Les conséquences, d¹abord. Pour en mesurer la portée, prenons l¹un des textes dans lesquels Marx expose sous la forme la plus synthétique la nature du « quiproquo » des économistes : « Nulle part Ricardo ne considère isolément la plus-value, indépendamment de ses formes particulières ‹ profit (et intérêt), rente. Aussi ses considérations sur la composition organique du capital, problème d¹une importance si déterminante, sont-elles limitées aux distinctions théoriques héritées d¹Adam Smith (et des physiocrates), qui proviennent du procès de circulation (capital fixe et capital circulant) ; mais nulle part il ne mentionne ni ne reconnaît les distinctions relatives à la composition organique dans le procès de production proprement dit. D¹où sa confusion de la valeur et du prix de production, sa théorie fausse de la rente, ses lois fausses sur les causes de hausse et de baisse des taux de profit, etc. Profit et plus-value ne sont identiques que dans la mesure où le capital avancé est identique au capital directement dépensé en salaires [...]. Dans ses considérations sur le profit et le salaire, Ricardo fait donc aussi abstraction de la partie constante du capital, qui n¹est pas dépensée en salaires. Il traite la question comme si le capital tout entier était directement dépensé en salaires. Dans cette mesure, c¹est donc la plus-value qu¹il considère et non le profit, et on peut parler chez lui d¹une théorie de la plus-value. Mais, d¹un autre côté, il croit parler du profit comme tel, et de fait on voit se multiplier dans son exposé les vues qui procèdent de la présupposition du profit, et non de la plus-value. Quand il expose correctement les lois de la plus-value, il les falsifie en les énonçant immédiatement comme lois du profit. Et d¹un autre côté, il prétend exposer les lois du profit immédiatement, sans les éléments intermédiaires, comme lois de la plus-value. Lorsque nous parlons de sa théorie de la plus-value, c¹est donc de sa théorie du profit que nous parlons, pour autant qu¹il le confond avec la plus-value, c¹est-à-dire du profit rapporté au seul capital variable, à la part du capital dépensée en salaires [...]. Le fait que la plus-value ne puisse être traitée que par rapport au capital variable (au capital directement dépensé en salaires) ‹ et sans théorie de la plus-value aucune théorie du profit n¹est possible ‹ tient si profondément à la nature de la chose que Ricardo traite tout l¹ensemble du capital comme du capital variable et fait abstrac- 264 MATÉRIALISM ET IDÉALISME tion du capital constant, bien qu¹il le mentionne à l¹occasion sous la forme d¹avances 1. » Texte remarquable, et, si l¹on veut bien l¹examiner en détail, fort surprenant. On imagine en effet facilement ce que pourrait objecter à cette argumentation un économiste ricardien, ou simplement un lecteur de Ricardo : est-ce que toutes les « difficultés » et les « erreurs » relevées par Marx ne viennent pas de ce qu¹il veut à toute force faire parler Ricardo d¹autre chose que ce dont il parle, de plus-value quand il s¹agit de profit, et réciproquement ? La belle critique, dira-t-on, que celle qui commence par accommoder le texte à sa façon pour mieux le critiquer ! Mais ce serait oublier non seulement les difficultés inéluctables et les contradictions de fait de la théorie de Ricardo (en particulier sa contradiction immédiate dans la définition de la valeur par le « temps de travail nécessaire », dont seule l¹analyse de Marx peut expliquer l¹origine), mais où réside le point essentiel de la critique. Ce point ne tient pas dans le fait de prendre un mot pour un autre, mais dans le fait que Ricardo, cet « économiste de la production par excellence », est en réalité incapable de faire une théorie véritable de la production capitaliste. Ricardo ne fait qu¹une théorie de la production du point de vue de la circulation, comme le montre en particulier sa définition de la « composition organique » du capital, qui perpétue le point de vue des physiocrates et de Smith. Ricardo rapporte le profit (et le taux de profit) non aux conditions dans lesquelles la valeur est produite, mais aux conditions dans lesquelles les différentes fractions du capital circulent, aux périodes différentes de leur « immobilisation ». Pour Ricardo, le concept de « travail » est un concept indifférencié, le « temps de travail » n¹est pas tant la mesure d¹une force de travail dépensée que le délai nécessaire à la production, le temps que le travail de l¹ouvrier « épargne » au capitaliste (ce qui exprime, sur le temps de travail, le point de vue du capital, et non celui du producteur 2). Inversement, il fait entrer dans la définition de la valeur des rapports de distribution (parce que le capitaliste individuel comptabilise comme frais, dépenses supplémentaires de capital, les fractions de la plus-value qu¹il doit rétrocéder sous forme d¹intérêt, etc.). Si, chez Ricardo, les rapports de distribution sont bien 1. MARX, Théories sur la plus-value, Dietz, 1959, tome II, chap. 15, § 1, p. 369-370. 2. Ainsi l¹économie politique ‹ y compris Ricardo ‹ se représente toujours déjà le travail comme une « puissance du capital », ainsi que l¹explique Marx dans le livre I. C¹est le fond de sa position théorique bourgeoise. C¹est pourquoi il est tout à fait insuffisant de classer les théories économiques dans l¹histoire, selon qu¹elles font ou non du travail la base de leur problématique. Il faut encore se demander quel concept du « travail » y est mis en oeuvre. 265 « l¹envers » des rapports de production, c¹est que les rapports de production ne sont que des rapports de distribution des revenus (avec leur antagonisme propre : le salaire s¹oppose au profit). Tout cela, Marx l¹explique clairement. Mais voyons maintenant la contrepartie de cette explication. Elle tient en une phrase : une régression manifeste dans la définition de la plus-value, qui doit sauter aux yeux si on se reporte au texte du Capital. Dans sa critique, Marx « mesure » en quelque sorte la théorie de Ricardo à l¹étalon de sa propre théorie de la plus-value. Mais il fait là une opération de dupe, parce que cette « mesure » s¹effectue au prix d¹une définition non marxiste de la plus-value. On pourrait aller jusqu¹à dire : au prix d¹une définition « ricardienne » de la plus-value, si, par hypothèse, Ricardo en avait formulé une (mais n¹est-ce pas, précisément, l¹hypothèse de Marx ?). C¹est l¹équivoque même de l¹idée de « critique » qui se révèle ici, en nous montrant qu¹une critique qui ne serait que cela ne pourrait jamais vraiment sortir de l¹horizon de l¹adversaire. En effet, il est clair, d¹abord, que Marx raisonne ici de bout en bout comme si la définition (théorique) de la plus-value n¹était que la définition (arithmétique) du « taux de plus-value » : rapport de la plus-value au (seul) capital variable (pl/v) 3. Sans compter que cette définition est manifestement circulaire, elle déplace complètement le problème, tel que Marx l¹expose par ailleurs : définir la plus-value, ce n¹est pas évaluer un rapport numérique, tel qu¹il s¹établit après coup, après la production, c¹est expliquer la signification de ce rapport, expliquer pourquoi il est nécessaire de « mesurer » le taux d¹exploitation par le rapport de la plus-value au seul capital variable, c¹est donc définir la forme sociale du procès même de production, comme procès de production de surtravail. En ce sens, et on peut lui retourner l¹imputation, la « définition » sur laquelle Marx, ici, s¹appuie pour critiquer Ricardo, est parfaitement « anhistorique ». Première conséquence. Mais il y a plus grave : car dans cette définition Marx reprend entièrement à son compte, dans le temps même où il la reproche à Ricardo, la « bévue » des économistes, l¹ « oubli » du capital constant. Très précisément il ne dénonce cet oubli dans la théorie du profit de Ricardo qu¹à la condition de le perpétuer dans sa propre théorie de la plus-value : « Le fait que la plus-value ne puisse être traitée que par rapport au capital variable [...] tient si profondément à 3. Alors que le taux de profit = pl/(c + v). N¹oublions pas que le profit est une grandeur que le capitaliste cherche lui-même, au moins dans certaines circonstances, à mesurer (tout en s¹appliquant généralement à dissimuler cette mesure dans la comptabilité qu¹il publie). 266 MATÉRIALISM ET IDÉALISME la nature de la chose [...]. » Tout se passe alors comme si on pouvait (et comme si on devait), pour expliquer la production de plus-value, faire abstraction du capital constant, qui représente, on le sait, la valeur des moyens de production. Mais, faire ainsi « abstraction » du capital constant et des moyens de production, ce n¹est pas seulement ignorer le problème de la « conservation » et du « transfert » de leur valeur à la marchandise produite, c¹est ignorer le rôle des moyens de production dans la production de la plus-value. C¹est ignorer que le travail social produit de la plus-value dans la mesure seulement où il est incorporé, comme usage d¹une marchandise spécifique, aux moyens de production déjà capitalisés, déjà « monopolisés » par une classe possédante. Bref, c¹est tout simplement faire « abstraction » des rapports de production capitalistes eux-mêmes. Car tout ce que nous venons de rappeler est le noyau même de l¹exposé de Marx dans le livre I du Capital 4. Que peut bien signifier, dès lors, l¹usage du terme de « plus-value » et l¹interprétation (critique) de l¹économie politique à la lumière de sa découverte ? On voit maintenant, si du moins nous faisons à Marx l¹honneur de le lire à la lettre, de quel prix est payé dans des textes comme celui que je viens de citer la représentation du marxisme comme « vérité » de l¹économie politique, à travers cette « dialectique » de la plus-value et de ses « formes particulières ». Ce prix est l¹impossibilité de se maintenir sur le terrain du matérialisme historique. Mais, dans cette situation même, nous trouvons une indication précieuse. Nous constatons en effet que ce qui a été gommé, ce qui a disparu (momentanément) de la définition marxiste de la plusvalue est précisément ce qui ne pouvait figurer dans la problématique des économistes : le monopole de classe des moyens de production et ses effets sur la forme sous laquelle est dépensé le travail social. Dans l¹étonnante régression (momentanée) que constitue sa répétition de l¹ « oubli » des économistes, Marx nous révèle aussi le sens précis de cet « oubli », et il nous révèle que ce n¹est pas un oubli, puisque l¹objet sur lequel il porte n¹a jamais été pensé jusqu¹alors. Il nous montre en effet clairement : 1) que, dans l¹incapacité des économistes à poser le problème de la plus-value comme forme générale (dont le profit, la rente, l¹intérêt ne sont que des formes particulières, transformées par le procès de circulationdistribution) se réalise d¹une façon proprement théorique l¹incompatibilité entre la problématique de l¹économie politique et le concept de l¹exploitation, de la lutte des classes ; 2) que, sous le reproche formel qui est adressé à l¹économie politique (ses catégories sont 4. Cf. supra, chap. 3, l¹étude « Plus-value et classes sociales ». 267 abstraites, anhistoriques), on ne doit pas chercher autre chose que la forme spécifique de son rapport à la lutte des classes : l¹économie politique est dénégation théorique active des rapports de classes, sous l¹effet même de la lutte des classes à l¹époque bourgeoise 5. Nous pouvons alors dire ceci : la clé du passage de l¹economie politique au matérialisme historique, et donc la clé de la « critique » de l¹économie politique, c¹est la reconnaissance et l¹analyse de la lutte des classes dans la production même. C¹est donc la reconnaissance du problème suivant : comment la lutte de classes, qui n¹est nullement un procès théorique, a-t-elle produit des effets sur le terrain théorique, occupé jusqu¹alors par la problématique idéologique bourgeoise de l¹économie politique, de la philosophie, du droit, etc. ? C¹est cette question historique (et non pas historiciste) qui commande l¹intelligence de la « coupure épistémologique » accomplie dans Le Capital 6. Mais tout cela, demandera-t-on, Marx ne l¹a-t-il pas dit quelque part, « en clair » ? Il se trouve que oui, et dans des conditions très remarquables : notamment dans la postface de la deuxième édition allemande du Capital (1873). J¹y renvoie le lecteur, car ce texte est facilement accessible, et il serait trop long de le citer entièrement. Pour bien comprendre la portée de ce texte, il faut d¹abord en rappeler la situation. Les textes des « Théories sur la plus-value » (et a fortiori ceux de 1857-1859) sont des textes antérieurs à la rédaction du livre I du Capital (ils datent de 1862-1863) : ce sont les « laboratoires » dans lesquels s¹est élaborée la théorie de la plusvalue sous sa forme achevée. Le texte de la postface (dont on commente surtout, d¹habitude, les formulations sur le « renversement » de la dialectique hégélienne) est, lui, postérieur non seulement à la rédaction du Capital, mais à sa publication (1867) et à ses premiers effets historiques dans le mouvement ouvrier. Cette situation est en elle-même très importante : s¹il ne faut pas, en effet, 5. Toutes choses égales d¹ailleurs, on pensera ici aux explications décisives d¹Engels à propos de l¹égalité (Anti-Dühring, Ire partie, chap. 10) : dans la revendication de l¹égalité, en tant qu¹elle est reprise par le prolétariat, il ne faut jamais chercher autre chose que la revendication de l¹abolition des inégalités de classes et des classes elles-mêmes. Dans la revendication de l¹ « historicité » des catégories économiques, il ne faut jamais chercher autre chose que la reconnaissance de la lutte des classes dans la production même. On notera que le texte de l¹Introduction de 1857, auquel nous avons fait allusion plus haut, et à qui le sous-titre de « méthode de l¹économie politique » a valu le malencontreux privilège de figurer trop souvent (ou plutôt trop exclusivement) comme exposé canonique de la dialectique marxiste, ne parle jamais ni de contradiction ni de la lutte des classes! 6. On notera ici, sans pouvoir y insister davantage, l¹importance que Marx et Engels attachent l¹un et l¹autre à souligner le rôle du mouvement ouvrier anglais et des « critiques » socialistes de Ricardo. 268 MATÉRIALISM ET IDÉALISME surestimer l¹ampleur de la diffusion des thèses du Capital dans la classe ouvrière avant l¹époque des partis marxistes de la IIe Internationale, il serait tout aussi inexact de la nier. Entre 1867 et 1873, Le Capital et, d¹une façon générale, la théorie du matérialisme historique ont déjà pénétré dans le mouvement ouvrier, selon une double modalité. D¹une part, à travers la lecture et l¹influence des textes eux-mêmes 7. D¹autre part, et peut-être davantage, à travers l¹action pratique de Marx, du Conseil général de l¹Internationale (cf. par exemple Salaire, Prix et Profit, ainsi que les articles de Marx et Engels sur le syndicalisme) et des premiers dirigeants « marxistes » du mouvement ouvrier (notamment en Allemagne). Le texte de 1873 appartient ainsi à une conjoncture nouvelle dans le rapport de la théorie marxiste au mouvement ouvrier et aux luttes du prolétariat. Le problème de la « position » du Capital dans l¹histoire ne se pose plus, dès lors, comme un problème purement théorique, réfléchi dans le seul rapport entre des textes (ceux des économistes, celui de Marx). Il se pose ouvertement comme problème d¹un rapport pratique entre des énoncés théoriques et un mouvement de masses, comme problème de leur « reconnaissance » mutuelle et de leurs effets réciproques. S¹il est vrai que Marx, en 1873, réfléchit le contenu et la portée théorique du Capital en termes nouveaux, c¹est qu¹il les réfléchit dans une nouvelle conjoncture qui inclut déjà, matériellement, les effets pratiques de la théorie marxiste sur le développement du mouvement ouvrier et des luttes de classes. Dans cette conjoncture, la théorie marxiste acquiert ce qu¹aucune théorie économique bourgeoise ne pouvait comporter, une « prise » pratique, « expérimentale », sur le procès historique, à travers les vicissitudes de sa propre « fusion » tendancielle avec le mouvement ouvrier. Cette prise expérimentale la constitue comme théorie scientifique 8. Le texte de la postface, malgré sa brièveté, se distingue d¹autres exposés antérieurs de Marx en ceci qu¹il ne se contente pas de rattacher le développement de l¹économie politique au développement des catégories marchandes et de la valeur d¹échange, ni à la seule 7. Il faut souhaiter très vivement que les historiens marxistes nous restituent dans toute la mesure du possible l¹histoire de la pénétration du Capital dans le mouvement ouvrier. Le chapitre de Jean Bruhat sur « La place du Capital dans l¹histoire du socialisme », dans l¹Histoire générale du socialisme de J. Droz (tome I, Paris P.U.F., 1972), n¹aborde malheureusement pas ce problème. Est-ce faute d¹informations suffisantes disponibles à ce jour ? 8. Ajoutons que, de ce fait, la postface de 1873 illustre bien ce que je proposerai d¹appeler la période de « rectification » dans l¹activité théorique de Marx (rectification qui est la forme même du développement de la théorie marxiste), et elle doit être rapprochée en cela d¹autres textes décisifs comme La Guerre civile en France, la Critique du Programme de Gotha, les lettres à Vera Zassoulitch et à Mikhaïlovski, les Notes sur Wagner. 269 prédominance historique de telle ou telle « figure » du procès cyclique des métamorphoses du capital 9 : ces conditions apparaissent seulement comme la base nécessaire pour le développement de l¹économie politique (car il n¹y a de théorie que de ce qui existe, la pratique précède la théorie). L¹économie politique s¹est développée en France et surtout en Angleterre parce que les rapports de production capitalistes s¹y développaient eux-mêmes ; elle est restée en Allemagne une scolastique imitative parce que le développement de la production capitaliste y a longtemps connu un retard considérable. Mais Marx va maintenant plus loin : il expose comme un seul processus complexe, avec ses décalages et ses déplacements, ses phases successives, le développement (contradictoire) de l¹économie politique et l¹histoire des luttes de classes en Europe. « Tant qu¹elle est bourgeoise, c¹est-à-dire qu¹elle conçoit l¹ordre capitaliste non pas comme un stade de développement historique transitoire, mais à l¹inverse comme la forme absolue, dernière, de la production sociale, l¹économie politique ne peut rester une science qu¹à la condition que la lutte des classes demeure latente ou ne se manifeste que par des phenomènes isolés. » En particulier aussi longtemps qu¹elle n¹est pas organisée du côté du prolétariat. Aussi la période classique de l¹économie politique s¹arrête-t-elle en 1820, avec Ricardo, qui formule l¹opposition des intérêts économiques de classes (salaire et profit, profit et rente) comme une loi naturelle, « limite que la science bourgeoise ne franchira pas ». Ensuite, alors même que l¹antagonisme du capital et du prolétariat reste masqué par celui du capital industriel et de la propriété foncière, se développent les contradictions internes de l¹économie politique. « C¹est en 1830 qu¹éclate la crise décisive. En France et en Angleterre, la bourgeoisie s¹empare du pouvoir politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la pratique, la lutte des classes revêt des formes de plus en plus accusées, de plus en plus menaçantes. Elle sonne le glas de l¹économie bourgeoise scientifique. » Après les révolutions de 1848-1849, on entre dans la période de la décomposition de l¹économie politique, de sa transformation en économie « vulgaire ». Et dans le même temps, le socialisme acquiert une forme scientifique, il développe la critique de l¹économie politique: « En tant qu¹une telle critique représente une classe, elle ne peut représenter que celle dont la mission historique est de révolutionner le mode de production capitaliste, et, finalement, d¹abolir les classes ‹ le prolétariat. » 9. Cf. Le Capital, livre II, chap. 1 à 4. Soit dit en passant, l¹un des plus extraordinaires exemples d¹analyse « structurale » qu¹on pourrait aller chercher dans l¹oeuvre de Marx. 270 MATÉRIALISM ET IDÉALISME Il faut voir ici bien autre chose qu¹un « sociologisme » simple, faisant de l¹économie politique, puis du socialisme, la conscience collective d¹un temps ou même d¹une classe. Dès lors que l¹effet des conditions historiques sur la théorie passe par les phases de la lutte économique et politique de classes, le moment historique ne peut plus être représenté comme « totalité » simple, unifiée dans la prégnance d¹un même « principe ». Et l¹histoire de la théorie ne renvoie pas terme à terme à la position de chaque classe, mais à la forme de leur contradiction d¹ensemble. Le rapport est non entre chaque classe et « sa » théorie, mais d¹abord entre la forme des contradictions de classes et la forme des contradictions dans la théorie. Du côté de la théorie, nous avons donc trois termes : économie politique « scientifique », économie « vulgaire », socialisme scientifique. L¹économie classique est « scientifique » formellement, en tant qu¹elle cherche des explications objectives qui remontent aux principes, et ne se contentent pas d¹élaborer l¹idéologie économique impliquée dans les techniques de la gestion capitaliste des « affaires ». C¹est qu¹elle renvoie à la lutte du capital (industriel) contre la propriété foncière (et plus le mode de production capitaliste se développe, y compris dans l¹agriculture, plus cette lutte se limite à une lutte pour une répartition déterminée de la plus-value entre les fractions de la classe dominante). Dans cette mesure même elle ne peut représenter l¹opposition des intérêts du capital et du prolétariat que comme une contradiction secondaire, non antagoniste. Elle contient donc toujours déja un élément « vulgaire », « apologétique » (l¹élément « exotérique » de Smith, toujours présent au coeur de la théorie de Ricardo : la « théorie » des trois « facteurs » de la production : Terre, Capital, Travail). On peut alors suggérer ceci : ce qui confère à l¹économie classique sa forme « scientifique », ce qui commande de l¹intérieur la production de ses « abstractions scientifiques », c¹est précisément la combinaison de l¹élément objectif et de l¹élément vulgaire : la combinaison de l¹élément de reconnaissance et de l¹élément de méconnaissance des luttes de classes dans l¹unité d¹une même problématique. Combinaison nécessaire et contradictoire, constitutive de l¹économie politique. Cette combinaison ne peut subsister lorsque la contradiction sociale dominante se déplace, lorsque l¹antagonisme du prolétariat et du capital passe comme tel au premier plan. L¹économie politique devient alors une économie purement vulgaire, une technique et une idéologie de la gestion capitaliste. L¹économie politique disparaît en tant que « science », dans le moment même où se constitue une théorie du socialisme scientifique, qui a précisément pour objet le développement de la lutte des classes. 271 Marx en arrive ainsi à l¹idée que la position et les effets de la théorie dans la lutte des classes sont eux-mêmes commandés par les effets de la lutte des classes dans la théorie. Il ouvre le problème philosophique auquel sera suspendue toute la philosophie marxiste : expliquer l¹objectivité scientifique d¹une théorie en tant qu¹elle dépend, historiquement et pratiquement, de la position de classe déterminée qui s¹y réalise. Dans cette voie, il nous faut maintenant rejoindre Lénine pour pouvoir faire un pas de plus 10. Lénine et les « déviations » du marxisme Lénine, c¹est bien connu, est par excellence le théoricien des tendances et des luttes de tendances dans l¹histoire du marxisme. Il ne cesse lui-même de prendre activement parti dans les luttes de tendances, et il organise la lutte acharnée, sans concessions ni merci, contre telle ou telle tendance, selon la conjoncture qui l¹impose, distribuant ses coups à la fois « à droite » et « à gauche ». Cette polémique intérieure (qui le rendait odieux à la plupart des théoriciens marxistes de son temps) imprime à toute son oeuvre un « style » spécifique, excluant tout « libéralisme », un style que les partis et les théoriciens léninistes du XXe siècle ont en partie hérité (pas toujours avec son contenu réel). En même temps, on sait aussi (ou du moins on redécouvre, depuis vingt ans) que Lénine est le théoricien de la liberté de discussion et de critique dans l¹unité du parti et du mouvement ouvrier (en vue de préserver et de construire cette unité), l¹adversaire de toutes les luttes de « fractions », même et surtout quand elles sont masquées sous une unanimité officielle 11. On sait que, jusqu¹à sa mort, dans les conditions les plus difficiles, il s¹est battu pour une solution démocratique, non bureaucratique des contradictions au sein du parti et du prolétariat révolutionnaire. La tradition du mouvement communiste a enregistré cette leçon sous une forme simple : le marxisme est constamment menacé d¹une double « déviation » dans la théorie et dans la pratique, déviation « droitière » et déviation « gauchiste ». Lénine lutte à la fois contre 10. Bien entendu, de Marx à Lénine, le « passage » est plus complexe que le simple héritage d¹une formulation. Il comporte tout le « détour » de la pratique, du travail de la IIe Internationale. Notons que c¹est Engels qui énonce en tout clarté le concept de la lutte théorique de classe (lutte de classe dans la théorie), dans un texte, la préface de 1874 à La Guerre des paysans, que Lénine mettra au centre de Que faire ?, en le commentant longuement. Cf. ALTHUSSER, Réponse à John Lewis, Maspero, 1973, p. 12. 11. Cf. les travaux du Xe Congrès du P.C. (b.), 1921. LÉNINE, OEuvres complètes, tome 32. 272 MATÉRIALISM ET IDÉALISME ces deux déviations, il se tient également éloigné de l¹une et de l¹autre. Seul le léninisme, parmi les courants issus de Marx, peut être ainsi à la fois fidèle et complet : seul, il réussit à développer le marxisme dans la « ligne » correcte, prescrite par les principes mêmes de son fondateur. A cette première caractéristique, la tradition marxiste en ajoute une seconde : lutter sur deux fronts, ce n¹est pas occuper une position éclectique, au « centre » de leur dispositif, en empruntant à l¹une et à l¹autre. Mais c¹est « dépasser » réellement leur opposition, en découvrant la racine commune des opportunismes « de droite » et « de gauche », dont l¹opposition dogmatique n¹a qu¹un caractère mécanique (l¹opportunisme « de gauche », c¹est un opportunisme « de droite », simplement renversé), pour s¹installer en un autre lieu : celui de « l¹analyse concrète des situations concrètes », celui de la dialectique. Je voudrais, certes, reprendre ici à mon compte cette leçon traditionnelle, que l¹histoire a confirmée. Mais aussi montrer qu¹elle ne va pas sans poser des problèmes, qui ne doivent pas être « oubliés » dans leur solution, si l¹on veut qu¹elle ne prête, à son tour, à aucune déviation, à aucun dogmatisme. Car il ne suffit pas d¹enregistrer la réponse pratique de Lénine à la question de l¹histoire du marxisme et de ses crises ; il faut aussi se demander : qu¹est-ce qu¹une tendance ? qu¹est-ce qu¹une « déviation » ? Par rapport à quel critère, à quel point ou à quelle direction « fixes » peut-on repérer une déviation ? Lénine n¹a cessé, en fait, de réfléchir à ces questions d¹orientation, et notre première tâche est de le lire attentivement. Ce faisant, il a progressivement élaboré, depuis les textes sur l¹ « économisme », à l¹époque de la constitution de la social-démocratie russe (1900-1905), et les textes qui prennent acte de la « faillite de la IIe Internationale », pendant et après la guerre impérialiste de 1914, jusqu¹à ceux qui se rattachent à la fondation de l¹Internationale communiste, les éléments d¹une véritable théorie de l¹histoire du mouvement ouvrier, qu¹il faudra bien un jour exposer pour ellemême. N¹en retenons ici que ce qui concerne la théorie marxiste, non pas conçue dans une illusoire pureté, mais comme un moment dans le développement du socialisme moderne (le moment de la « conscience » scientifique et de l¹ « organisation »). Pour esquisser cette lecture, je n¹examinerai ici que les quatre points suivants : 1. Sur quel terrain Lénine pose-t-il le problème de l¹histoire du marxisme, dès lors que ce terrain ne peut être purement théorique ? 2. Pourquoi, aux yeux de Lénine, la lutte de tendances est-elle inéluctable dans le développement du marxisme ? 273 3. Comment Lénine pratique-t-il la lutte de tendances et la critique des tendances « déviationnistes » ? 4. Qu¹est-ce qui fait, finalement, l¹originalité et, pour nous, l¹actualité de cette critique ? J¹examinerai ces quatre points à travers le rappel de quelques textes importants, qui représentent en même temps des étapes historiques dans la formation du léninisme. Je serai obligé de faire en grande partie abstraction du contenu même des luttes menées par Lénine contre le populisme, le marxisme « légal », le menchevisme, l¹opportunisme de la majorité de la IIe Internationale, le « gauchisme », etc. C¹est toute l¹histoire du marxisme sur un demi-siècle qu¹il faudrait écrire. Je n¹en retiendrai que le mouvement d¹ensemble de la constitution des catégories dans lesquelles Lénine a réfléchi la forme et l¹enjeu historique de ces combats. 1. Rappelons d¹abord, brièvement, sur quel terrain, et donc en quels termes, Lénine a d¹emblée posé le problème du développement du marxisme : dès l¹époque de la construction d¹un parti révolutionnaire, et de la rédaction de Que faire ? (1902). Le mot d¹ordre de Lénine est alors, on le sait : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. [...] Seul un parti guidé par une théorie d¹avant-garde est capable de remplir le rôle de combattant d¹avant-garde 12. » Et cette théorie nécessaire ne peut être que la théorie marxiste, le socialisme scientifique déjà élaboré en dehors de la classe ouvrière russe, qui doit se l¹approprier et l¹appliquer dans sa pratique. Lénine reprend et cite la thèse d¹Engels sur l¹existence et l¹importance de la lutte théorique, il reprend et cite la thèse de Kautsky sur la nécessité d¹une fusion de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier, qui surgissent initialement d¹une façon indépendante, de « prémisses distinctes » : l¹une de la transformation théorique des formes les plus avancées de l¹idéologie bourgeoise, l¹autre de l¹expérience des luttes de classes économiques, spontanément suscitées par l¹exploitation capitaliste. Pour combattre le « spontanéisme », le « trade-unionisme », qui prétendent réduire la lutte de classe prolétarienne à la lutte syndicale, au mouvement gréviste, et la soumettent ainsi, qu¹ils le veuillent ou non, à la politique bourgeoise, Lénine reprend à Kautsky la thèse de la séparation initiale de la lutte de classe (économique) et de la théorie socialiste scientifique, de l¹ « importation » nécessaire de celle-ci dans celle-là, aboutissant à la « fusion » des deux. Arrêtons-nous ici un instant. Dans ces analyses, il importe de remarquer que Lénine prend d¹emblée pour « objet » non la théorie 12. LÉNINE, OEuvres complètes, tome V, p. 374 et s. 274 MATÉRIALISM ET IDÉALISME seule, ou la pratique seule, mais précisément le rapport historique de la théorie à la pratique révolutionnaire, pour en étudier les formes concrètes, dans une conjoncture donnée. C¹est ce rapport qui constitue le véritable objet de l¹histoire du marxisme, parce qu¹il renvoie à sa détermination matérialiste. Certes, dans Que faire ?, Lénine l¹envisage avant tout du point de vue de la pratique, et on peut penser qu¹il ne le considère que dans un seul sens : de la théorie (déjà donnée) vers la pratique (qu¹il s¹agit d¹organiser et de transformer). Lénine a lui-même reconnu et expliqué, ultérieurement, cette orientation unilatérale, imposée par la conjoncture 13. Mais cette orientation dominante ne signifie nullement que Lénine a ignoré la complexité du rapport de la théorie à la pratique ; dès qu¹on relit son analyse en détail, on peut au contraire se convaincre qu¹il le pense d¹emblée comme un rapport dialectique, impliquant l¹histoire de ses deux termes. A preuve précisément le fait que, pour lui, l¹objectif principal du moment, objectif pratique (organiser la lutte politique de la classe ouvrière russe, créer l¹instrument matériel de cette lutte qu¹est le parti), passe par une insistance sans précédent sur le rôle de la théorie (scientifique) dans le mouvement révolutionnaire. Cette dialectique est restée à proprement parler insaisissable pour les adversaires de Lénine, qui n¹ont su y voir tantôt qu¹un « théoricisme » (un scientisme et un dogmatisme), tantôt qu¹un « praticisme » (voire un pragmatisme). Nous pouvons donc nous attendre à ce que les termes mêmes dans lesquels Lénine définit la théorie impliquent aussi, même sous une forme très générale, non développée, une thèse complémentaire : une thèse qui concerne l¹effet du rapport théorie-pratique sur la théorie elle-même. L¹analyse de Lénine implique que, tendanciellement, le développement de la théorie marxiste est lui aussi affecté par son « application » et son « importation » dans le mouvement ouvrier : il est, comme nous le remarquions déjà ci-dessus à propos de Marx lui-même, de plus en plus profondément commandé par les effets de sa propre « fusion » avec le mouvement ouvrier révolutionnaire, qui lui fournit sa base pratique, expérimentale, ses problèmes à résoudre, ses conditions d¹intervention. Pour le comprendre, il faut prêter attention à ce qui, dans la reprise même de ses formulations, distingue déjà Lénine de Kautsky. Sans que cette distinction ait pris alors la forme d¹une opposition, elle acquiert, lorsqu¹on en connaît les suites, un singulier relief. Ce qui caractérise en effet la formulation de Kautsky (formulation que, 13. Cf LÉNINE, Discours sur la question du programme du parti (1903), OEuvres complètes, tome VI, p. 515 ; et préface au recueil En douze ans (1907), OEuvres complètes, tome XIII, p. 95 et s. 275 je le répète, Lénine cite et donne en exemple), c¹est qu¹elle analyse la « fusion » du socialisme et du mouvement ouvrier en termes sociologistes, et donc mécanistes. Kautsky considère le socialisme (théorique) et la lutte de classe du prolétariat (notons-le bien, il s¹agit, dans la formulation de Kautsky, de la lutte de classes en général) comme deux effets indépendants des rapports économiques actuels : « Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s¹engendrent pas l¹un l¹autre. » Parallélisme et, donc, extériorité réciproque renvoient chez lui non aux conditions d¹une conjoncture déterminée, mais à la structure permanente de la société capitaliste, qui fait que « le porteur de la science n¹est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois. » Chacun des éléments du mouvement révolutionnaire est ainsi immédiatement rapporté à l¹existence d¹un groupe social distinct : d¹un côté les ouvriers, de l¹autre les intellectuels ; et la fusion de la théorie et de la pratique révolutionnaires devient l¹expression immédiate de l¹union des intellectuels avec les ouvriers. S¹il est vrai que Kautsky peut ainsi décrire dans ses grandes lignes un « fait » historique (le fait que Marx et Engels furent des « intellectuels bourgeois »), l¹explication qu¹il en donne par sa formulation est profondément idéaliste : le socialisme théorique semble se constituer hors de la lutte des classes, puisque hors de la classe ouvrière comme groupe sociologique, « dans le cerveau de certains individus » de la bourgeoisie. Ce « fait » se trouve ainsi privé de sa signification historique réelle, ou, plutôt, il se trouve toujours fondamentalement représenté dans les catégories du « spontanéisme » que Kautsky est censé critiquer : simplement, à côté de la spontanéité ouvrière (qui engendre la lutte de classes, mais non la conscience théorique), il y a aussi une spontanéité intellectuelle (qui engendre la connaissance scientifique). Dès lors, la « fusion » réclamée par Kautsky ne peut s¹expliquer que par une harmonie préétablie entre la pensée des intellectuels et la lutte des ouvriers, et, sur le plan pratique, celui de l¹organisation du parti, elle ne peut conduire qu¹à un primat des intellectuels, à un rôle dirigeant des intellectuels comme tels (image inversée de l¹ouvriérisme). Nous retrouverons plus loin ces caractéristiques de la pensée de Kautsky. Or, tout au long de Que faire ? (et des textes contemporains), Lénine développe une tout autre argumentation, qui rompt complètement avec le sociologisme, et qui confère ainsi aux formulations formellement reprises à Kautsky une signification très différente. A la différence de Kautsky, Lénine ne conçoit pas la « séparation » initiale du mouvement ouvrier et de la théorie scientifique sur un mode sociologique (et psychosociologique), comme une confrontation entre le groupe des « ouvriers » et celui des « intellectuels », et entre 276 MATÉRIALISM ET IDÉALISME leurs « consciences » respectives. Il étudie les conditions sociales, historiquement déterminées, de cette séparation relative, puis de la fusion, ce qui est tout autre chose. En premier lieu, Lénine montre que le concept de « spontanéité » n¹a pas de sens absolu : « il y a spontanéité et spontanéité »; il y a très précisément une histoire de la « spontanéité » ouvrière, c¹est-àdire une histoire des degrés et des formes de l¹organisation des luttes du prolétariat dans chaque pays. C¹est cette histoire (et non une déduction sociologique) qui permet de constater et d¹expliquer ce fait capital : la « spontanéité » ouvrière, si elle est un commencement inévitable, n¹est pour autant ni simple ni immédiate, elle est au contraire toujours déjà complexe et contradictoire. Elle n¹est donc pas le vide de toute position politique, mais le plein d¹une politique bien déterminée, dictée par l¹idéologie dominante, une politique bourgeoise. Voilà pourquoi le « spontanéisme » (ou le « trade-unionisme »), qui fait de la spontanéité un mythe et un idéal, ne peut que renforcer la domination de l¹idéologie bourgeoise. La spontanéité, c¹est le fait que la classe ouvrière soit toujours (y compris, dit Lénine, la classe ouvrière allemande, alors la plus « avancée » du point de vue de la conscience révolutionnaire) partagée entre plusieurs idéologies (prolétarienne, bourgeoise) entre lesquelles se déroule une lutte incessante. En second lieu, Lénine récuse avec force tout privilège des « intellectuels » en tant que groupe social au regard de la théorie révolutionnaire. En tant que groupe social, les intellectuels ne sont pas plus avancés que les ouvriers, ils le sont infiniment moins. S¹il y a une tendance spontanée des intellectuels, c¹est « un penchant démesuré à passer au libéralisme », qui produira ses effets au sein même du mouvement ouvrier. Cette tendance s¹enracine dans les conditions matérielles et dans les formes sociales du « travail intellectuel » luimême, dans la société capitaliste, en particulier dans la forme universitaire et académique de l¹activité scientifique, directement liée à la structure de l¹appareil d¹Etat bourgeois. Les intellectuels sont ainsi, très matériellement, non pas des « fonctionnaires de l¹humanité », comme le voudrait la philosophie, mais des fonctionnaires de l¹idéologie dominante, et il n¹est pas en leur pouvoir de s¹en libérer collectivement aussi longtemps que règnent les rapports sociaux capitalistes. Constater que les fondateurs du socialisme scientifique ont été, à l¹origine, des intellectuels bourgeois, ce n¹est donc pas enregistrer un simple fait, sur le fond d¹une harmonie préétablie, c¹est poser un problème difficile. C¹est mettre en évidence que la constitution du socialisme scientifique n¹est pas en continuité avec le travail intellectuel antérieur, mais le résultat d¹une profonde rupture avec l¹idéologie dominante comme avec les formes antérieures du travail scientifique. 277 Cette rupture serait inintelligible si on se représentait la théorie comme une activité autonome, ayant son origine en elle-même ou dans l¹invention créatrice du théoricien (dans son « cerveau »). La théorie n¹a pas de Sujet individuel, elle n¹a que des « ouvriers » intellectuels, qui mettent en oeuvre les moyens théoriques existants dans des conditions déterminées. Tout tient donc à ces conditions. Lénine les analyse sous un double chef : il relève d¹un côté (condition négative) le fait que la théorie soit « extérieure » non pas aux rapports et aux luttes de classes en général, mais à la sphère des seuls rapports économiques entre ouvriers et employeurs, des luttes économiques qui ont pour enjeu les conditions d¹achat et de vente de la force de travail. Mais la théorie est d¹emblée soumise aux effets de la lutte politique de classes, qui met en présence toutes les classes de la société. De l¹autre côté (condition positive), il relève le fait que la lutte de classe prolétarienne, dès ses premières manifestations, a toujours déjà commencé à produire des effets dans l¹idéologie économique, politique, philosophique dominante, des effets d¹abord indirects et inégaux, mais bien réels, et décelables dans les contradictions mêmes de l¹idéologie dominante. Ainsi Lénine conçoit d¹emblée le rapport de la théorie révolutionnaire au mouvement ouvrier comme le rapport entre deux formes, inégalement développées, et développées sur un terrain différent de la lutte des classes. L¹importation méthodique de la théorie marxiste dans les organisations nées de la lutte économique, pour les transformer en partis révolutionnaires, n¹est donc que la contrepartie, l¹effet en retour d¹un processus où se développaient déjà les effets d¹une même lutte de classes, irréductible à une forme simple. On peut comprendre alors le destin historique singulier de la théorie marxiste : importée « de l¹extérieur » dans le mouvement ouvrier, mais « reconnue » par lui au travers des luttes économiques et politiques, elle devient la condition interne de son organisation, l¹élément grâce auquel cette organisation se soustrait à l¹influence politique et idéologique des classes dominantes, pour conquérir son indépendance, l¹élément qui développe le caractère proprement prolétarien et révolutionnaire de la lutte politique de classes. On peut comprendre aussi que cette « importation », si elle n¹est pas un commencement abolu, si elle est déjà un résultat, n¹est pas non plus une fin, le terme du développement de la théorie : elle crée au contraire les conditions d¹un développement nouveau, auquel elle donne ses bases propres. Loin de perpétuer les conditions qui l¹ont rendue possible (au prix de formidables difficultés), elle les transforme et doit s¹en éloigner de plus en plus, en donnant naissance à un travail « intellectuel » de type nouveau. Dans le principe, l¹analyse de Lénine 278 MATÉRIALISM ET IDÉALISME abolit les Origines et les Fins. Gardons ce premier point en mémoire, car il commande toute la suite. 2. Pour faire un pas de plus, il faut maintenant nous reporter aux textes dans lesquels Lénine a posé la question des déviations comme un problème général, hors duquel l¹histoire de la théorie reste inintelligible. Il l¹a fait au fort de la lutte contre le révisionnisme et contre le courant de « liquidation » dans la social-démocratie russe, après 1905. Lénine cherche alors les causes qui font du « révisionnisme » (terme inventé par Bernstein lui-même, qui prend pour mot d¹ordre la nécessité de « corriger » et de « rectifier » le marxisme, en le débarrassant de ses éléments « hégéliens », « blanquistes », etc.) un phénomène général, avec ses variantes nationales (bernsteinisme, jauréssisme), y compris ses variantes « de gauche », anarcho-syndicalistes. « Qu¹est-ce qui rend, se demande-t-il, le révisionnisme inévitable dans la société capitaliste ? Pourquoi est-il plus profond que les particularités nationales et les degrés de développement du capitalisme 14 ? » Pour le comprendre, il lui faut d¹abord remonter aux conditions mêmes dans lesquelles le marxisme s¹est constitué. Dans l¹histoire théorique du marxisme, la polémique, la lutte contre les idéologies adverses, n¹a pas été un aspect dérivé, secondaire, postérieur à sa propre constitution. Elle lui était nécessaire. Le point de vue théorique de classe ne se constitue pas isolément, il se constitue dans la lutte indéfiniment reprise, réajustée, contre l¹idéologie dominante qui pénètre le socialisme lui-même : car toute position de classe est une division en acte, un procès de division. C¹est pourquoi le développement théorique du marxisme n¹a pas été la simple conséquence des « découvertes » de Marx ; c¹est l¹effet de cette polémique inévitable, c¹est l¹anti-Proudhon, l¹anti-Bakounine, l¹anti-Dühring. Si l¹on reconnaît que cette lutte entre le marxisme et le socialisme prémarxiste affecte de l¹intérieur la constitution même de la théorie marxiste, on peut comprendre la nature du processus qui se développe après la victoire du marxisme sur les autres doctrines socialistes : « Aux environs de 1890 cette victoire, dans ses grandes lignes, est un fait accompli [...]. L¹organisation internationale du mouvement ouvrier, ressuscitée sous forme de congrès internationaux périodiques, se place d¹emblée et presque sans lutte, dans toutes les questions essentielles, sur le terrain du marxisme. Mais lorsque le marxisme eut supplanté les théories adverses tant soit peu cohé- 14. Marxisme et Révisionnisme (1908), OEuvres complètes, tome XV, p. 27 et s. 279 rentes, les tendances que ca théories traduisaient recherchèrent des voies nouvelles. Les formes et les motifs de la lutte avaient changé mais la lutte continuait. Et dès le second demi-siècle d¹existence du marxisme commence (après 1890) la lutte d¹un courant hostile au marxisme au sein du marxisme [...]. Le socialisme prémarxiste est battu. Il poursuit la lutte, non plus sur son terrain propre, mais sur le terrain général du marxisme, en tant que révisionnisme 15. » Socialisme prémarxiste et « révisionnisme » sont donc deux formes historiques d¹une même tendance, deux formes dont la succession, dans des conjonctures différentes, reproduit une même tendance. Aussi, de même que la lutte contre le socialisme prémarxiste a été la condition interne de la constitution du marxisme, la lutte contre le révisionnisme devient la condition interne de son développement. Mais cette constatation soulève trois questions au moins : celle des bases sociales d¹une telle tendance, celle de son contenu théorique permanent à travers les changements de conjoncture, celle du « lieu » qu¹il faut assigner à la lutte dans le dispositif de la théorie marxiste. A ces questions, en 1908, Lénine ne donne encore que des réponses partielles, mais très intéressantes. Sur le premier point, il montre que « ce qui rend le révisionnisme inévitable, ce sont les racines sociales qu¹il a dans la société moderne » : c¹est le caractère inégal du processus de prolétarisation, qui maintient toujours à côté de la classe ouvrière une petite bourgeoisie, à côté de la grande production capitaliste une petite production marchande, et c¹est le développement même du capitalisme qui crée inéluctablement de nouvelles « couches moyennes ». Non pas, donc, une simple « survivance », mais un processus permanent, actuel. Et Lénine montre que ce processus continuera de produire ses effets après la révolution prolétarienne elle-même, qui n¹a nullement pour condition une prolétarisation « intégrale » de la majorité de la population : la lutte actuelle entre le marxisme révolutionnaire et le révisionnisme, la continuation de la lutte (théorique) de classe dans le marxisme, apparaît ainsi comme la préfiguration, et l¹un des aspects, de la continuation de la lutte de classes dans la dictature du prolétariat, qui a les mêmes bases générales. Cependant, dans cette analyse, Lénine ne traite encore que de la « société capitaliste » en général, il décrit un processus permanent, qui subsisterait inchangé dans toute son histoire (le double mouvement de prolétarisation et de reconstitution d¹une petite bourgeoisie). Le révisionnisme serait porté par cette petite bourgeoisie en voie de prolétarisation, comme le socialisme utopique, l¹anarchisme, etc. étaient portés par les artisans du XIXe siècle. En ce sens, l¹analyse de Lénine ne se rattache 15. Ibid. 280 MATÉRIALISM ET IDÉALISME pas à une phase déterminée de l¹histoire du capitalisme, et elle tend à estomper la spécificité du révisionnisme. De même, elle tend à le localiser sur les marges de la classe ouvrière, du côté de ses rapports avec la petite bourgeoisie, avec les couches incomplètement ou inégalement prolétarisées. Sur le second point, il s¹agit de comprendre quelles sont les « voies » spécifiques de l¹idéologie bourgeoise « sur le terrain du marxisme », c¹est-à-dire, nous l¹avons vu, sur le terrain non de la théorie seule, ou de la pratique seule, mais de leur unité, que rend possible l¹union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier. Il faut ici aller au point nodal, qui commande de proche en proche tout le processus de révision théorique (sur la concentration capitaliste, sur les crises, sur la théorie de la valeur, sur les contradictions du capitalisme, etc.) et pratique (réformisme et ralliement au parlementarisme bourgeois, au libéralisme). Ce point nodal, aux yeux de Lénine, c¹est la reconnaissance effective du socialisme scientifique comme une science de parti : non pas une science mise au service d¹un parti, mais une science toujours déjà commandée, dans son matérialisme, c¹est-à-dire dans son objectivité, par une position de classe et donc de parti. D¹où le rapprochement avec la philosophie : « [...] l¹on ne peut croire un mot d¹aucun des professeurs d¹économie politique, capables d¹écrire des ouvrages de très grande valeur dans le domaine des recherches spéciales, au sujet des faits réels, dès qu¹il est question de la théorie générale de l¹économie politique. Car cette dernière est, tout autant que la gnoséologie, dans la société contemporaine, une science de parti. Les professeurs d¹économie politique ne sont, de façon générale, que de savants commis de la classe capitaliste ; les professeurs de philosophie ne sont que de savants commis des théologiens 16 ». Disons les choses autrement, car il ne s¹agit pas ici d¹un simple parallélisme entre l¹ « économie politique » (ou la « sociologie », dit encore Lénine, qui est obligé de suivre ses adversaires sur leur terrain académique 17 et la « gnoséologie » (d¹ailleurs la gnoséologie n¹est pas « une science ») : ce qui fait du matérialisme historique une science de parti, et en détermine ainsi l¹orientation (donc aussi le progrès ou la régression théorique), c¹est son rapport interne à la philosophie dialectique et matérialiste, dont dépend une union correcte de la théorie et de la pratique. En dernière analyse, les « déviations » théoriques du marxisme sont des déviations philosophiques, réalisées sur le terrain de la connaissance 16. LÉNINE, Matérialisme et Empiriocritique (1908), OEuvres complètes, tome XIV, p. 357. 17. « Wer den Feind will verstehen, muss im Feindes Lande gehen (quiconque veut connaître son ennemi, doit aller au pays de l¹ennemi). » (Matérialisme et Empiriocriticisme, op. cit., p. 330.) 281 scientifique, et les « révisions » sont d¹abord des révisions philosophiques, qui produisent leurs effets dans la théorie marxiste en même temps que dans la ligne du mouvement ouvrier. On le voit, par les éléments de réponse qu¹elle apporte aux deux premières questions, celle des bases sociales du révisionnisme, et celle de la voie qu¹il emprunte pour saper en quelque sorte le marxisme de l¹intérieur, l¹analyse de Lénine fait surgir une troisième question : la question du « lieu » même de la déviation. Disons plus précisément : la question du « lieu » où elle s¹enracine historiquement et la question du « lieu » où se produisent ses effets théoriques, avec leurs conséquences en chaîne. Dans les deux cas, il s¹agit de savoir si ce « lieu » est bien central, déterminant pour l¹existence et le développement du marxisme, ou s¹il est seulement marginal, secondaire. Et il s¹agit de savoir ce qui lui confère son importance. Il faut poser cette question pour pouvoir comprendre quelles sont les formes spécifiques de l¹idéologie bourgeoise « sur le terrain du marxisme » ; et quelles sont les conditions de possibilité, dans le marxisme luimême, des ce « retour du refoulé » idéologique bourgeois. Lénine tend de plus en plus à « localiser » la déviation au centre du rapport d¹union de la théorie et de la pratique constitutif du marxisme : dans l¹inégalité même du rapport de « fusion » de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier, donc dans la structure des partis sociaux-démocrates, qui reflète les contradictions du procès de prolétarisation. Et dans l¹inégalité du développement théorique du marxisme, en particulier dans la fragilité persistante, parce que constamment menacée, et dans les « renversements » de sa position philosophique (dont les « retours » à tel ou tel philosophe idéaliste sont les indices conjoncturels). Au centre, c¹est-à-dire dans l¹organisation du parti, dans la détermination de sa ligne politique, dans la pratique d¹une « position de parti » au sein du travail scientifique. 3. Et maintenant, nous pouvons poser la question : comment Lénine, dans sa critique des déviations de la social-démocratie, met-il ces principes en pratique ? L¹exemple le plus significatif, et le plus important historiquement, c¹est celui de la critique de Kautsky, de Plékhanov et, plus généralement, de la majorité des théoriciens et dirigeants des partis de la IIe Internationale, à l¹époque de la guerre impérialiste et de la révolution soviétique. C¹est la dénonciation et l¹analyse de la « faillite de la IIe Internationale ». Cette critique concentre, en un moment historique décisif, les traits caractéristiques du « léninisme » : c¹est elle qui en a fait, à l¹épreuve du feu, la forme authentique du marxisme pour toute une époque, à laquelle nous appartenons encore. L¹aspect principal de cette critique, c¹est bien évidemment 282 MATÉRIALISM ET IDÉALISME l¹affrontement de deux pratiques politiques opposées : pour ou contre le soutien de la social-démocratie à la guerre impérialiste (« l¹union sacrée »), pour ou contre la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, pour ou contre la révolution soviétique, première révolution prolétarienne victorieuse de l¹histoire. Mais cet affrontement inclut d¹emblée une lutte théorique, à laquelle nous devons quelques-uns des principaux textes « classiques » du léninisme. C¹est cette lutte théorique, comme telle, qui nous intéresse ici avant tout. On connaît ses thèmes principaux. L¹opportunisme de la socialdémocratie, qui semble professer, sur le plan de la théorie « économique », un marxisme inattaquable, se manifeste : 1) par la dénégation de l¹approfondissement et de l¹aggravation des luttes de classes dans le capitalisme des monopoles (d¹où la théorie de l¹ « ultraimpérialisme » de Kautsky ; 2) par l¹incapacité à reconnaître et analyser le changement de conjoncture dans la lutte des classes, le passage d¹une période « pacifique » à une période d¹affrontement révolutionnaire violent (le « gauchisme » manifestera, lui, une incapacité symétrique à reconnaître d¹autres conjonctures que la lutte violente) ; 3) par l¹incapacité à reconnaître et analyser les effets du développement inégal du capitalisme dans les différents pays, à l¹époque de l¹impérialisme, et la possibilité de la révolution socialiste dans certains pays capitalistes « arriérés » (le trotskisme continuera cette tendance dans sa théorie de la « révolution permanente ») ; 4) par sa méconnaissance et sa déformation de la théorie marxiste de l¹Etat, point-décisif dans l¹affrontement des tendances et caractéristique commune de toutes les variantes de l¹opportunisme, depuis le refus de la dictature du prolétariat par Kautsky et Plékhanov jusqu¹aux erreurs des « communistes de gauche » sur la question nationale ; etc. Toutes ces caractéristiques manifestent, et Lénine y insiste constamment en le montrant dans le détail, l¹ignorance de la dialectique (même et surtout lorsqu¹elle est formellement invoquée : la dialectique, « malheureusement », n¹est pas une méthode qu¹on puisse appliquer comme un système de règles). Chacun de ces points est, nous le savons, le lieu d¹une « découverte » originale de Lénine, d¹un développement théorique ajoutant de nouvelles connaissances à la théorie marxiste. Tout en présupposant connues ces critiques 18, arrêtons-nous un instant sur leur forme, et même sur leur « style », dans lequel 18, Cf. notamment La Faillite de la IIe Internationale, OEuvres complètes, tome XXI ; L¹Impérialisme, stade suprême du capitalisme, OEuvres complètes, tome XXII ; Une caricature du marxisme et à propos de « l¹économisme impérialiste », OEuvres complètes. tome XXIII : L¹Etat et la Révolution, OEuvres complètes, tome XXV ; La Maladie infantile du communisme : le gauchisme, OEuvrer, complètes, tome XXXI ; etc. 283 s¹exprime la conception que se fait Lénine de la lutte de classes théorique. En particulier sur l¹exemple privilégié de Kautsky, dont la position, et la tendance qu¹il représente historiquement, occupent une place déterminante dans le développement des thèses de Lénine. Or la critique du kautskisme s¹effectue dans une forme paradoxale, qui n¹a pu manquer de soulever des difficultés, et qui a elle-même produit des effets contradictoires. Essayons de montrer pourquoi. En premier lieu, Lénine ne cesse de souligner que Kautsky (et, d¹une façon générale, les dirigeants « orthodoxes » de la socialdémocratie, qui ont été les protagonistes de la lutte contre Bernstein et le révisionnisme ouvert) ne doivent pas être considérés en tant qu¹individus. « Des individus et des groupes peuvent changer de camp. C¹est non seulement possible, mais encore inévitable chaque fois que se produit un grand ³ chambardement ² social ; le caractère d¹un courant donné ne s¹en trouve nullement modifié, non plus que le lien idéologique entre des courants déterminés et leur signification de classe 19 . » La critique de l¹opportunisme n¹a pas affaire essentiellement aux individus (même pris en groupe), c¹est-à-dire aux formes de la conscience subjective, à la plus ou moins grande intelligence subjective du marxisme chez les individus, mais elle a affaire à des positions théoriques et pratiques objectives, nécessaires, qui orientent et infléchissent l¹histoire du mouvement ouvrier. Cependant, dans sa critique de Kautsky et de l¹opportunisme, Lénine invoque constamment trois arguments : 1. L¹opportunisme a oublié ou éludé certains aspects du marxisme, et en particulier toute une série de textes de Marx et Engels : avant tout il a « oublié » les conclusions que Marx et Engels avaient tirées de la Commune de Paris, et la « rectification » du Manifeste communiste qui en résultait 20 . 2. En conséquence, l¹opportunisme a déformé, dénaturé la théorie marxiste de la lutte des classes et de l¹Etat, de façon à pouvoir présenter la théorie de la lutte des classes sans la théorie de la dictature du prolétariat 21 . 3. Dans ces conditions, l¹opportunisme n¹a été marxiste (et révolutionnaire) qu¹en apparence, « en paroles », en intention et en promesses, mais non réellement, en pratique. Il n¹a pas pratiqué le marxisme, mais une « phraséologie marxiste », qui relève de «l¹hypocrisie 22 ». 19. OEuvres complètes, tome XXI, p. 152. 20. Cf. notamment OEuvres compiètes, tome XXV, p. 439-440, 518-520. 21. Cf. notamment OEuvres complètes, tome XXV, p. 416, 418, 446, 513, etc. 22. Cf. par exemple OEuvres complètes, tome XXI, p. 226 ; tome XXV, p. 457 ; etc. 284 MATÉRIALISM ET IDÉALISME De ces accusations, Lénine apporte les preuves, en citant, expliquant et développant longuement les textes de Marx et d¹Engels, en les confrontant aux commentaires de Kautsky et de Plékhanov, à leurs oeuvres et à leurs actes. Nous entendons bien que la forme de cette critique est commandée par les conditions pratiques dans lesquelles elle a lieu : il s¹agit de faire juges les masses de militants ouvriers révolutionnaires, et ils ont largement sanctionné ce jugement, en fondant et rejoignant les partis communistes. Mais, dans la lettre même de cette argumentation, une contradiction doit aussi nous apparaître après coup, précisément à cause de ses immenses effets pratiques. Tous ces arguments ont un point commun, qu¹on aura relevé : ils présupposent en fait l¹existence d¹un point « fixe » du marxisme, d¹un repère théorique préexistant à la déviation opportuniste, d¹une ligne juste déjà donnée (dont on s¹est écarté). Pour que le marxisme puisse être « oublié » et « déformé », pour qu¹il puisse être retrouvé sous une phraséologie hypocrite, il faut qu¹il soit d¹abord constitué et fixé. C¹est précisément ce qui fait problème. Que signifie en effet cette « existence » du marxisme authentique, à laquelle on pourrait ainsi mesurer l¹ampleur et le sens d¹une déviation ? Elle signifie, dans l¹argumentation de Lénine, au moins trois choses matérielles, chacune selon sa modalité. Elle signifie d¹abord que les textes de Marx et Engels existent, puisqu¹ils sont écrits et publiés (parfois au prix d¹une longue lutte politique, qui est déjà un combat contre l¹opportunisme, comme dans le cas de la Critique du Programme de Gotha : ce ne peut être un hasard) ; donc on peut les lire. Elle signifie ensuite que s¹est formée d¹emblée au moins une tendance organisée qui a pu et dû rompre historiquement avec l¹opportunisme, et ainsi lutter contre lui sans aucune concession (le bolchevisme). Elle signifie enfin qu¹il y a une contradiction inconciliable entre la position d¹opportunisme et de trahison des dirigeants de la social-démocratie et la tendance révolutionnaire des masses elles-mêmes (ce qui fait que la « faillite » de la IIe Internationale n¹est pas celle des masses mais celle des dirigeants, non la fin de l¹internationalisme, mais au contraire une condition de son développement et de l¹unité réelle du prolétariat : car l¹unité du prolétariat, c¹est la séparation d¹avec les éléments bourgeois de la social-démocratie 23). Que traduisent avant tout ces constatations ? Ce simple fait, décisif, que Lénine, étudiant et dénonçant les causes de l¹opportunisme, ne se place pas du point de vue de la tendance opportuniste elle-même, comme si elle était la seule, comme si elle était par nature la tendance 23. Cf. OEuvres complètes, tome XXI, p. 15, 105, 150, 462. 285 historiquement dominante, à long terme (même lorsqu¹il dit : elle est momentanément dominante dans les organisations de la classe ouvrière). Il se place au contraire (« stratégiquement », dira Mao) du point de vue de la tendance opposée, de la tendance objective de la classe ouvrière à embrasser une idéologie révolutionnaire, et du point de vue des moyens pratiques et théoriques de réaliser et d¹accélérer cette tendance. Cependant, ces constatations sont tout à fait problématiques, ou plus exactement, elles sont circulaires : elles présupposent le résultat du processus historique sous la forme d¹un « donné » préalable. Le problème n¹est pas seulement, en effet, que les masses soient objectivement portées à se séparer des dirigeants opportunistes de la social-démocratie : le problème de l¹heure, en 1915-1920, c¹est la constitution d¹organisations révolutionnaires de forme nouvelle (communistes) dans tous les pays, à l¹exemple du bolchevisme. Le problème n¹est pas seulement que les textes authentiques de Marx et Engels « existent », car l¹existence des textes marxistes n¹est pas l¹existence du marxisme : le problème de l¹heure, c¹est de savoir où et comment ils existent, c¹est qu¹ils soient connus et reconnus du mouvement ouvrier. En constatant l¹existence du marxisme, « oublié » et « dénaturé » par l¹opportunisme, Lénine, au moment même où il l¹accomplit, obscurcit en partie le sens et la portée historique de sa lutte contre l¹opportunisme : une lutte nouvelle pour une théorie marxiste qui surmonte les tendances à l¹économisme et au réformisme, une lutte nouvelle pour la diffusion des idées révolutionnaires du marxisme dans les masses, donc une lutte pour une forme nouvelle, et supérieure, de fusion du marxisme et du mouvement ouvrier. Une lutte qui doit d¹abord aller a contre-courant. De cette difficulté, qui conduit finalement Lénine à présenter son objectif réel sous une forme « inversée », nous pouvons trouver l¹indice dans la forme même d¹une question que Lénine pose (et se pose) avec insistance. Une question paradoxale, que nous pourrions dire elle aussi « introuvable » dans la théorie marxiste et, par là même, prise à la lettre, nécessairement insoluble : à partir de quand, à partir de quel texte Kautsky a-t-il en fait « abandonné » le marxisme, soit en pratique, soit en paroles ? Quand peut-on dire que Kautsky était « encore » marxiste, quand faut-il dire qu¹il a « cessé » définitivement de l¹être ? A cette question, tantôt Lénine répond en donnant une date (par exemple celle de la brochure Le Chemin du pouvoir, 1909) après laquelle Kautsky aurait abandonné le marxisme, tantôt il répond en montrant que dès le début, c¹est-à-dire dès l¹époque de sa lutte contre le « révisionnisme » de Bernstein, Kautsky ne luttait contre l¹opportunisme qu¹en lui faisant des concessions de fond. Or cette question n¹est que la contrepartie du principe impliqué dans la critique de Lénine : celui de la 286 MATÉRIALISM ET IDÉALISME préexistence du marxisme authentique à ses luttes de tendances et à ses déviations, principe qui entraîne à son tour la possibilité d¹un jugement rétrospectif, téléologique, sur l¹histoire de l¹opportunisme. Dirons-nous que ce principe introduit chez Lénine, au moins dans la forme de sa critique (mais cette forme peut être historiquement déterminante), un élément d¹idéalisme ? Pourquoi ne pas le dire, puisque tout se passe ici comme si Lénine n¹avait pu critiquer Kautsky qu¹en retournant contre lui son propre concept idéologique du marxisme : le concept de l¹ « orthodoxie », qui emporte avec lui son contraire, celui de l¹erreur, de l¹hétérodoxie et de l¹hérésie. En présentant finalement sa critique en ces termes (mais n¹oublions pas que c¹en est l¹aspect secondaire, contredit par son contenu), il est possible de dire que Lénine préparait lui-même certaines des conditions qui permettraient plus tard de présenter à son tour le léninisme comme une « orthodoxie », c¹est-à-dire comme un dogme. Non pas, comme le voudraient les critiques bourgeois du léninisme, à cause du contenu de sa critique (car Lénine avait mille fois raison de défendre sans concessions la position de parti révolutionnaire face à la trahison, à l¹idéologie bourgeoise de la social-démocratie), mais à cause de cet élément (et de cet élément seul) dans la forme théorique de sa critique. La même difficulté se manifeste d¹ailleurs en ce qui concerne l¹analyse de la situation de l¹opportunisme dans le mouvement ouvrier lui-même, donc sa nature de classe. On se souvient que Lénine avait, dès 1908, caractérisé le révisionnisme d¹une façon contradictoire : dans le mouvement ouvrier, « sur le terrain » du marxisme, mais marginal, représentant un corps étranger au prolétariat et au mouvement ouvrier, une enclave bourgeoise ou petitebourgeoise. Ce problème (proprement « topique ») acquiert une importance beaucoup plus grande lorsqu¹il concerne non une fraction isolée et extrême de la social-démocratie, mais la majorité de ses dirigeants et de ses théoriciens. Comment penser alors le statut contradictoire de cette direction : à la fois « extérieure » au mouvement des masses, auprès de qui elle joue le rôle d¹un cheval de Troie de la bourgeoisie, et en même temps « intérieure », puisqu¹elle représente, pour un temps (de 1870, ou de 1889, à 1914), la forme historique nécessaire de la diffusion du marxisme, de l¹organisation de masse des ouvriers révolutionnaires ? Opposer l¹opportunisme des dirigeants à l¹instinct de classe des masses, c¹est mettre en évidence une contradiction réelle : ce n¹est pas expliquer pourquoi, dans une conjoncture donnée, cette contradiction reste insoluble. 4. Je suggérerai que ces difficultés sont pourtant, dans le principe, résolues par Lénine lui-même, ou, si l¹on préfère, qu¹elles disparais- 287 sent dès lors que, prenant appui sur le contenu même des critiques de Lénine, nous procédons à un renversement de perspectives, pour « redresser » les formulations isolées que nous venons d¹évoquer. Du même coup, dans la ligne de Que faire ? et de la lutte contre le révisionnisme, nous pourrons découvrir chez Lénine les éléments d¹une théorie de l¹histoire du marxisme qui est à la fois beaucoup plus matérialiste et beaucoup plus dialectique que tout ce que nous pouvons trouver chez ses prédécesseurs. Une théorie qui est encore aujourd¹hui « en avance » sur la façon dont la plupart des marxistes et des léninistes se représentent cette histoire. A la base de cette théorie, il faut en effet placer deux « découvertes » corrélatives de Lénine, dont chacune mériterait une étude particulière, détaillée : l¹une concernant le principe théorique de l¹opportunisme et de sa variation; l¹autre concernant ses bases matérielles dans l¹histoire présente. La première grande « découverte » de Lénine, qui permet de reprendre les thèses de 1908 en les ajustant, c¹est le fait que la forme fondamentale de l¹opportunisme dans l¹histoire du marxisme après Marx n¹est ni le « révisionnisme » ni le « gauchisme », mais ce qu¹on pourrait appeler l¹opportunisme « du centre », dont les déviations extrêmes, immédiatement perçues et perceptibles (parce qu¹elles en viennent rapidement à proposer des « corrections » au marxisme) ne représentent que des effets et des variantes. C¹est le fait que le noyau théorique de l¹opportunisme réside dans l¹économisme marxiste lui-même, c¹est-à-dire dans l¹interprétation mécaniste et évolutionniste, non dialectique, du matérialisme historique : dans le « renversement » interne de sa problématique, qui cherche à penser la lutte de classes sans la dictature du prolétariat, et finalement l¹existence des classes sans la lutte de classes dont elles sont le produit. Révisionnisme et gauchisme apparaissent dès lors comme des effets seconds, parfois paradoxaux (puisqu¹ils opposent à l¹économisme le volontarisme ou l¹humanisme qu¹il implique déjà lui-même), de l¹économisme, qui est, pour toute une époque, la déviation interne fondamentale du marxisme. La seconde grande « découverte » de Lénine permet d¹expliquer ce fait : elle en montre la base matérielle, non pas sous la forme d¹un phénomène de survivance, ou qui reste marginal, mais sous la forme d¹une contradiction profonde, liée à la phase historique actuelle de l¹histoire du capitalisme. Pour le dire abstraitement, cette contradiction tient à ce que la théorie marxiste, pas plus que le mouvement ouvrier, pas plus que le prolétariat lui-même, ne sont extérieurs au développement de la société capitaliste et de ses contradictions. Ils n¹y sont pas, selon le mot de Spinoza, « comme un empire dans un autre empire ». Les contradictions matérielles de la société capitaliste 288 MATÉRIALISM ET IDÉALISME se reflètent dans le prolétariat et dans ses organisations, donc dans la théorie marxiste, en y produisant sans cesse de nouveaux effets. De cette contradiction, Lénine relève toujours simultanément deux aspects. D¹abord la contradiction inhérente à l¹existence et à l¹organisation des partis de la classe ouvrière, qui sont les organisations nécessaires de sa lutte de classe contre l¹Etat bourgeois (ce que l¹anarchisme et le spontanéisme ignorent), et en même temps affectés de l¹intérieur par l¹existence et la forme de l¹appareil d¹Etat bourgeois : « Nous ne nous passons pas de fonctionnaires en régime capitaliste, sous la domination de la bourgeoisie. Le prolétariat est opprimé, les masses laborieuses sont asservies par le capitalisme. En régime capitaliste, la démocratie est rétrécie, comprimée, tronquée, mutilée par cette ambiance que créent l¹esclavage salarié, le besoin et la misère des masses. C¹est pour cette raison, et seulement pour cette raison, que dans nos organisations politiques et syndicales les fonctionnaires sont corrompus (ou plus exactement ont tendance à l¹être) par l¹ambiance capitaliste et manifestent une tendance à se transformer en bureaucrates, c¹est-à-dire en personnages privilégiés, coupés des masses et placés au-dessus d¹elles. Là est l¹essence du bureaucratisme. Et tant que les capitalistes n¹auront pas été expropriés, tant que la bourgeoisie n¹aura pas été renversée, une certaine ³ bureaucratisation ² des fonctionnaires du prolétariat eux-mêmes est inévitable 24. » L¹opportunisme a donc une base politique, inséparable de l¹existence même des organisations et de partis prolétariens. L¹histoire des partis prolétariens est celle de cette contradiction, de ses effets et de ses « solutions ». Pour la comprendre il faut faire une théorie des appareils idéologiques d¹Etat bourgeois de leur jeu concerté et de la lutte de classes qui s¹y déroule. Mais l¹opportunisme a aussi une base économique : à l¹époque de l¹impérialisme, le développement inégal du capitalisme, le partage et le pillage du monde entier par le capital concentré dans quelques nations impérialistes ont pour résultat la division inévitable de la classe ouvrière, la formation tendancielle d¹une « aristocratie ouvrière » : ils tendent à la fois, nous dit Lénine, à aggraver l¹exploitation pour la majorité du prolétariat (et la prolétarisation des masses de travailleurs non salariés dans le monde entier) et à atténuer (même provisoirement et dérisoirement, au regard de l¹accumulation capitaliste) l¹exploitation pour une minorité de prolétaires, qui appartiennent précisément, pour l¹essentiel, aux pays impérialistes « avancés » dans 24. L¹Etat et la Révolution, OEuvres complètes, tome XXV, p. 525-526. 289 lesquels s¹est d¹abord développé le mouvement ouvrier. C¹est cette division tendancielle qui constitue, en dernière analyse, la base permanente de l¹opportunisme, sous ses différentes formes, dans le marxisme, et qui y produit ses effets précisément à cause de la « fusion » sans cesse plus avancée entre le marxisme et le mouvement ouvrier. Mais c¹est aussi le développement de l¹impérialisme, l¹aggravation des antagonismes de classes sur une échelle élargie, qui suscitent la critique de l¹opportunisme, le renforcement de la tendance révolutionnaire. Une telle explication, dont Lénine nous a donné les premiers éléments, suppose que nous considérions le marxisme non comme donné une fois pour toutes dans l¹oeuvre de Marx et d¹Engels (dans les textes qu¹ils nous ont légués), mais comme produit dans un procès ininterrompu, qui dépend du rapport pratique du marxisme au mouvement ouvrier, et dans lequel la lutte entre l¹idéologie bourgeoise et l¹idéologie prolétarienne se poursuit encore, non pas comme un phénomène « étranger au marxisme » (selon l¹expression courante), mais comme le « moteur » même de son développement. Une telle explication est matérialiste parce qu¹elle peut désigner et analyser les bases historiques du développement théorique et leur transformation. Elle est dialectique, parce qu¹elle montre la liaison nécessaire entre la production d¹énoncés nouveaux, représentant un accroissement de nos connaissances objectives, et la rectification des énoncés théoriques existants (dont la lettre fait place, par son inachèvement même, à des interprétations divergentes, les unes révolutionnaires et progressives, les autres révisionnistes et régressives). Dialectique encore, parce qu¹elle montre que la contradiction est à l¹oeuvre dans le développement de la théorie, sous des formes spécifiques. Parce qu¹elle montre que la vérité objective du marxisme n¹est pas à l¹origine et en deçà de ses luttes internes, mais en est au contraire le résultat. Parce qu¹elle permet ainsi d¹échapper au dilemme du « dogmatisme » (la vérité est éternelle, elle ne change pas, elle ne se transforme pas) et de l¹éclectisme (il n¹y a pas de vérité absolue, il n¹y a que des « vérités relatives », des opinions subjectives, autrement dit pas de vérité du tout). Parce qu¹elle permet ainsi de comprendre pourquoi l¹histoire du marxisme est à chaque moment ouverte sur de nouveaux développements objectifs. Allons jusqu¹au bout de cette conception : cela veut dire que, dans l¹histoire du marxisme, il y a un « noyau » de connaissances objectives, de « vérité absolue », qui s¹enrichit sans cesse, précisément parce qu¹il n¹y a pas de point fixe antérieur au conflit des tendances, pas de ligne juste qui soit tracée une fois pour toutes dans le rapport de la théorie à la pratique. Car c¹est ce conflit qui produit, à l¹épreuve de la pratique, une ligne juste. Et par conséquent il n¹y a 290 MATÉRIALISM ET IDÉALISME pas d¹autre fidélité au marxisme que son développement et sa transformation, avec tous les risques que cela comporte. Cela, peut-être Lénine ne pouvait-il pas le dire exactement ainsi : mais c¹est dans la mesure même où toute son activité théorique en était la preuve en acte. Lénine se désigne comme retrouvant la véritable théorie de Marx et Engels, que l¹opportunisme oublie et dénature : mais c¹est en réalité l¹action de Lénine et des bolcheviks qui a, pour la première fois, inscrit réellement la théorie de Marx sur la dictature du prolétariat (et les textes qui l¹exposent) dans la pratique du mouvement ouvrier et donc dans sa « conscience » théorique. Lénine rectifie Kautsky et, à travers cette rectification, il ajoute quelque chose à Marx et Engels, qu¹ils n¹avaient pu anticiper réellement. Lénine désigne l¹exactitude et la fidélité à la théorie révolutionnaire de Marx et Engels comme une condition préalable, dans le temps même où il la produit comme le résultat d¹une pratique à la fois théorique et politique, que rien ne garantissait au départ. C¹est que Lénine (et avec lui les révolutionnaires bolcheviques) subissait, pour la première fois dans l¹histoire du marxisme (mais non la dernière, sans doute), les effets d¹une conjoncture révolutionnaire, au cours de laquelle la théorie et la pratique du mouvement ouvrier ont à se refondre sur des bases nouvelles. Aujourd¹hui encore, sous des formes très différentes, le mouvement ouvrier est divisé ; il y a en son sein des tendances à l¹opportunisme, il y a donc des tendances révolutionnaires, qui fusionnent et fusionneront avec le mouvement des masses. A nous de savoir en analyser les causes, et les traiter non de façon éclectique, en cherchant leur « conciliation », mais de façon dialectique. Etudions l¹histoire du marxisme et du mouvement ouvrier : cette étude ne suffira pas à nous découvrir les chemins du présent, mais elle nous fournira les moyens de la nécessaire lutte de classes dans la théorie. 291 Table Avertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 I. KARL MARX ET LE MARXISME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 1. Les étapes de la politique de Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 1. La jeunesse de Marx (1818-1847) : du démocratisme révolutionnaire bourgeois à l¹internationalisme prolétarien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 2. Les révolutions de 1848 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 3. ³ Le Capital ² et l'lnternationale (1850-1871) . . . . . 27 a) La préparation du ³ Capital ² (28). b) L¹Internationale (29). 4. La Commune, la fin de l¹lnternationale, les dernières oeuvres de Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 a) La « trouvaille » historique des communards (34). b) La dictature du prolétariat (39). c) La fin de l¹Internationale (41). d) La dernière période (44). 2. La théorie de Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 1. Classes et luttes de classes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46 2. Capital et travail salarié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 a) Le mouvement du capital (49). b) L¹origine de la plus-value (50). c) Travail et surtravail (51). d) Les deux formes de la plus-value (53). e) L¹accumulation (55). f) Les « lois économiques » du capitalisme (58). g) Les contradictions du capitalisme (61). 3. Conclusion : le matérialisme historique . . . . . . . . . . . 62 293 II. LA RECTIFICATION DU ³ MANIFESTE COMMUNISTE ² . . . . . . 65 1. Les thèses du ³ Manifeste ² sur l¹Etat du prolétariat . . 73 1. Une définition de l¹Etat. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 2. Une définition de la révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 3. Le processus révolutionnaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 4. La « fin de la politique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 2. Les leçons de la Commune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 3. La rectification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 1. Nouvelle définition de l¹Etat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 2. Une nouvelle pratique de la politique. . . . . . . . . . . . . 94 III.PLUS-VALUE ET CLASSES SOCIALES (Contribution à la critique de l¹économie politique). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 1. Mode de production capitaliste et théorie de la plusvalue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 L¹impossible histoire économique du capitalisme . . . . 111 Problématique des modes de production historiques . . 115 Le mode de production capitaliste : la plus-value . . . . 119 Le mode de production capitaliste : base et superstructure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Formation sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 2. Le premier aspect de l¹antagonisme de classes : prolétariat et capital . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 « Fractions » et division tendancielle de la classe ouvrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138 Procès de reproduction et histoire du prolétariat . . 145 3. Le second aspect de l¹antagonisme : capital et bourgeoisie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 Transformations historiques de la propriété capitaliste. Impérialisme et domination du capital monopolist . . 163 Unité et contradictions de la bourgeoisie comme classe . 167 « ... et pour conclure, la ³ lutte de classes ², qui est le mouvement et la résolution de toute cette merde » . . . . . 178 ANNEXE. LÉNINE, LES COMMUNISTES ET L¹IMMIGRATION . . . . . 193 Lénine et l¹immigration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196 Immigration et impérialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Immigration et révolution technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 Les communistes et l¹immigration. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 294 IV. SUR LA DIALECTIQUE HISTORIQUE (Quelques remarques critiques à propos de ³ Lire Le Capital ²) . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 1. A propos de la « théorie du fétichisme » . . . . . . . . . . . . . 206 L'analyse du fétichisme et sa place dans ³ Le Capital ² . 208 Les contradictions d'une dialectique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Fétichisme ou idéologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 2. Sur la détermination « en dernière instance » et la « transition » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 Y a-t-il une « théorie générale des modes de production » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 230 Problématique idéologique ou problématique scientifique de la « périodisation » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 L¹équivoque persistante du concept de « reproduction » . 235 Il n¹y a pas de « théorie générale » de la transition historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 Soustraire du concept de « tendance » tout évolutionnisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 V. MATÉRIALISME ET IDÉALISME DANS L¹HISTOIRE DE LA THÉORIE MARXISTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 1. Histoire de la théorie, histoire du mouvement ouvrier : l¹impossible objectivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252 2. Marx et Lénine historiens du marxisme . . . . . . . . . . . . . 259 Marx et les « théories sur la plus-value » . . . . . . . . . . 260 Lénine et les « déviations » du marxisme . . . . . . . . .. 272 295 ACHEVÉ D¹IMPRIMER EN SEPTEMBRE 1974 SUR LES PRESSES DE L¹IMPRIMERIE AUBIN 86 - LIGUGÉ / VIENNE DÉPÔT LÉGAL : 3e TRIMESTRE 1974 No D¹ÉDIT. : 702. ‹ No D¹IMPR. : 7805. 1er T I R A G E : 3 300 E X E M P L A I R E S CINQ ÉTUDES DU MATÉRIALISME HISTORIQUE Je rassemble ici cinq études du matérialisme historique, rédigées au cours des dernières années dans des circonstances différentes, mais dans le cours d¹un même travail. Je le précise d¹emblée : des études du matérialisme historique, ce ne sont pas des interprétations, des recherches « originales », encore moins les chapitres d¹un traité. Mais quelques éléments du travail d¹apprendissage permanent que la théorie marxiste requiert des militants révolutionnaires que nous voulons être. La théorie marxiste n¹est pas, spontanément, « bien connue » de tous ceux qui l¹invoquent. Elle ne peut etre réduite à des citations, bien qu¹elle exige la connaissance détaillée tes textes « classiques ». Elle doit être étudiée à la lumière de la pratique et des problèmes politiques de notre temps, mais non pas mise au service d¹une ligne conjoncturelle, pour lui fournir des garanties d¹authenticité idéologique immédiates. Elle ne peut être étudiée indépendamment de l¹histoire du mouvement ouvrier, dont elle représente la forme concentrée d¹organisation. C¹est donc une tâche politique, collective, ininterrompue, c¹est le lieu et l¹enjeu d¹une lutte incessante entre plusieurs voies, qui est une forme spécifique de la lutte des classes. Le matérialisme historique définit et analyse concrètement deux réalités indissociables : le processus de l¹exploitation capitaliste et le processus de la révolution prolétarienne. Ses vrais « concepts fondamentaux » sont donc ceux de la plus-value et de la dictature du prolétariat, irréductibles à toute l¹idéologie bourgeoise, et dont l¹énoncé même requiert l¹actualisation permanente, dans chaque conjoncture historique. Le champ du matérialisme historique, c¹est l¹unité des problèmes de le plus-value et de la dictature du prolétariat; c¹est l¹analyse de l¹exploitation capitaliste du point de vue de la révolution prolétarienne. Sur ce terrain, que nous n¹avons pas fini d¹explorer, le marxisme n¹a cessé de progresser en se rectifiant lui-même. Il est devenu le « marxismeléninisme ». Il doit parcourir de nouvelles étapes. E. B. FRANÇOIS MASPERO, 1, PLACE PAUL-PAINLEVÉ, 75005 PARIS